LE PRODIGUE CHEZ GIDE : ESSAI DE CRITIQUE ÉCONOMIQUE DE L'ACTE GRATUIT, de David A. Steel
On a trop souvent perdu de vue, dans les commentaires sur l'acte gratuit de Lafcadio, cette autre signification, au premier abord plus banale, de l'adjectif : qui n'exige pas de paiement. A la lumière de cette acception, tout le concept de l'acte gratuit se prête à une interprétation économique. Gide d'ailleurs nous indique par le choix qu'il fait de son vocabulaire dans Les Caves du Vatican que l'acte est intimement lié à la notion de richesse.
Dans Les Caves, Julius de Baraglioul imagine un acte gratuit accompli « par luxe, par besoin de dépense, par jeu ». Il continue d'ailleurs à faire le portrait de son héros dans les mêmes termes financiers. Du point de vue catholique, dit-il, « l'âme la mieux dressée est celle qui tient le mieux ses comptes », puis, « Admettons-nous une âme qui ne tient plus de comptes du tout », une âme, dira-t-il plus loin, « échappée [...] au calcul » (p. 816-817). Or, précisément, ne pas tenir de comptes est le privilège du riche, mais du riche munificent. De même l'amour du calcul s'apparente à l'avarice. Le héros de Julius, riche et généreux, serait donc à l'autre pôle de l'avarice, de la vieillesse thésauriseuse. A son insu, bien sûr, Julius brosse là le portrait d'un Lafcadio idéal, de Lafcadio tel qu'il se voudrait être et non pas tel qu'il est, amalgame complexe d'aspirations et de faiblesses.
Protos nous donne une description de son ami Lafcadio dans les mêmes termes monétaires que Julius a employés pour peindre son héros, termes de calcul, de chiffres, de comptes et de dépenses.
Ainsi, de ces cadres sociaux qui nous enserrent, un adolescent a voulu s'échapper [...] il n'apportait à cela, je présume, pas grand calcul... je me souviens, Cadio, combien, dans le temps, vous étiez ferré sur les chiffres, mais que, pour vos propres dépenses, jamais vous ne consentiez à compter (p. 857-858).
Nous savons, d'après le récit que Lafcadio lui-même nous fait de son enfance, qu'il a appris « le calcul » du baron Heldenbruck, un des soi-disant oncles qui gravitaient autour de la belle Wanda, sa mère. « Il avait fait de moi », dit Lafcadio, « ce qu'il appelait complaisamment son caissier, c'est-à-dire qu'il me confiait une fortune de menue monnaie et que partout où je l'accompagnais j'étais chargé de la dépense » (p. 738). Lafcadio donc apprend les arts du calcul et de la dépense dès son bas âge. Un autre « oncle », le marquis de Gesvres, supprimera le frein du calcul tout en accélérant le faible de Lafcadio pour la dépense : « Le marquis de Gesvres aimait frénétiquement la dépense [...] il m'apprit à dépenser sans tenir de comptes et sans m'inquiéter d'avance si j'aurais de quoi suffire à ma fantaisie, à mon désir ou à ma faim » (p. 743).
Le prodigue est un homme qui ne tient pas de comptes. Lafcadio voudrait être cet homme-là et il l'est, en partie, Mais la faiblesse de Lafcadio réside en ce qu'il n'a pas les réserves de caractère qui suppléeraient à son grand acte de dépense. En lui l'enseignement du marquis recouvrira mais n'effacera jamais celui du baron. Le Lafcadio dépensier sera toujours doublé d'un Lafcadio calculateur. Dès les premières pages des Caves on le voit tenir un livre de comptes ou les « punte » s'inscrivent régulièrement. C'est un cadeau d'un troisième « oncle », Fabian Taylor, qui y a mis cette dédicace : « A Cadio, pour qu'il y inscrive ses comptes » ; et, en effet, Lafcadio s'y exerce à une comptabilité mystérieuse que Julius, feuilletant le carnet, écarte comme « un puéril et mesquin marchandage de mérites et de rétributions ». Ne lui reprochons pas de n'avoir pu bénéficier de la leçon de Freud qui nous invite à nous méfier de l'apparente trivialité d'une certaine comptabilité et qui a vu, dans les chiffres anodins du carnet de comptes de Léonard de Vinci, les hiéroglyphes de sa secrète vie affective (p. 716-720) (17). Nous voyons en effet quelques pages plus loin que ces « punte » sont autant de jalons sur la pente pénible que Lafcadio s'efforce de gravir vers le complet contrôle de soi qui, à ses yeux, représente la supériorité d'un homme sur ses semblables.
On sait que la pratique de tenir un carnet de comptes moraux, dans lequel s'inscrivaient péchés et tentations ainsi que bonnes actions, faisait partie jadis de la méthode morale que les théologiens puritains recommandaient à leurs fidèles. Un tel carnet renforçait le souci de l'exactitude morale et du contrôle de soi nécessaires pour devenir digne du salut. L'agenda que tient le narrateur de Paludes parodie ce genre de bréviaire :
Dans mon agenda il y a deux parties : sur une feuille j'écris ce que je ferai, et sur la feuille d'en face, chaque soir j'écris ce que j'ai fait. Ensuite je compare ; je soustrais, et ce que je n'ai pas fait, le déficit, devient ce que j'aurais dû faire (p. 96) (18).
Avec plus de sérieux le vieil Azaïs des Faux-Monnayeurs se rappelle cette pratique de son enfance : «Chacun de nous recevait [....] un carnet où il inscrivait ses défaillances, ses manquements, avec une absolue sincérité » (p. 1017). Lafcadio donc, dans son ambition de maîtriser ses émotions et par la méthode qu'il y emploie, n'est pas exempt de caractéristiques puritaines.
J'examinerai plus loin les rapports entre le puritanisme et les idées de calcul et de contrôle. Constatons seulement pour l'instant que Lafcadio a la manie de compter, comme Gide lui-même, qui nous confie dans le Journal de 1943 : « sans du tout croire à la vertu mystique des chiffres, je compte toujours et sans cesse » (p. 190). Le professeur Delay, citant ce passage du Journal, a analysé l'obsession des nombres, telle qu'elle s'exprime dans Les Cahiers d'André Walter, la rapprochant d'un trait de la psychologie enfantine de Gide :
Pour l'enfant anxieux, le nombre avait une valeur magique, et l'obsédant besoin de compter était un subterfuge, un refuge contre l'angoisse, la quête d'une formule conjuratoire, mais dont la trouvaille à peine escomptée se révèle vain et devient elle-même objet d'inquiétude [...]. L'obsession des nombres et le besoin incoercible, compulsif de compter devaient réapparaître chez André Gide dans les périodes de dépression et de surmenage (19).
Avant de parler à son père, Lafcadio s'impose de compter jusqu'à douze. Plus tard, à l'instant suprême de l'acte supposé spontané, il enchaîné son geste d'un jeu de chiffres identique. Ce soi-disant « être d'inconséquence» avouera lui-même, confidence d'oreiller, qu'il a « l'impunité en horreur » (p. 744 et 871). Admettons volontiers avec Julius « une âme qui ne tient plus de comptes du tout », mais gardons-nous de l'attribuer à Lafcadio, ce faux prodigue à l'âme de comptable.
C'est dire que des éléments d'insuffisance (sentiments d'infériorité, d'insécurité) et de calcul entrent dans l'acte de Lafcadio. Mais ses défauts personnels n'infirment pas notre interprétation de l'acte gratuit tel que Julius ou même Lafcadio l'imaginent. Cet acte-là se signale par son désintéressement. C'est le geste qui n'est pas motivé par le gain, par le désir d'acquérir. Acquérir signifie gagner ; agir gratuitement c'est perdre, c'est dissiper. C'est la notion de dépense qui distingue l'acte gratuit, et une dépense inutile, désintéressée. C'est l'acte par lequel on dépense un surplus d'énergie. C'est donc d'abord l'acte de l'homme qui a trop, l'acte du luxe, de quelqu'un qui possède un surplus d'argent ou de tout autre bien, car dépenser est le privilège de l'homme qui possède. Ce n'est pas par hasard que l'un des premiers auteurs de l'acte libre est le Zeus millionnaire du Prométhée mal enchaîné ni que le plus célèbre est le Lafcadio enrichi de la fin des Caves et non l'impécunieux des chapitres liminaires. Mais c'est aussi l'acte d'une certaine sorte d'homme riche, du riche prodigue, de celui qui ne tient pas de comptes. Avant l'acte, un Lafcadio ne tient compte d'aucun interdit de la morale ; après, il pense n'avoir de comptes à rendre à personne. L'auteur idéal d'un acte gratuit idéal ne considérerait pas le pour et le contre. Il ne monnaierait pas son geste en homme « regardant », mais donnerait en aveugle, en prodigue. Son geste n'est pas celui du calcul, des comptes et des chiffres ; il est étranger à toute idée de mesure (latin : ratio). Au contraire, c'est l'acte non pas rationné mais démesuré, non pas raisonné mais irrationel.
L'homme obsédé par le gain, l'homme « regardant » c'est l'avare. Aux yeux de Gide, lui-même souvent accusé de mesquinerie en matière d'argent, l'avarice est un attribut de la vieillesse (20). Dans son Journal de 1941 il note « la propension à l'avarice des vieillards » (p. 101) et, dans celui de 1944, le « besoin de thésauriser des vieillards » (p. 262). Dans Les Caves on remarque que l'acte gratuit est entrepris par un adolescent et qu'il se réalise, tel l'amour jeune dans la comédie traditionnelle, aux dépens d'un vieillard. On pense au crime de cet autre jeune assassin, Raskolnikoff, ainsi qu'à l'âge de sa victime Ivanovna et à sa profession... usurière (21).
Les Aliona Ivanovna ne manquent pas dans les ouvrages de Gide. Dans ses deux livres les plus complexes, Les Caves du Vatican et Les Faux-Monnayeurs, figurent deux bandes d'escrocs qui ont pour seule impulsion l'amour du gain — chevaliers d'industrie dans la sotie et faux-monnayeurs dans le roman. Dans ce dernier ouvrage la métaphore monétaire, qui n'est apparue jusqu'ici qu'en filigrane à travers l'étoffe d'intrigues consécutives, détermine le titre même du livre. La métaphore se mue en symbole. D'Edouard, personnage central du roman et auteur lui aussi d'un roman intitulé Les Faux-Monnayeurs nous apprenons ce qui suit :
A vrai dire, c'est à certains de ses confrères qu'Edouard pensait d'abord, en pensant aux faux-monnayeurs ; et singulièrement au vicomte de Passavant. Mais l'attribution s'était bientôt considérablement élargie [...]. Son cerveau, s'il l'abandonnait à sa pente, chavirait vite dans l'abstrait, où il se vautrait tout à l'aise. Les idées de change, de dévalorisation, d'inflation, peu à peu envahissaient son livre, comme les thèmes du vêtement le Sartor Resartus de Carlyle — où elles usurpaient la place des personnages (p. 1085).
Nous verrons que l'observation vaut également pour le roman de Gide (22).
On sait que le livre est centré autour de la question de l'authenticité et que les faux-monnayeurs représentent ces personnes qui tentent de substituer de fausses valeurs aux valeurs morales authentiques. Voilà évidemment un jugement quelque peu simpliste car, comme le voit Gide, une valeur n'est jamais absolue et il faut tenir compte de phénomènes tels que la dévalorisation et l'inflation. Bien peu de personnages dans le roman échappent au qualificatif de faux-monnayeur. On peut cependant dire que certains d'entre eux s'opposent aux profiteurs que sont Strouvilhou, Passavant ou Lady Griffiths.
Edouard, par exemple, est conscient en lui de « cette forme antiégoïste de décentralisation » qui « volatilise [...] le sens de la propriété — et, partant, de la responsabilité » (p. 987). Olivier Molinier ressent un semblable besoin de se donner, mais qui s'exprime par un biais quelque peu différent, l'ultime dépense gratuite de soi-même dans le suicide :
Sais-tu l'acte par lequel il me semble parfois que je m'exprimerais le mieux? [...] je comprends admirablement Dmitri Karamazov, lorsqu'il demande à son frère s'il comprend qu'on puisse se tuer par enthousiasme, par simple excès de vie... par éclatement (p. 1151).
L'impulsion d'Olivier s'apparente à celles de Michel et de Lafcadio par la notion d'excès. Elle est seulement plus intériorisée, plus introvertie, aboutissant ainsi au suicide et non pas au meurtre. Appartiennent également à cette catégorie de gens « qui éprouvent le besoin d'agir contre leur propre intérêt » des personnages aussi disparates que le vieux La Pérouse, qui, bien que réduit à la misère, ne s'intéresse qu'aux leçons de piano gratuites qu'il a « vraiment plaisir à [...] donner », ou que Cob-Lafleur, dégoûté par le luxe de Passavant (p. 1025 et 1228).
Bernard Profitendieu vient en tête de ces personnages plus désintéressés. Avec lui Gide renoue avec la figure littéraire du prodigue pauvre, avec le frère puîné de l'enfant prodigue des Écritures. Il s'en était écarté avec Lafcadio ou plutôt il avait hésité entre le Lafcadio pauvre du début des Caves et l'héritier des chapitres ultérieurs. Bernard est pauvre. Il n'en est pas moins enfant prodigue, ayant quitté le foyer paternel avec, pour seule fortune, l'énergie de sa jeunesse et son cœur généreux. Gide insiste sur cette générosité. Lorsque, escaladant les sommets alpins, Bernard pense aux attributs de l'humanité que lui cachent les nuages, c'est l'avarice des hommes qui lui vient d'abord à l'esprit. S'il quitte sa famille, c'est parce qu'il a pris en horreur le luxe et le confort qui y règnent (p. 1069 et 1093). Il regimbe contre de telles valeurs bourgeoises et veut leur substituer d'autres, plus personnelles. La fausse pièce qu'il trouve dans une épicerie de Saas-Fée l'intéresse mais ne le satisfait pas. Il voudrait atteindre à la riche probité d'un napoléon d'or :
Oh ! Laura ! je voudrais tout le long de ma vie, au moindre choc, rendre un son pur, probe, authentique. Presque tous les gens que j'ai connus sonnent faux. Valoir exactement ce qu'on paraît ; ne pas chercher à paraître plus qu'on ne vaut (p. 1093) (23).
Certes il vit aux frais d'Edouard, mais il pense s'acquitter de sa dette « dès qu'il aurait monnayé les richesses dont il soupesait en son cœur l'abondance » (p. 1078). Nous assistons aux efforts répétés que Bernard fait pour trouver la personne ou la cause dignes d'être le but de son « amoureux besoin de don, de sacrifice ». Il promène son ardeur dans le vide, tour à tour déçu par Laura, Edouard, Dieu et l'Action française, jusqu'au moment où son ange gardien lui apprend que : « le temps est venu de faire tes comptes » (p.1209) (24). Encore un enfant prodigue qui, comme Lafcadio, fait ses comptes ! Qu'est-ce à dire ? Simplement peut-être qu'il ne faut interdire le retour à personne, encore moins à l'enfant prodigue (25).
On voit jusqu'à quel point la métaphore économique a empiété sur la conception que Gide se fait de ses personnages dans Les Faux-Monnayeurs. On y rencontre même un professeur qui élabore certaine théorie du sommeil, accumulation avare du moi dont l'action vient réparer « les dépenses et ce trafic d'échanges qu'est la vie » (p. 1089). A l'aide d'un véritable concetto Strouvilhou clame sa théorie monétaire de la littérature :
Nous vivons sur des sentiments admis et que le lecteur s'imagine éprouver, parce qu'il croit tout ce qu'on imprime ; l'auteur spécule là-dessus comme sur des conventions qu'il croit la base de son art. Ces sentiments sonnent faux comme des jetons, mais ils ont cours. Et, comme l'on sait que « la mauvaise monnaie chasse la bonne », celui qui offrirait au public de vraies pièces semblerait nous payer de mots. Dans un monde où chacun triche c'est l'homme vrai qui fait figure de charlatan. Je vous en avertis : si je dirige une revue, ce sera pour y crever des outres, pour y démonétiser tous les beaux sentiments et ces billets à ordre : les mots (p. 1198) (26).
Edouard, de son côté, expose sa petite théorie économique de la littérature, plus modeste mais tout aussi paradoxale que celle de Strouvilhou : «La peste soit des économies [...] Cela fait, en art, les prolixes » « Pourquoi ? » « Parce qu'ils ont peur de rien perdre» (p. 1140). Reste à prouver que la générosité mène à la litote. Edouard fait également une distinction entre deux sortes de personnes : les généreux, ceux qui se donnent sans calcul, et les parcimonieux qui tiennent compte d'eux-mêmes. Douviers, le mari de Laura, appartient à cette seconde catégorie : « il ne s'oublie jamais dans ce qu'il éprouve, de sorte qu'il n'éprouve jamais rien de grand. Ne me poussez pas trop là-dessus. J'ai mes idées ; mais qui répugnent à la toise et que je ne cherche pas trop à mesurer. Paul-Ambroise a coutume de dire qu'il ne consent à tenir compte de rien qui ne se puisse chiffrer ; ce en quoi j'estime qu'il joue sur le mot " tenir compte"; car " à ce compte-là " comme on dit, on est forcé d'omettre Dieu » (p. 1184) (27).
Fort de l'exemple d'Edouard peut-on avancer qu'une semblable caractérologie éclaire les personnages de l'œuvre de Gide? Si l'on développe la correspondance que l'analyse précédente nous a permis d'établir entre l'attitude économique et l'attitude morale de certains personnages, ne peut-on voir se dessiner deux caractères-types que l'on pourrait appeler le prodigue et l'économe, et dont les attributs économiques, psychologiques et moraux répondraient à cette nature fondamentale ? Ainsi, au goût de la dépense, qui serait la caractéristique économique du prodigue, correspondrait, au niveau psychologique, un manque d'inhibitions, et, sur le plan moral, l'amoralisme. L'économe, au contraire, se caractériserait par l'épargne, le refoulement sexuel et le puritanisme.
Ici, avec la figure du puritain économe, s'ouvre toute une perspective qui, bien qu'elle nous éloigne temporairement du plan littéraire vers les domaines de l'histoire économique et de la sociologie religieuse, nous intéresse dans la mesure où elle confirme le rapprochement entre puritanisme et goût de l'épargne. M. Weber, dans son essai Die protestantische Ethik und der Geist des Kapitalismus (1904-1905) analyse ce qui, dans la morale du protestantisme ascétique des seizième et dix-septième siècles, aurait pu contribuer à la consolidation du capitalisme en tant que technique et qu'éthique économiques chez la petite et la moyenne bourgeoisie. Textes à l'appui il discerne un levier puissant travaillant dans le sens du capitalisme dans une religion qui, tout en condamnant l'amour de l'argent et le goût luxueux de l'acquisition, voyait néanmoins une vie de travail systématique et continu comme la meilleure preuve de cette foi sans laquelle il n'y a point de grâce divine. Quand, dit Weber, une limitation morale à la consommation va ainsi de pair avec un déclenchement de l'activité lucrative, il en résulte inévitablement de par la pratique ascétique de l'épargne, une accumulation de capital (28). Nous allons voir que la psychologie de La Porte étroite confirme, à l'échelle personnelle, l'analyse plus vaste du sociologue allemand.
En effet, si, revenant au caractère-type de l'économe, que nous avons supposé épargnant, refoulé et puritain, nous prenons comme illustration d'un tel type Alissa (la Rachel des Faux-Monnayeurs en serait une autre), que découvrons-nous ? D'abord elle n'a pas le goût de la dépense ; elle ne parvient pas non plus à surmonter ses inhibitions sexuelles dont l'origine traumatique serait l'exemple de sa mère adultère ; enfin elle est puritaine (comme Lafcadio elle fait usage de cet instrument de perfectionnement puritain que représente le livre de comptes, en l'occurrence son journal). Alissa est celle qui ne se donne pas, qui se retient et se réserve, car la pudeur — la préface à Candaule nous le rappelle — est une réserve. Elle épargne son être et se réserve pour Dieu. Mais une des leçons du récit, et je veux dire par là une des manières possibles de le lire, n'est-ce pas qu'Alissa se fourvoie puisque « Qui veut sauver sa vie la perdra », paradoxe évangélique auquel, sous ses diverses manifestations, telle « si le grain ne meurt », Gide était particulièrement sensible (29). L'Alissa économe est le contrepoint du prodigue de L'Immoraliste. Michel dépense et se dépense. Il gaspille ses réserves économiques ; il perd ses inhibitions sexuelles (plutôt qu'à son homosexualité de moins en moins refoulée, je pense à la consommation tardive de son mariage) ; il devient immoraliste.
Une telle rigueur dans la classification ne tient guère compte cependant de toutes les subtilités de la psychologie. Il n'y a pas dans l'œuvre de Gide de type prodigue ou économe qui soit pur de tout alliage. Alissa après tout se donne à Dieu et n'est pas à mettre au rang du Passavant des Faux-Monnayeurs ou du Protos des Caves qui mettent tout à profit et travaillent pour leur propre gain sexuel ou matériel. Elle agit non par amour du gain dans le sens matériel du terme mais par amour du salut qu'elle cherche dans la renonciation aux joies des sens sinon à la joie tout court. Avec elle toute mesure de désintéressement devient peu précise. Michel présente la même complexité de caractère. C'est un prodigue qui a été économe et sa prodigalité se définit par réaction contre ce qu'il a été. C'est que le plaisir de la dépense est double si l'on a préalablement cultivé l'avarice. En outre il faut remarquer que Michel aussi bien qu'Alissa sont mus par une même horreur du luxe et que tous deux connaissent cette volupté singulière que distille la pratique de l'ascèse et qui est voisine du masochisme. C'est ainsi que Michel dira : « Ma privation me grisait et c'est de soif que j'étais ivre, comme d'autres sont ivres de vin. L'épargne de ma vie était admirable » (p. 458). Si opposés qu'ils soient, Alissa et Michel suivent un même chemin, vers le dépouillement matériel, l'une au nom d'une vérité transcendante, l'autre au nom d'une vérité plus humaine, la sienne. Prodigue et économe se rejoignent dans l'ascèse. En Lafcadio également nous avons vu le mélange déroutant de l'économe et du prodigue, du calcul et de la dépense, tandis que même le généreux Bernard des Faux-Monnayeurs revient à ses comptes. Seul peut-être le frère puîné de l'adaptation de la parabole demeure le prodigue pur — du fait même que son sort nous demeure inconnu.
Il reste que le prodigue, celui qui, à travers de successives incarnations littéraires, se livre à la dépense dans les sens multiples que nous venons d'explorer, représente le héros gidien par excellence :
Drame [comme le dit le Journal de 1930] auquel je reviens sans cesse; je voudrais qu'il transparût aussi dans le troisième acte de mon Œdipe. Le sacrifice du meilleur. Mais c'est dans ce don de soi, cet holocauste, que lui-même s'affirme le mieux et se prouve son excellence (p. 1006).
Il semblerait donc que la figure du prodigue doit sa forme ainsi que sa force au conflit intérieur qui opposait le Gide rentier au Gide chrétien. L'élaboration d'un tel personnage permet à son auteur d'œuvrer dans un sens à la fois contraire à la morale capitaliste et à la morale puritaine, c'est-à-dire contraire à la morale familiale à laquelle le fils Gide voulut échapper.
Mais on ne se défait pas si aisément de toute une jeunesse. Gide ne put abolir en lui l'admiration puritaine pour l'abnégation. Sa pensée a beau osciller entre les deux pôles de l'économie et de la prodigalité, la notion qu'il se fait de celle-ci est teintée de puritanisme en ce qu'elle rejette le luxe et devient une voie vers l'ascèse.
Le prodigue exècre le renoncement moral tout en agréant le renoncement matériel. Mais, différant, par là, de l'économe, il recherche l'ascèse dans la dépense et le don et non pas dans l'épargne et l'investissement. C'est l'intérêt, au sens proprement économique du mot, qui sert de mobile à l'épargne. Or, dit Gide dans le Journal de 1932:
l'art, la science et la philosophie ne valent que désintéressés [...]. Et je n'ai pas besoin de ne pas être moi-même un rentier pour juger un système social qui crée et protège les rentiers ; pour le juger très déplorable (p. 1140).
L'argent du rentier Gide s'accumule sous la forme d'actions qui rapportent un intérêt. Mais l'action — et la citation précédente, sinon tout l'argument que nous venons de présenter, nous invite à passer du plan économique au plan philosophique — l'action, comme l'art et la science, ne vaut que désintéressée. Il faut donc donner, dépenser, prodiguer ses biens, et non seulement ses biens mais son être, se donner, se dépenser, se prodiguer. Il faut trouver l'action derrière laquelle ne se cache aucun intérêt, l'action désintéressée, sans profit. Avec l'idée de l'acte gratuit, Gide essaie d'échapper à un système de valeurs par trop susceptible de fraude, d'inflation, de krachs, à une psychologie à La Rochefoucauld fondée sur l'intérêt, à une morale capitaliste fondée sur le gain (30). Dans cette nouvelle morale la gratuité évince l'intérêt. En développant son idée d'un acte intègre où n'entre nulle idée de profit Gide suppose une psychologie qui tient à la fois du christianisme et du marxisme.
Ainsi, nous voyons l'acte gratuit s'insérer dans une thématique économique qui traduit une tentative de revalorisation de l'action humaine. Dans un langage emprunté au domaine de la finance et que, systématiquement, il transpose sur le plan moral, Gide énonce une éthique de la dépense qui mène, à travers la prodigalité, au don de soi. Elle constitue une recherche du dénuement psychologique, représentant ainsi, à l'échelle de la littérature, l'équivalent d'un effort plus matériel que Gide, se voyant comme un Ménalque «chargé d'insolent luxe» ou un Candaule « cupide accapareur », a fourni pour se déposséder.
Ce dépouillement du moi, ou d'autrui, se caractérise souvent par sa violence. Abolir une partie de son être équivaut à la détruire. Il y a des manières fortes de se donner, meurtre pour Lafcadio, tentative de suicide chez Olivier, « holocauste » du moi pour Œdipe et pour Candaule. On songe à la proclamation du Prométhée mal enchaîné : « Je n'aime pas les hommes ; j'aime ce qui les dévore » (p. 322).
Mais si Prométhée s'est livré à son rapace, c'est pour finalement le tuer et écrire un roman avec sa plus belle plume. Une telle confusion du roman et de l'aigle, de la littérature et de l'élément vorace n'est pas arbitraire. Dans une phrase toute prométhéenne du Journal de 1912, Gide dit d'un homme de lettres anonyme : « C'est un rentier, et, en littérature, je n'aime que ceux qui dévorent leur capital » (p. 356) (31). En 1894 déjà, il a exprimé le même sentiment en des termes plus chrétiens :
C'est en art qu'est vraie également la parole du Christ, « Qui veut sauver sa vie (sa personnalité) la perdra » (p. 49).
L'acte d'écrire devient ainsi intime dépense de soi, indiscrète dissipation de l'être, acte de luxe. « Ce n'est que là où la vie surabonde », écrit Gide dans Prétextes, « que l'art a chance de commencer. L'art naît par surcroît, par pression de surabondance » (32). Le prodigue, en définitive, c'est l'écrivain. Jean Cayrol résume cette attitude littéraire lorsqu'il dit : « J'aime écrire, même si c'est un acte quasi monstrueux. Écrire c'est ne pas tenir de comptes » (33). Quand bien même l'auteur de Lafcadio n'aurait pas souscrit sans réserves à une telle définition, son œuvre a ceci de monstrueux que l'écrivain y opère une destruction partielle du moi en ce qu'il livre une partie virtuelle de son être à l'holocauste littéraire pour, à la fin, renaître, phénix plus beau et plus entier (34).
D. A. STEEL
Notes :
17. Freud, Un Souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, N.R.F., 1927, p. 120-133.
18. Les italiques, ici, sont de moi et non de Gide.
19. La Jeunesse d'André Gide, I, p. 564-565.
20. Certains d'entre ses meilleurs amis l'ont accusé d'avarice et notamment Pierre Herbart qui reconnaîtra pourtant que « cet avare a été généreux ». Du même critique remarquons un autre jugement, qui va tout à rencontre de notre thèse ici : « C'est par légèreté (à cause de Lafcadio, personnage tout à fait épisodique dans son œuvre) qu'on a fait de Gide le père de l'acte gratuit. Rien pourtant qui lui soit plus étranger. La gratuité ne fait pas partie de l'univers gidien. Impressions, lectures, choses et êtres sont classés, jugés, en fonction d'un seul critère : l'utilité. » Voir A la Recherche d'André Gide, Gallimard, 1952, p. 77 et 55.
21. E. J. Hobsbawm, auteur de Primitive Rebels, Manchester, 1959, observe que l'usurier est une des victimes traditionnelles du type du « social bandit ». Voir p. 22.
22. Les thèmes du vêtement à la Carlyle empiètent aussi parfois sur le roman de Gide. C'est ainsi que nous entendons Passavant dire : « J'avais confectionné dans mon cœur pour mon père, un amour filial sur mesure, mais qui dans les premiers temps flottait un peu et que j'avais été amené à rétrécir» (p. 964). Il est vrai que dans Paludes déjà on trouve des images ...de la même étoffe : « Destinées faites sur mesure. Nécessité de faire craquer ses vêtements comme le platane ou l'eucalyptus, en s'agrandissant, ses écorces » (p. 107). L'influence de l'auteur de Sartor Resartus et de On Heroes and Hero-Worship est peut-être plus marquée qu'on n'en a convenu jusqu'ici. [Voir dans ce même fascicule l'article de Mme G. Brée. — N.D.L.R.].
23. Souvent aussi, dans son roman, se référant à une unité économique bien plus ancienne, Gide choisit le sel (source du mot salaire) comme image de la valeur fondamentale, soulignant « le tragique moral » de la parole évangélique : « Si le sel perd sa saveur avec quoi la lui rendra-t-on ? » (p. 969). C'est ainsi que parallèlement à l'idée de la dévalorisation il développe les idées connexes de la dessalaison et de la décristallisation qui reviennent en leitmotiv dans le cours du roman ; la dessalaison dans les discours du biologiste Vincent, qui dit « qu'il y a des espèces de poissons qui crèvent quand l'eau devient plus salée, ou moins, et qu'il y en a d'autres au contraire qui supportent des degrés de salaison variée, et qui se tiennent au bord des courants, là où l'eau devient moins salée, pour manger les premiers quand ils faiblissent » ; la décristallisation dans les réflexions post-stendhaliennes d'Edouard sur la lente désagrégation des cristaux de l'amour conjugal (p. 988-989, 1031 et 1052). Voir, pour un commentaire plus approfondi, J. Grieve, « Love in the work of André Gide », Australian Journal of French Studies, vol. III, n° 2, 1966.
Vincent, enfant prodigue aussi à sa manière, est le seul exemple que Gide nous donne dans son œuvre du joueur. Pourtant, dans le Journal de 1929, on lit (p. 932) « Je ne résiste pas à l'attrait d'un coup hasardeux ; séduction de l'inopiné qui, dans certains cas, mais bien rares, peut mener aux plus fécondes découvertes. Annexe à la psychologie du Joueur. » On pourrait approfondir l'affinité indubitable qui existe entre la psychologie du joueur et celle du prodigue. 24. Il n'y a pas seulement l'ange comptable dans le roman. Le diable aussi y fait ses comptes (p. 973).
25. « [...] puisqu'il ne faut jamais ôter le retour à personne ». Gide met cette citation de Retz en épigraphe au deuxième livre des Caves (p. 707).
26. Les propos de Strouvilhou font penser à une plaisanterie du Journal sans dates : « J'avais lu l'Action française avant de m'endormir ; j'ai fait un cauchemar affreux : l'Odéon, mal défendu par Antoine, conquis par les Juifs, rebâti sur le modèle de la Bourse, n'abritait plus que des gens de finance qui faisaient de la littérature et des arts l'objet de leurs spéculations. Sur chaque auteur en vue on jouait à la hausse et à la baisse ». Nouveaux Prétextes, Mercure de France, 1951, p. 243-246. A Gide le mérite d'avoir prévu l'occupation de l'Odéon tout en se trompant, et comment, d'occupants.
27. Allusion, sans doute, au Valéry mathématicien.
28. Max Weber, L'Ethique protestante et l'Esprit du capitalisme, Plon, 1964, p. 203 sq.
29. Jean, XII, 25 et Journal (Numquid et tu..?), p. 590-604 ; aussi Luc, XVII, 33. Dans « Classicisme », article recueilli dans Morceaux choisis, Gallimard, 1921, p. 93, Gide écrit : « Un grand artiste n'a qu'un souci : devenir le plus humain possible [...]. celui qui fuit l'humanité pour lui-même n'arrive qu'à devenir particulier, bizarre, défectueux... Dois-je citer ici le mot de l'Évangile ? — Oui, car je ne pense pas le détourner de son sens : Celui qui veut sauver sa vie (sa vie personnelle) la perdra; mais celui qui veut la perdre la sauvera (ou, pour traduire plus exactement le texte grec : la rendra vraiment vivante). »
30. Bien qu'il modifiât sa position plus tard, Gide en voulut longtemps à La Rochefoucauld d'avoir ramené la motivation humaine au seul ressort de l'égoïsme et de l'intérêt ; voir Journal, 1921, p. 698 et 1927, p. 835.
31. Il est vrai que le rentier transparaît dans le célèbre « je n'agis pas, je fais agir » du Gide-Protos, qui fait de Gide une sorte d'entrepreneur littéraire (Caves, p. 858).
32. Prétextes, op. cit., 1947, p. 105.
33. Jean Cayrol interviewé dans L'Express du 14-20 mars 1966. Gide citait volontiers la phrase de Renan : « pour pouvoir penser librement, il faut être assuré que ce que l'on écrit ne tirera pas à conséquence », Journal 1912, p. 357. Voir Renan, Dialogues Philosophiques, dans Œuvres complètes, vol. I, Calmann-Lévy, 1947, p. 624-625. .
34. Je regrette vivement de ne pas avoir eu connaissance, lors de la rédaction de cet article, des travaux de Bataille, Caillois et Sartre qui traitent de l'idée de dépense. A l'origine de leurs réflexions se trouve l'article de M. Mauss : « Essai sur le don, forme archaïque de l'échange » paru dans L'Année sociologique, 1925, dans lequel l'anthropologue analyse le système de l'économie primitive connu sous le nom de potlatch. Cette pratique consiste soit en don ostentatoire de richesses, soit en leur destruction spectaculaire afin de défier un rival. G. Bataille, dans « La Notion de Dépense » paru dans La Critique sociale, janvier 1933, se sert de l'idée du potlatch pour formuler sa critique d'une société bourgeoise hostile à la dépense improductive (dont l'une des manifestations serait la littérature, « dépense symbolique ») tandis que dans La Part maudite, Ed. de Minuit, 1949, il voit dans le besoin, de dépense une sorte de loi cosmique et biologique autant qu'économique. R. Caillois, dans L'Homme et le sacré, P.U.F., 1939, considère la fête dans la société primitive comme gouvernée par la double attitude de la dépense et de la consommation, entre autres choses, de gestes et de mots. Selon Jean-Paul Sartre, enfin, dans Qu'est-ce que la littérature ?, toute la littérature du XIXe siècle aurait été une grande fête somptueuse où l'écrivain aurait joué le rôle décadent d'éternel consommateur. Il prend comme exemples Barrés et Gide. Voir op. cit., Gallimard, 1947, Collection « Idées », p. 158-165.
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