A PROPOS D'«ŒDIPE » : notes sur le théâtre de Gide, par Enea Balmas
L'intérêt que présente le théâtre, en vue d'une meilleure connaissance de l'œuvre et de la pensée gidiennes, à notre avis n'a pas suffisamment retenu jusqu'ici l'attention des chercheurs (1). Il est vrai que le « message » que ce théâtre propose est parfois déroutant, si l'on se rapporte à une interprétation, conventionnelle sans doute, mais finalement acquise, de l'auteur des Nourritures, telle qu'on peut la puiser dans les innombrables travaux jusqu'ici consacrés à son œuvre. C'est d'ailleurs moins pour combler un oubli que pour suggérer quelques nouvelles directions d'investigation, d'un auteur encore si riche en surprises, que nous proposons aujourd'hui ces réflexions rapides sur Œdipe.
Si l'on adopte, en effet, comme cela paraît toujours souhaitable, la perspective historique, on s'aperçoit tout de suite qu'Œdipe possède une grande importance grâce à sa « situation » privilégiée au sein de l'œuvre gidienne, et de sa production théâtrale notamment.
Nous savons, grâce au Journal, que la pièce a été élaborée entre le 1er janvier et le 9 novembre 1930 (2). Publiée l'année suivante, elle fut portée à la scène, par la troupe des Pitoëff, à Anvers, le 10 décembre 1931. Il y eut ensuite une tournée européenne (à Bruxelles, Genève, Lausanne et Montreux) : ce n'est que le 18 février 1932 que la pièce fut jouée à Paris, au Théâtre de l'Avenue, toujours par les Pitoëff. Malgré la tentative de «rodage» dans des zones périphériques du rayonnement de la Culture française, traditionnellement bien disposées pour les nouveautés parisiennes (et où la pièce n'eut qu'un succès d'estime), le triomphe parisien que l'on escomptait ne vint pas. Une seule appréciation, chaleureusement positive, de Lugné-Poë dans L'Avenir ; pour le reste, ce fut un chœur de récriminations, motivé surtout par le mélange des genres tragique et comique, que l'on constate dans la pièce, et qui choque un préjugé bien invétéré de la mentalité — ou de la sensibilité — française. James de Coquet, dans Le Figaro, tout en déplorant les éléments bouffons introduits par Gide, fait constater l'absence de tout élément tragique ; Etienne Rey, dans Comoedia, déclare franchement ne pas aimer la pièce, car il préfère, quant à lui, « l'Œdipe sérieux à celui qui blague», et flétrit la prétention de l'auteur de se poser en interprète de la pensée moderne, en faisant parler ses personnages comme des hommes de notre temps. Pierre Brisson, dans Le Temps, se tire d'affaire en définissant Œdipe un « jeu d'esprit», et parle de «pièce à lire»; comme François Porché qui, dans La Revue deParis, réaffirme l'impossibilité de porter une pièce gidienne à la scène. Candide (par la plume de Lucien Dubech) n'hésite pas à affirmer que nous sommes en présence d'un théâtre intellectuel, livresque, non populaire, et peut-être carrément impopulaire (3).
Aussitôt la pièce disparaît de l'affiche, et n'y réapparaîtra que dix-sept ans plus tard, grâce à Jean Vilar, qui la fera jouer, en juillet 1949, au Festival d'Avignon. C'est encore Vilar qui la ramène à Paris (quelques représentations au Théâtre Marigny, en avril 1951). Cette fois-ci, l'accueil de la presse sera plus indulgent (il est vrai que Gide était mort, depuis quelques mois ; et aussi, qu'il avait été couronné par le prix Nobel, depuis quelques années...) : on trouvera des critiques pour en apprécier l'ironie, et même des interprètes assez pénétrants pour saisir enfin la joie, qui déborde de la pièce (4).
L'histoire de cette incompréhension est, comme toujours, instructive ; on connaît bien les servitudes de la critique militante, condamnée à « évaluer, répertorier, classer et étiqueter », comme le dit Julien Gracq, la littérature qui se fait ou est en train de se faire, lorsqu'elle est « toute vive encore » (5). C'est en effet le manque de perspective historique qui a permis ces méprises au sujet de la pièce, et en général de tout le théâtre gidien.
Ce qu'il faut commencer par rappeler c'est qu'Œdipe marque le retour de Gide au théâtre, après un silence de vingt-trois ans. Il y eut en effet, pour Gide, à partir de 1897, une première saison théâtrale, qui vit la naissance de cinq pièces (Saûl, Philoctète, Le Roi Candaule, Bethsabée, Le Retour de l'Enfant prodigue), et qui prit fin en 1907. Les vingt-cinq ans de silence, ou presque, qui suivent cette première expérience sont sans doute l'un de ces éléments déroutants dont nous parlions tout à l'heure : n'empêche qu'il faut en tenir compte pour saisir la signification véritable de ce nouveau cycle de tentatives théâtrales dont Œdipe représente le début.
S'il n'a plus écrit pour le théâtre, en effet, pendant ces vingt-trois ans, Gide n'a pas pour autant cessé de travailler, ni de vivre intensément les diverses expériences et « occasions » que la vie lui a successivement présentées. Il est, au contraire, passé à travers une série d'épreuves et d'étapes décisives : le contact avec le monde, l'expérience de la Cour d'Assises (Souvenirs de la Cour dAssises, 1912), la grande aventure spirituelle de la guerre, avec la tentation, aussitôt rentrée, de la conversion (Numquid, et tu ?), la découverte de l'injustice et de l'aliénation de l'homme par l'homme (Voyage au Congo, Retour du Tchad). Ce riche patrimoine de découvertes et d'expériences fructifiera sur le terrain littéraire grâce à la grande « somme » des Faux-Monnayeurs, qui date de 1926, et qui marque un véritable tournant dans l'œuvre gidienne. Il s'agit, pour l'auteur des Nourritures, d'une tentative non déguisée d'aboutir à une synthèse objective : l'abandon de la littérature de confession, perpétuellement à l'écoute des exigences délicates du moi, toujours projetée vers la recherche, la disponibilité, le départ, individualiste jusqu'à la limite du morbide : le dépassement de tout cela (de ce qu'il y a de plus gidien dans l'œuvre de Gide) doit avoir pour récompense une manière, enfin réalisée, d'objectivation de soi dans et moyennant la littérature.
Ce n'est donc plus le même écrivain, celui qui avait autrefois découvert Les Nourritures terrestres et celui qui écrit Œdipe. On en donne pour preuve, d'abord, le fait qu'il n'est plus inquiet. Dans une lettre à André Rouveyre, en 1924, il pouvait écrire:
Je le serais [inquiet] sans doute encore, si je n'avais pas su délivrer mes diverses possibilités dans mes livres et projeter hors de moi les personnages contradictoires qui m'habitaient. Le résultat de cette purgation morale, c'est un grand calme ; osons le dire : une certaine sérénité (6).
Que cette « purgation morale » se soit réalisée grâce aux pièces de théâtre de la première saison dramatique de Gide (presque tous les personnages de sa première manière figurent une tentation de l'auteur, que ce soit le narcissisme avec Saül, l'inquiétude avec l'Enfant prodigue, la gratuité avec Philoctète, et ainsi de suite), ou qu'elle soit le résultat d'autres expériences, peu importe ici : toujours est-il qu'à peu près à l'époque de la lettre à Rouveyre qu'on vient de citer, Gide peut écrire à Claudel : « Je me suis complètement désintéressé de mon salut». Pour sa part, Claudel enregistre son échec (on sait avec quel acharnement il avait essayé d'amener Gide à la conversion) avec autant de franchise :
Il me dit que son inquiétude religieuse est finie, qu'il jouit d'une sorte de félicité basée sur le travail et la sympathie. Le côté goethien de son caractère l'a emporté sur le côté chrétien (7).
S'il n'a pas vraiment atteint l'équilibre, Gide s'en approche dans ces années qui précèdent 1930. En confiant à son Journal ses impressions de lecture au sujet des Voyageurs traqués de Montherlant, en 1927, Gide note, tout d'abord que « l'orgueil et l'ennui sont les deux plus authentiques produits de l'enfer ». S'il constate ensuite qu'il n'a « pas toujours réussi à les maintenir à distance », il ajoute qu'il croit maintenant pouvoir y parvenir grâce à l'attitude souple qu'il a adoptée (« il importe de savoir parfois préférer être dupe, [....] soucieux avant tout dé préserver sa joie "), et conclut triomphalement : « Acceptation ; confiance ; sérénité : vertus de vieillard. L'âge de la lutte avec l'ange est passé » (8). Et si l'on veut saisir l'effort d'objectivation auquel Gide se soumit en ces circonstances, il faut se reporter au Journal des Faux-Monnayeurs, qui suit de peu le roman. On y lit par exemple : « De même dans la vie, c'est la pensée, l'émotion d'autrui qui m'habite. [...] Ce faisant, j'oublie qui je suis, si tant est que je l'aie jamais su. Je deviens l'autre» (9).
Ce souci nouveau — et jusqu'ici franchement imprévisible — pour l'autre, pour le monde qui l'entoure, réapparaît à maintes reprises dans le Journal de ces années. C'est ainsi que, par exemple, sous la date de juin 1932, nous pouvons lire ces phrases ambiguës, où Gide paraît disposé à sacrifier l'individu à la collectivité :
Qui dit aimer l'humanité s'éprend surtout, mystiquement, de ce qu'elle pourrait être, de ce que, sans doute, elle serait sans cette monstrueuse atrophie. [...] J'ai longtemps professé que la question morale devait prendre le pas sur la question sociale; il ne me paraît plus à présent. [...] L'individu, encore aujourd'hui, m'intéresse plus que la masse; mais d'abord importent les favorables conditions de la masse pour permettre à l'individu sain de se produire (10).
L'on aurait mauvaise grâce sans doute à multiplier les exemples. Mais si l'on cherche une nouvelle confirmation du profond changement de Gide dans ces années d'après-guerre, il ne convient pas de se cantonner dans le domaine des idées : il vaut presque mieux se tourner vers le style, vers une zone sans doute plus sensible, pour mesurer la nouvelle « température » de l'écrivain. Et l'on a alors la surprise de lire, dans Œdipe, des phrases comme « tu nous a fichus dedans » ou « si je te foutais mon poing sur la gueule » (11) ; ou d'entendre Œdipe déclarer qu'il n'a jamais été « froussard », alors que le chœur souligne que désormais il s'est mis « dans de mauvais draps » (12). Il faut donc admettre que c'est l'écrivain lui-même qui a changé, et que quelque chose est entré en crise : sans doute la foi absolue de l'auteur du Voyage d'Urien dans le verbe, son goût pour le mot précieux, la recherche de la perfection formelle comme garantie de parfaite réussite, sur un plan objectif, de l'aventure littéraire. Après cela, on ne s'étonne que médiocrement d'entendre l'écrivain de Paludes déclarer à Paul Souday :
Il importe que la langue écrite ne s'éloigne pas trop de la langue parlée [...]. J'estime qu'il est vain, qu'il est dangereux de se cramponner à des tournures et à des significations tombées en désuétude, et que céder un peu permet de résister beaucoup (13).
Une évolution profonde, donc, qui le porte à abandonner l'héritage morbide du passé, qui le pousse à sortir de sa tour d'ivoire pour s'intéresser toujours davantage aux autres, qui lui inspire le désir de s'insérer, avec un sens accru des responsabilités, dans la réalité historique et sociale de son temps, et qui lui fait concevoir à cette fin de modifier (au moins dans une certaine mesure) ce qu'il y a de plus typique et de plus personnel dans son style. La clé de voûte de tout cela devra être recherchée dans quelque chose de très profond, qui le conditionne totalement. Le mot révélateur a déjà été prononcé par Claudel, c'est l'éloignement progressif de la religion (ou d'une certaine forme de religiosité, typiquement gidienne (14)). A partir de 1927, une fois la tentation de la conversion définitivement écartée, Gide prend ses distances à l'égard même de la transcendance ; ou du moins il le pense, car en réalité il exorcise les démons de son enfance solitaire et les refoulements que sa formation lui a légués. Toujours est-il que, à partir de cette époque, nous pouvons lire dans le Journal des déclarations de plus en plus explicites :
Le palais de la foi... Vous y trouverez consolation, assurance et confort. Tout y est ménagé pour protéger votre paresse et garantir l'esprit contre l'effort. Nourri dans ce palais, j'en connais les détours... Il faut laisser trop de choses au vestiaire. J'abandonne volontiers ma bourse, mais non pas ma raison — ma raison d'être (15).
Notes :
1. Nous ne saurions signaler qu'une étude d'ensemble, par ailleurs non dépourvue de mérites, d'un chercheur américain, James Me Laren, The Theatre of André Gide. Evolution of a moral Philosopher (Baltimore, John Hopkins Press, 1952). Nous nous permettons aussi de renvoyer à notre étude, « L'Œdipe di André Gide », in Culture française, X (1963).
2. Voir Journal 1899-1939 (Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1948), p. 953 : « Je me suis contraint à écrire toute une scène d'Œdipe, qui, ce matin, m'apparaît médiocre et dont je ne pourrais conserver un seul mot » (1er janvier 1930) ; et, p. 1016 : « Je crois bien avoir achevé Œdipe ; et je crois l'avoir bien achevé. C'est-à-dire que j'ai fait entrer à peu près tout ce que je m'étais proposé d'y mettre » (9 novembre 1930). En fait, Gide pensait à son sujet depuis quelques armées, c'est toujours le Journal qui nous l'apprend : « le palais de la foi... On y entre les yeux fermés ; les yeux crevés. C'est bien ainsi qu'y rentre Œdipe. Œdipe ou le triomphe de la morale. J'ai raconté la pièce à Martin du Gard. J'aurais mieux fait de l'écrire » (7 mai 1927, op. cit., p. 337).
3. Les comptes rendus en question sont en partie reproduits par Me Laren, op. cit., p. 99-100 et passim.
4. "Œdipe fut certainement créé dans la joie. On éprouvait à l'entendre un plaisir très vif » (H. Magnan, dans Le Monde ; voir Mc Laren, p. 100).
5. « La Littérature à l'estomac» (in Préférences. Paris, Corti, 1961), p. 29.
6. Lettres (Liège, La Lampe d'Aladin, 1930), p. 32.
7. Correspondance Gide-Claudel (Paris, Gallimard, 1949), p. 242.
8. Journal, p. 842 (12 mai 1927 : Gide a cinquante-huit ans).
9. Journal des Faux-Monnayeurs (Paris, Gallimard, 1927), p. 75.
10. Journal, p. 1135.
11. p. 254 et 281 (nous citons d'après la réédition du Théâtre, Paris, Gallimard, 1942, qui réunit, à côté d'Œdipe, Saül, Le Roi Candaule, Perséphone et Le Treizième Arbre).
12. Loc. cit., p. 279 et 298.
13. Cité par Mc Laren, p. 61, n. 9. La déclaration remonte à 1923.
14. Nous nous permettons de renvoyer ici à notre étude sur « La Religione di André Gide », in Protestantesimo, VI (1951).
15. Journal, p. 837 (7 mai 1927).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire