[Le blog e-gide prend un peu de vacances... pendant lesquelles je vous invite à redécouvrir chaque jour des pages de la Revue d'Histoire littéraire de la France de mars-avril 1970, consacrée à Gide. Aujourd'hui la seconde partie d'une vaste enquête économico-morale de David Steel sur "Le prodigue chez Gide"]
LE PRODIGUE CHEZ GIDE : ESSAI DE CRITIQUE ÉCONOMIQUE DE L'ACTE GRATUIT de David A. Steel
On voit que la dépense est devenue le symptôme du malaise de Michel, mais qu'ici elle a changé quelque peu d'orient. Il semble qu'elle ne serve plus à acheter, elle n'est plus simple échange de valeurs. Elle est devenue une dissipation des valeurs. Bien entendu, on voit que l'attitude de Michel reste ambivalente. Il a en même temps le goût et l'horreur du luxe. Il se hâte vers l'ascèse accompagné de huit malles pleines, mais ce sont là des impedimenta dont il commence à sentir le poids autant que le ridicule. Bientôt, il n'essaiera plus de se réfréner. Son dégoût des choses s'intensifie de plus en plus : cette « grandissante horreur du luxe, du confort, de ce dont je m'étais entouré, de cette protection que ma neuve santé avait su me rendre inutile, de toutes ces précautions que l'on prend pour préserver son corps du contact hasardeux de la vie » (p. 463). Marceline morte, il voudrait se délester de ce qui reste de sa fortune.
Revenons pourtant à cette mort car elle s'inscrit elle aussi dans le thème de la dépense et de la prodigalité. Au fur et à mesure que la maladie gagne Marceline, Michel, inconsciemment, se déprend d'elle. C'est quand elle a le plus besoin de ses soins que, sournoisement, il la néglige. Il est vrai qu'il dépense beaucoup pour elle, puisque, selon son nouveau credo, la dépense serait un signe de force et les faibles ne pouvant dépenser il faut dépenser pour eux. Mais à n'en pas douter Michel provoque la mort de sa femme. Poussé par son démon il la persuade de quitter la Suisse, dont l'honnêteté économe lui déplaît, pour descendre dans les régions plus tempérées mais plus malsaines de l'Italie (12). C'est comme si, à son insu, il désirait sa mort. Chose désormais usée, Marceline fait partie maintenant de tous ces objets dont Michel a hâte de se départir. Lentement mais inexorablement, il use et gaspille cette vie sœur, Pareille aux blêmes héroïnes du romantisme, Marceline est vouée à la consomption... mais par son mari.
Michel comprend-il seulement toute l'horreur de son « Ali ! qu'aurais-je besoin de tant, une fois seul ? » Il se complaît à cette imbrication fatale d'un double gaspillage, celui de son argent et celui de la vie de sa femme : « j'observais, plein d'angoisse et d'attente, diminuer, plus vite encore que ma fortune, la frêle vie de Marceline ». Des commentateurs ont vu en Marceline une représentation du Christ ; l'ultime « consummatum est » de ce dernier ne déprécierait en rien cette acceptation (13).
Nous assistons ici, en ce qui concerne la notion de dépense, à un glissement de sens. Gide fait un rapprochement entre l'avoir économique et les ressources vitales de l'être. C'est ainsi que l'idée de l'homme riche coïncide avec celle de l'homme supérieur qui, fort de son dynamisme interne, se dépense, mais dans son élan risque de bousculer autrui. L'homme fort selon Gide agit souvent aux dépens du faible. Marceline s'en aperçoit : « Je comprends bien votre doctrine — car c'est une doctrine à présent », dit-elle à son mari, « elle est belle peut-être [...] mais elle supprime les faibles » (p. 459-460). Marceline ne sera pas la dernière victime de l'essor du surhomme-prodigue, comme nous le verrons plus loin à propos des Caves du Vatican.
Mais nous observons également un autre glissement métaphorique qui, cette fois, est le reflet linguistique d'un mouvement psychologique plus généralement valable. Parallèlement à la dissipation de sa fortune, Michel s'adonne à la dissipation au sens sexuel du mot. Candaule nous a déjà montré par quelle déviation sexuelle le sentiment de culpabilité du riche peut trouver son expression. Gide n'est évidemment pas le premier à faire le rapprochement entre la sexualité et l'attitude qu'un homme peut adopter envers l'argent. Saint Augustin a vu en l'avarice un symptôme de la sexualité réprimée. Saint Thomas d'Aquin a rapproché l'avarice de l'inceste, l'une comme l'autre thésaurisation familiale de la possession (14). L'activité sexuelle est une sorte de dépense de l'être et dans L'immoraliste les deux idées se recouvrent (15). A Biskra, la nudité des garçons attire Michel ; à Naples il s'exerce à la « débauche vagabonde » ; à Syracuse il se délecte à la société des pires gens (p. 463). Il a trouvé son exemple dans la lointaine histoire des Wisigoths en la personne d'Athalaric, enfant-roi mais aussi enfant-prodigue qui rejette les sages conseils de sa mère pour « goûter, quelques années, avec de rudes favoris de son âge, une vie violente, voluptueuse et débridée » (p. 407). Nous avons déjà vu ailleurs un autre aspect du mélange intime de la jouissance et de la déprédation dans le geste de Ménalque qui se plaît à dévaster le parc de sa demeure. Une scène parallèle se déroulé dans L'immoraliste où un adolescent aux charmes sauvagement équivoques assiste au déboisage d'une plantation. Elle se répète une troisième fois dans Isabelle, lorsque Gérard, se promenant dans le parc dévasté de La Quartfourche dit : « J'admirais par quel excès de vie cet accent de sauvagerie que la déprédation apportait à la beauté du paysage en aiguisait pour moi la jouissance » (p. 666). Ces rapprochements seraient moins convaincants peut-être si nous ne savions, de Si le grain ne meurt, quelle pâmoison sensuelle l'idée de saccage excitait chez l'enfant Gide et si les termes que l'autobiographe choisit pour exprimer son sentiment d'alors n'étaient précisément ceux de dépense et de prodigalité : « N'y entend rien qui s'en étonne ; sans exemple et sans but, que deviendra la volupté ? Au petit bonheur, elle commande au rêve des dépenses de vie excessives, des luxes niais, des prodigalités saugrenues... » (p. 387). A travers l'idée de la dissipation sexuelle et celle, voisine, de la déprédation, nous retrouvons cet « excès de vie » qui caractérise le prodigue et qui menace l'homme faible. Faut-il alors, à l'encontre de saint Augustin, chercher une des sources de cette sorte de dépense excessive et violente de la personnalité dans la sexualité frustrée, frustration de l'homosexuel inconscient chez Michel ou de l'adolescent cloîtré par les restrictions familiales dans le cas de l'enfant prodigue biblique ?
Car c'est aux écritures que Gide emprunte le parangon des prodigues, l'adolescent dépensier du Retour de l'enfant prodigue qui réclame son patrimoine avant terme et qui le dissipe avec une magnificence éperdue avant de retourner, lassé de sa vie errante, au foyer paternel. L'enfant prodigue qui reproche à son frère et à ses parents d'être « économes » s'adonne à la consommation afin de trouver l'ascèse (p. 476 et 479). Ayant renoncé à sa quête il assiste pourtant au départ de son plus jeune frère qui, lui, n'a pas de patrimoine et « part sans rien ». Le prodigue est devenu pauvre, mais il reste prodigue en ce qu'il gaspille la moralité ancienne, celle de ses aïeux. Le prodigue pour Gide, c'est l'homme révolté. Nous avons observé cette dissipation de l'ancienne moralité chez Michel, qui rejette les valeurs de la bourgeoisie intellectuelle protestante : la propriété, la pensée et la chasteté. Il leur oppose le dénuement, la sensation et la jouissance. Sa révolte comme celle de
tous les prodigues chez Gide est le reflet de celle de Gide lui-même. Dans le Journal de 1923, celui-ci se compare au personnage biblique :
J'étais pareil au fils prodigue, qui va dilapidant de grands biens. Et cet impondérable trésor que la lente vertu de mes pères, de générations en générations avait accumulé sur ma tête, non, je n'en méconnaissais point la valeur, mais l'inconnu que je pouvais espérer en le renonçant, me paraissait infiniment plus précieux encore. Les paroles du Christ se dressaient lumineusement devant moi semblables à la colonne de feu [...] : « Vends tout ton bien et le donne aux pauvres. » [...] Et sans doute, poussant à l'extrême, à l'absurde ce dépouillement, fussé-je parvenu à l'appauvrissement total — car « qu'as-tu que tu n'aies reçu ?» — mais aussi bien était-ce le total appauvrissement que je convoitais comme le bien le plus véritable (p. 778).
On gaspille son héritage moral comme on gaspille sa fortune. Ici, comme dans L'immoraliste, les questions d'argent et de morale se rejoignent en la notion de dépense (16).
Le besoin de dilapidation est une attitude psychologique, mais dans le Journal de 1930 Gide nous indique, comme nous l'avons déjà suggéré à propos de L'immoraliste, qu'elle est liée à un état physiologique qui n'est autre que l'énergie, l'impérieux besoin de vivre, ce qu'il appelle dans son propre cas : « cette sorte de pression intérieure et d'ardeur, ce tourmentant besoin d'étreindre, qui (parfois j'ai pu le craindre) m'eût conduit au crime, à la folie » (p. 986). A l'opposé de ce dynamisme il y a la léthargie, l'atonie « des jours », dit-il dans le cahier de l'année précédente et se servant toujours d'images monétaires, « où l'on se sent particulièrement loin de compte ; en retard ; en dette ; en déficit » (p. 945) ; Fleurissoire, dans Les Caves, aurait dit « en reste avec Dieu » (p. 817). Le surplus d'énergie qui veut se dépenser constitue un excédent, un trop-plein de force vive. Et Gide voit bien que ce surcroît de l'être peut devenir excès moral, comme, par exemple, dans le cas de Michel ou de l'assassin Lafcadio. Or l'excès n'est-ce pas le luxe ? L'acte gratuit ne serait-il pas l'acte du luxe, l'acte de l'excès de l'être qui déborde ?
(à suivre)
Notes :
12. Gide voit la Suisse protestante avec ses banques et ses barrages comme le pays de la réserve tant morale que financière et technologique : « Me voici de nouveau dans ce pays " que Dieu a fait pour être horrible " (Montesquieu). L'admiration de la montagne est une invention du protestantisme. Etrange confusion des cerveaux incapables d'art, entre l'altier et le beau. La Suisse : admirable réservoir d'énergie ; il faut descendre de combien ? pour retrouver l'abandon et la grâce, la paresse et la volupté, sans lesquels l'art non plus que le vin n'est possible, Si de l'arbre la montagne fait un sapin, on juge ce qu'elle peut faire de l'homme. Esthétique et moralité de conifères. Le sapin et le palmier : ces deux extrêmes. » Ces lignes, écrites à Andermatt en janvier 1912 (Journal, p. 367) expriment admirablement les sentiments de Michel qui n'a de hâte que de retrouver les plaines où
ni la nature ni l'homme ne sont contraints à l'économie mais peuvent librement se dépenser.
13. Voir par exemple R. Goodhand, « The Religious Leitmotif in L'immoraliste », Romanic Review, vol. LVII, n° 4, décembre 1966 et B.T. Wilkins, « L'immoraliste revisited », Romanic Review, vol. LIII, avril 1962.
14. En ce qui concerne l'avarice et la sexualité réprimée, le comique qui préside à la troisième scène de l'acte cinq de L'Avare aurait peut-être une profondeur insoupçonnée. Il s'agit du malentendu entre Harpagon qui parle de sa cassette et Valère qui parle de son amante.
15. On connaît la boutade de Baudelaire : « Il n'y a que deux endroits où l'on paye pour avoir le droit de dépenser : les latrines publiques et les femmes », dans Œuvres complètes, Bibliothèque de La Pléiade, 1959, p. 1199.
16. Dans le Journal de 1902 on lit (p. 130) : « Et pour cette estime de moi, que très péniblement et à force d'orgueil j'avais conquise, je n'avais plus que satiété et que dégoût. Je m'ingéniai de la perdre, et ce ne fut pas malaisé. Les richesses ne sont belles à amasser que pour les dépenser facilement ensuite. Je m'abandonnai donc à la débauche ; et même il ne me déplut pas d'y mettre un peu de système ; je veux dire : de m'y appliquer. J'admirais *** qui n'y prenait que du plaisir ; je m'y donnais aussi de la peine. »
En 1906 on peut aussi lire ceci (p. 204) : « Je sens trop de quelle utilité lui serait la pratique de certaines maximes de l'Évangile et je ne puis retenir une profonde indignation à lui voir dilapider sans beauté un patrimoine moral que des générations se sont, avec abnégation, employées à lui constituer ». Pour le puritain la débauche est pénible, mais l'esthète exige qu'elle soit belle.
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