mardi 26 avril 2011

Gide et Colette

[Le blog e-gide prend un peu de vacances... pendant lesquelles je vous invite à redécouvrir chaque jour des pages de la Revue d'Histoire littéraire de la France de mars-avril 1970, consacrée à Gide.]




"GIDE ÉCRIT A COLETTE
(une lettre inédite)

Gide et Colette : il y faudrait l'inévitable diptyque de ce qui les rapprochait — on placerait côte à côte Corydon et Le Pur et l'Impur, deux livres lucides et courageux — et de ce qui les séparait M. Maurice Goudeket l'a tenté, et réussi, en racontant l'unique visite que Gide fit à Colette, visite qui s'acheva sur la gêne mutuelle de leurs silences (1). II y a ainsi des êtres qui se nouent, si vifs soient-ils de nature, si soucieux d'autrui, faute d'une grâce : « curieux l'un de l'autre », toutefois, écrit justement M. Goudeket.

De cette curiosité de Gide, voici la première preuve en date, une lettre inédite conservée dans les Archives Colette et que nous devons à l'obligeance de Mme Catherine Gide comme de M. MauriceGoudeket de pouvoir publier (2).

ANDRÉ GIDE A COLETTE

Villa Montmorency
11 décembre 1920

Madame,

Une louange que vous ne vous attendiez guère à recevoir, je gagerais bien que c'est la mienne... Moi-même je suis tout étonné de vous écrire, tout étonné du si grand plaisir que j'ai pris à vous lire. J'ai dévoré Chéri d'une haleine.

De quel admirable sujet vous vous êtes emparée ! et avec quelle intelligence, quelle maîtrise, quelle compréhension des secrets les moins avoués de la chair ! ... D'un bout à l'autre du livre, pas une faiblesse, pas une redondance, pas un lieu commun. Tout au plus suis-je un peu déçu par les dernières pages ; il ne tenait qu'à vous, il me semble, de lancer ce livre plus haut, et le plus difficile était fait (cette étonnante scène du revoir, la plus réussie peut-être de tout le livre) après quoi la tirade de Chéri, p. 242 et 3, me plaît moins que n'eût fait son silence ; et les réflexions de Léa, ses excuses : « Je ne t'ai jamais parlé de l'avenir... » me paraissent quelque peu raisonnables et rétrécissantes. Vous expliquez ce qu'on comprenait sans paroles.

Quelle sûreté de trait ! quel naturel dans les dialogues. Et les personnages secondaires — merveilleux !

Comment aucun critique, à ma connaissance, n'a-t-il songé à rapprocher votre Chéri de l'insupportable Adolphe ; c'est l'envers du même sujet — presque.

Moi ce que j'aime surtout dans votre livre, c'est son dépouillement, son dévêtissement, sa nudité.

Déjà je voudrais le relire — et j'ai peur : Si j'allais le trouver moins bien ! Vite, envoyons cette lettre avant de la jeter au tiroir.

Votre très attentif

ANDRÉ GIDE


Les pages 242-243 de l'édition originale (3) nous montrent Chéri revenu à Léa après son mariage, faisant l'éloge de celle-ci et s'attirant des remarques désabusées. Ces propos étaient peut-être inutiles aux yeux de Gide, mais Colette et lui écrivaient-ils pour le même public ?

On a noté la réticence finale de Gide. Elle ne se retrouve pas dans le dernier passage du Journal relatif à Colette, le 11 février 1941, après une lecture de Bella-Vista et de La Maison de Claudine (4), mais elle apparaissait, le 19 février 1936, à propos de Mes apprentissages que Gide lut « avec un intérêt très vif ». Réticence qui n'a pas trait à l'art de Colette, mais au milieu qu'elle décrit.
Il convient de citer cette page, car elle explique la gêne ressentie par Gide devant Colette et par lui à elle communiquée :

« Il y a là bien plus que du don : une sorte de génie très particulièrement féminin et une grande intelligence. Quel choix, quelle ordonnance, quelles heureuses proportions, dans un récit en apparence si débridé ! Quel tact parfait, quelle courtoise discrétion dans la confidence (dans les portraits de Polaire, de Jean Lorrain, de Willy surtout, de « Monsieur Willy ») ; pas un trait qui ne porte et qui ne se retienne, tracé comme au hasard, comme en se jouant, mais avec un art subtil, accompli. J'ai côtoyé, frôlé sans cesse cette société que peint Colette et que je reconnais ici, factice, frelatée, hideuse, et contre laquelle, fort heureusement, un reste inconscient de puritanisme me mettait en garde. Il ne me paraît point que Colette, malgré toute sa supériorité, n'en ait pas été quelque peu contaminée (5). »

La dernière phrase constitue une pétition de principe : s'y opposent tout ce qui précède et tout ce qui figurera encore au Journal de 1941.

Du passage que nous venons de citer, Colette eut certainement connaissance : grand liseur, M. Goudeket le lui aura montré. Que Gide, quelque dix ans plus tard, survienne au Palais-Royal, on
comprendra que Colette, mal à l'aise, nait pu mettre à l'aise son visiteur. Un grief supplémentaire contre « Monsieur Willy ». Et même deux. La réticence de Gide n'a pas été, en effet, sans conséquence sur l'attitude, disons réservée, que la Nouvelle Revue française et les éditions Gallimard adoptèrent à l'égard de Colette (6). Au reste, Jean Paulhan, avec de moins bonnes raisons, relaya André Gide.

Ce que c'est, pour l'une, que d'avoir épousé Willy et, pour l'autre, d'avoir écrit Paludes. Les jeunesses ne se renient pas.

Mais quel beau dialogue des morts, à rêver ...

CLAUDE PICHOIS


1. M. Goudeket, Près de Colette, Paris, Flammarion, 1956, p. 109 -110. Cette visite se situe «peu de temps avant la mort de Gide».
2. Nos remerciements vont aussi à M. François Chapon, conservateur de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. Celui-ci a bien voulu nous préciser que le Fonds Gide de la Bibliothèque ne contient aucune lettre de Colette à Gide.
3. Paris, Arthème Fayard, 1920.
4. Gide, Journal 1939-1949, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954, p. 69-70.
5. Gide, Journal 1889-1939, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1941, p 1245.
6. A une exception près : les éditions Gallimard ont publié en 1936 (achevé d'imprimer du 19 mars) des Morceaux choisis de Colette, classés par thèmes et contenant plusieurs extraits de Chéri, notamment le passage critiqué par Gide."


(Revue d'Histoire littéraire de la France, mars-avril 1970, 70e année, n° 2)

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