vendredi 15 avril 2011

Gide ou la tentation nomade




Dans La Quinzaine littéraire n°1034, du 16 au 31 mars 2011, 
Gilbert Lascault signait une chronique sur le Gide voyageur,
à l'occasion de la parution du livre de Jean-Claude Perrier, 
André Gide ou la tentation nomade en février dernier chez Flammarion.


"Un nomade sensuel et lucide
André Gide (1869-1951) serait un nomade perpétuel. Il n’est jamais sédentaire. Il n’est jamais assis, installé, ni « posé ». Amoureux du mouvement de son écriture et de sa vie, il voyage. Dès qu’il se repose un instant, il souhaite de partir ailleurs (1).

GILBERT LASCAULT

JEAN-CLAUDE PERRIER
ANDRÉ GIDE OU LA TENTATION NOMADE
Flammarion, 192 p., environ 200 ill., 45 €

Selon Jean-Claude Perrier, Gide n’est pas un « globe-trotter » (comme Pierre Loti et Paul Morand), ni un aventurier (comme Henri de Monfreid), ni un « travel-writer » professionnel (comme Jack London ou Albert Londres). Il veut bouger (2).
Nomade paradoxal, il adore les demeures nouvelles et les jardins qu’il découvre ; puis il les quitte pour en trouver d’autres. Dans Les Nourritures terrestres (1897), il décide et désire : « Partons ! Et ne nous arrêtons que n’importe où ! »
Les déplacements de Gide sont très fréquents. Une masse de documents « gidiens » (conservés) précise les dates exactes de ses randonnées et les motifs multiples et ambigus. Le Journal de Gide, ses écritures variées, ses correspondances, les témoignages contemporains, en particulier les indispensables Cahiers de la Petite Dame de Maria Van Rysselberghe, les très nombreuses photographies exposent les trajets de l’écrivain mobile et ondoyant. Il y a des années où il ne séjourne qu’à peine en France. En 1893-1896, il entreprend (avec son épouse Madeleine) un long voyage de noces atypiques et chastes. Il est totalement absent de la métropole en 1925-1926, à son premier voyage en Afrique de l’Ouest ; à cause de la guerre, il est réfugié en Afrique du Nord (1942-1945). Telles années (comme 1923 ou 1930-1931) donnent le tournis ; Gide, alors, ne tient pas en place… Et il jouit de la capacité de lire et d’écrire partout, dans tous les lieux, dans toutes les situations, même dans l’inconfort… À la manière du chat que Kipling décrit, l’écrivain nomade s’en va tout seul et « tous lieux se valent pour lui ».
L’ouvrage méthodique de Jean-Claude Perrier donne les étapes de l’odyssée de Gide. Tout commence en 1888 en Angleterre, à 19 ans. Il sera anglophile, voire anglomane. La littérature d’expression anglaise occupera une part importante de sa bibliothèque. Il reviendra régulièrement en Angleterre et n’ira jamais aux États-Unis. Il traduira des textes de Shakespeare, de William Blake, de Walt Whitman, de Joseph Conrad, de Rabindranath Tagore.
Pour Gide, l’Afrique du Nord est un espace de sensations, de plaisirs, de rencontres, d’amours. Il visite les déserts, les oasis, les villes (1893-1945). À 24 ans, il se décrit comme à la fois « vierge et dépravé ». Quand il publie Les Nourritures terrestres, il imagine les faims, les désirs, les tentations, les attentes, les dénuements, les espérances, la sensualité, les délices, la ferveur. Il célèbre ce territoire solaire qui parvient à le guérir de sa maladie physique. Il aime et respecte les habitants, leurs coutumes, le style de leurs vies, la religion.
Régulièrement, Gide est heureux en Italie (1894-1950). Parfois, il éprouve des réserves. À Naples, il n’est d’abord pas séduit : « Tout ce que l’âme italienne a de vulgaire, de déclamatoire, de voluptueusement sentimental, s’exagère dans la mélodie. » Puis, en écoutant les canzoni, il cède : « Au demeurant, cela chatouille à l’endroit faible et, pour peu que le printemps s’en mêle, me voilà pris. » À Rome, il est tantôt joyeux, tantôt déçu : « Rome nous ennuie. » Et il photographie ensuite les jeunes garçons, les modèles romains… Florence est sa ville italienne préférée, par sa beauté calme et, peut-être, à cause du David de Donatello.
De 1892 à 1948, il passe assez souvent en Suisse et en Allemagne. Parfois, la Suisse lui paraît trop sage, « honnête » : « C’est un pays trop chaste pour mon goût. » En 1894, durant l’été, il s’aventure jusqu’en Haute-Engadine en un hommage à Nietzsche ; il pratique aussi des heures de piano ; et il achève Paludes… En Allemagne, il lit et relit Hölderlin, Heine, Schiller, Rilke, surtout Goethe, Leibniz et Nietzsche. En 1931, il passe quelques jours avec Thomas Mann et sa famille. Il photographie aussi des jeunes athlètes (1932-1934).
À plusieurs reprises (de 1924 à 1944), il découvre la faune et la flore d’Afrique. Lucide, critique, Gide révèle les tares de l’administration coloniale française, soumise aux grandes compagnies qui mettent l’Afrique en coupe réglée. Dans son Voyage au Congo (1927), il propose des réformes utiles qui seront adoptées par la suite… Plus tard, en 1950, il célèbre « l’immense continent noir » ; il écrit : « On le croyait muet ; on croyait qu’il n’avait rien à nous dire. On sait aujourd’hui que simplement on ne savait pas l’écouter. »
Du 17 juin au 22 août 1936, Gide (et cinq jeunes intellectuels) observe l’URSS : « Oui, (écrit-il) je pensais que, pour bien voir et entendre, six paires d’yeux et d’oreilles ne seraient pas de trop. » S’il aime le peuple de l’URSS, il constate les dysfonctionnements du gouvernement, une grande misère résignée, la dictature. « La moindre critique (remarque-t-il) est passible des pires peines, et du reste aussi étouffée. » Après son Retour de l’URSS (1936), la presse communiste attaque Gide avec violence… Le 20 juin 1936, pour les funérailles de l’écrivain Maxime Gorki, Gide dresse l’éloge de Gorki. Sur une photographie, on voit, sur la tribune de la place Rouge, à Moscou, Gide, Boulganine, Molotov, Staline, Dimitrov. Et, Gide et Staline ne se sont pas parlé…
Gide aurait souhaité de voir l’Inde. En 1913-1914, il traduit (à partir de l’anglais) cent trois poèmes de Rabindranath Tagore (1861-1940)… En 1946, il se sent las : « L’Inde, la Chine… Il est trop tard. »
Le 31 janvier 1946, dans son Journal, Gide regrette de n’avoir pas assez voyagé : « Je devrai prendre mon congé de cette terre mal satisfait, n’en ayant presque rien connu. Cette absurde paresse qui m’induisit à retourner aux mêmes lieux, parce que cela coûtait moins d’effort. Je contemple avec une sorte de désespoir une carte des au-delàs… » Nous serions, nous aussi, peut-être, trop sédentaires, trop immobiles, trop résignés.

1. Jean-Claude Perrier est journaliste littéraire, directeur de plusieurs collections, grand voyageur. Certains de ses livres sont consacrés à Malraux, à Pierre Loti, à Saint-Exupéry.
2. Cf. aussi la passionnante biographie de Gide : Frank Lestringant, André Gide, l’inquiéteur, Flammarion, 2011, t. I, 1 100 p., 35 €. Ne pas oublier le remarquable livre de Jean-Pierre Prévost, André Gide : un album de famille, Gallimard/Fondation Catherine Gide, 2010, 192 p., 320 ill. + DVD, 35 €. La fille d’André Gide, Catherine (née en 1923), commente son « album » avec vivacité et humour."

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