mardi 17 avril 2012

Une rencontre à Fès




Célèbre surtout pour ses biographies qui n'a pas lu son La Fontaine, ou la vie est un conte ? Jean Orieux est aussi l'auteur d'une dizaine de romans dont le premier, Fontagre, paru en feuilleton dans la revue Fontaine en 1942, puis aux Éditions de la revue Fontaine en 1944 et repris par Flammarion en 1946, obtiendra cette même année le Grand Prix du roman de l'Académie française.

Il commence l'écriture de ce roman, qui aura des suites façon « saga familiale », dans le Limousin où il est inspecteur de l'enseignement primaire, et la poursuit en Afrique du Nord : en 1941 il est d'abord nommé à Oran en Algérie, puis au cours d'un voyage au Maroc, il est pris par le charme de Fès. Le Maroc deviendra dès lors sa seconde patrie où il séjournera régulièrement jusqu'en 1987. Malade, il rentre en France où il meurt en 1990.

Ces rapides repères biographiques seront utiles pour évoquer la rencontre entre Gide et Orieux. Jean Orieux la raconte dans l'un des livres de souvenirs qu'il a également publiés : Des figues de Berbérie (Grasset, 1981). Ce livre écrit en 1980 reprend les notes consignées pendant le court séjour qu'Orieux effectua à l'été 1942 au Maroc, à Fès essentiellement. Or si c'est bien à Fès qu'eut lieu la rencontre, il y a un problème de date...

Orieux situe sa rencontre entre août et septembre 1942 (il quitte Fès le 6 septembre). Mais Gide ne sera à Fès qu'en 1943 où il loge chez Christian Funck-Brentano. Dans une note en bas de la page consacrée à ce face-à-face, Orieux prévient : « Il ne m'est pas possible de dater cette rencontre qui a eu lieu à la fin de mon séjour — en août 1942 — mais j'ai fait un second séjour en août 1943... » Quand bien même puisque c'est en octobre que Gide est à Fès...

Voilà ce qui explique sans doute pourquoi Gide n'a plus Fontagre en mémoire, paru un an plus tôt dans Fontaine (dont on a confirmation par le Journal qu'il a lu le premier numéro donnant le feuilleton : « Jean Lambert, dans son article sur Schlumberger (Fontaine, 21)... », entrée du 16 juillet 1942). On s'étonnera de ce manque d'exactitude chronologique chez ce biographe réputé pour son minutieux travail de fiches. Moins du contenu de la rencontre qui est ressemblant et montre un Gide familier. 



 Jean Orieux, Des figues de Berbérie,
Editions Grasset, 1981


« 3 août
Dans le même courrier, j'apprends que les premiers chapitres de Fontagre ont paru dans la revue Fontaine. C'est Henri Hell qui les prenait chez moi, à Oran, et les portait à Max-Paul Fouchet à Alger. Ce sont les lettres des premiers lecteurs qui m'annoncent cette nouvelle. Ils ont aimé le début du roman. Ils ont cherché et trouvé dans Fontagre ce que j'ai essayé d'y mettre : le retour vers l'enfance et les racines pour échapper au monde horrible de 1942.
De Rabat, un mot gentil du cher Jean Denoël qui m'avertit qu'André Gide est à Fès. Un monument de plus dans la capitale ! Jean Denoël me dit que je devrais le visiter. »
(Des figues de Berbérie, Grasset, 1981, p. 180)


« 16 août
Avant son départ, Si Kadour m'avait dit : « Si vous avez un moment, allez faire un tour à l'entrepôt pendant mon absence. M. Laffairé sera content de vous voir, et vous me donnerez des nouvelles à votre retour. » Je ne suis pas certain que M. Laffairé soit impatient de me voir mais comme ce matin il fait frais, je me propose d'aller à pied depuis Bougeloud jusqu'à l'entrepôt. Je retrouverai également Si Saïd qui me demande toujours de revenir au bureau : « Viens, ce sera bon plaisir », me dit-il gentiment.
A peine ai-je fait dix pas que je tombe sur le guide qui me reproche de toujours dire « non » bien qu'à part cela, il juge que je parle bien. Comme je ne suis pas sûr de retrouver le chemin de l'entrepôt, je l'embauche. Chemin faisant, je lui demande s'il connaît telle adresse. C'est celle d'André Gide que Jean Denoël m'a communiquée en me recommandant d'aller faire une visite au pontife. Cela n'est pas urgent. Si sa maison est d'accès facile, je pourrai, une fois qu'on me l'aura montrée, y aller seul.
Mon guide connaît M. Gide et sa maison. Celle-ci, me dit-il, appartient à un Suisse qui la prête à ce monsieur un peu bizarre qui porte un chapeau rond, ne parle à personne, mais va souvent dans les petits cinémas de la Médina. Pour le chapeau, j'y crois. Pour les cinémas, j'en doute : on y passe de vieux westerns pour les traîne-savates des quartiers pauvres. Mais, après tout, les guides savent tout. Le mien me montre la maison de Nathanaël et c'est lui qui me questionne sur le personnage. Je lui réponds que je ne le connais pas. »
(Ibid. pp. 213-214)



Fès, vue du Mellah


« Nathanaël ne sort pas sans masque (1)

C'est décidé, Jean Denoël m'écrit que Gide me recevra à 5 heures. Heureusement, les grosses chaleurs sont passées. Je vais à pied, je contourne la ville en longeant extérieurement les remparts. Personne sur ce chemin, c'est la campagne. Les parties hautes et rocheuses ne sont que terrains secs où paissent quelques moutons gardés par de petits pâtres en tunique courte. L'un d'eux court se cacher derrière un rocher, se montre, chante et se cache de nouveau. Dans les fonds, l'eau arrive et ce sont des jardins d'oliviers, de figuiers, de grenadiers. Les parties potagères sont encloses dans des claies de roseaux. Tout semble inhabité. Erreur : on est observé de tous côtés. Dans le lointain, les hautes montagnes de l'Atlas se dessinent dans un voile bleu. C'est rare, en été, car les brumes de chaleur noient l'horizon et salissent le ciel.
Soudain, à vingt pas devant moi, M. Gide, un livre à la main, m'examine derrière ses lunettes. Il me sourit avec assez de gentillesse pour que je croie qu'il sait qui je suis et qu'il m'attend. Je verrai bientôt que je me suis trompé — ou qu'il a oublié à la fois mon nom et ma visite — ou qu'il fait comme si. Tout en parlant de riens, nous remontons le chemin pour gagner sa villa toute proche.
Il ressemble assez à ses portraits. Je le croyais cependant plus grand. Il a une forte ossature, peu de chair. Sa calvitie est jaune, marquetée de taches brunes. Il n'a pas l'air bien lavé, sans doute l'est-il, mais il ne donne pas l'impression de la netteté. Cela m'a surpris. L'œil est moins vif que je ne le croyais, sous des sourcils épais et longs qui retombent sur ses lunettes, mais le regard est lourd et appuyé, un peu gênant. M. Gide est calme, il n'est ni plus vieux, ni plus jeune que son âge.
Il me demande ce que je fais dans la vie. Je lui dis, en quelques mots, en quoi consistent mes nouvelles fonctions en Algérie. Il trouve cela très intéressant. Il m'étonne, mais puisque cela l'intéresse j'essaie de lui parler d'une petite découverte que j'ai faite dans les archives administratives. Ce sont des rapports de l'Alliance israélite universelle qui apportent des témoignages très curieux et très vivants sur la vie des communautés juives au XIXe siècle dans certaines villes d'Afrique du Nord. Je me souviens de démêlés insensés au sujet d'un tribut très particulier auquel étaient soumis les bouchers du Mellah : ils étaient obligés de fournir une quantité fixe de foie de veau à certaines grandes familles afin de nourrir les magnifiques chats persans qui faisaient l'ornement de leurs salons et de leurs riads. Cette fourniture donnait lieu à des procès dont les attendus étaient si subtils qu'ils en devenaient comiques mais étaient très révélateurs de la nature des relations existant entre les deux communautés. M. Gide fait des Oh ! des Ah ! de pure forme. J'ai peur — pour lui — qu'il ne finisse par ressembler à Paul Reboux, excellent homme, un peu léger, qui répondait à tort et à travers : « Oh ! que c'est drôle ! Oh ! que c'est curieux ! oh ! que c'est passionnant ! », alors qu'il n'avait même pas écouté.
Nous nous asseyons sur la terrasse de sa maison. Je ne dis rien de ce que je voulais lui dire de son œuvre que j'admire. J'ai tout oublié. La grisaille s'épaissit un peu entre nous. Je regarde le ciel au-dessus des remparts tout proches. La lumière sur un grenadier chargé de fruits, d'un vert intense tout strié de pourpre, est admirable. Une domestique marocaine, que les Européens appellent, fatma, vient demander des allumettes. Il n'y en a pas. Je propose mon briquet. Mais la femme ne sait pas l'allumer. Je le fais, et la voilà partie avec la flamme. Toute l'essence va y passer, et pour en trouver ce n'est pas une mince affaire !
M. Gide parle du temps présent : il y a de quoi dire, en 1942. Il parle du patriotisme : « Je ne crois pas au patriotisme en général, dit-il, qu'en pensez-vous ? Que croyez-vous qu'il entre dans le patriotisme du peuple ? » C'est une colle. J'aurais pu lui répondre que le patriotisme populaire était ce je ne sais quoi, mal analysé, mais puissant, qui fait que les gens se sentent attachés à ceci, à cela, à mille choses qu'ils ne trouvent que dans leur pays et qu'ils n'apprécient que lorsqu'ils les perdent. Mais j'ai voulu distinguer les éléments sentimentaux et les éléments intellectuels du patriotisme, les héréditaires et les acquis, etc. Bref, je faisais l'imbécile et je le sentais en parlant. La vérité du patriotisme populaire est à la fois plus simple, plus confuse et plus forte que mes « éléments ». C'est le sentiment (2), parfois passionné, d'appartenir quoi qu'il arrive à un pays, même si ce sentiment est absurde.
Peu importe, il est le plus fort et il suffit à justifier l'attachement d'un peuple à sa patrie. J'avais l'impression de repasser un examen devant ce professeur tassé dans son fauteuil et m'épiant du coin de l'œil. J'ai pataugé.
J'ai déjà remarqué qu'il a une façon rapide d'acquiescer qui ne me dit rien qui vaille. Aucune discussion — ni même aucune conversation un peu agréable ne peut s'instituer. Il n'apporte rien. Je pense que je l'ennuie et j'en suis certain lorsqu'il me demande quel chemin je compte prendre pour rentrer en ville. Je me lève, lui aussi. J'aimerais toutefois récupérer mon briquet. En ces temps de pénurie et en Afrique, on trouve rarement de l'essence, mais un briquet neuf, jamais. La fatma le cherche un moment, le retrouve. Dieu soit loué ! Il n'y a plus d'essence et la mèche est carbonisée.
M. Gide met son chapeau rond et me fait un bout de conduite. Je lui parle de Jean Denoël. « Ah! vous le connaissez ? » me dit-il. Le coup est dur. Quelle comédie joue-t-il ? Jamais je ne pourrai croire que Jean Denoël en qui j'ai une confiance absolue m'a envoyé chez Gide sans l'avoir prévenu et sans être sûr qu'il voulait bien me recevoir. Peu importe, la visite est terminée, je vais le saluer et m'envoler. Pas du tout, il a maintenant envie de parler.
Il s'intéresse au Limousin. Je donne dans le panneau, je parle de Saint-Yrieix, des bois, des étangs, des gens que j'aime, du ciel et des saisons... M. Gide me donne vite un bon point pour aimer un pays aussi triste et aussi ennuyeux. Puis il me demande : « Montauban, c'est en Limousin ? » Je me retiens de lui répondre que c'est au Manitoba. Mais je crois que cela lui est parfaitement indifférent. Il n'éprouve aucune curiosité pour les pays ni pour les gens qui les habitent — sauf s'ils sont dans des livres. Comme il ne semble pas disposé à me laisser aller mon chemin, je continue à parler jusqu'à la porte du rempart où je prendrai congé. Je lui dis que j'ai écrit. Il s'étonne et s'intéresse (comme si Jean Denoël ne l'avait pas mis au courant !). Il me demande quel est le sujet de Fontagre, il m'écoute, impénétrable. A la fin, il trouve le sujet triste et démoralisant. « La chute et la ruine d'une famille, croyez-vous que ce soit un bon exemple à proposer à un pays vaincu ? » Et il me fait ensuite un petit sermon dans le style « Travail, Famille, Patrie », selon la devise du jour. Je reste pantois devant ce vichyssisme d'un auteur si maltraité par Vichy, devant ce moralisme soutenu par l'auteur de l'Immoraliste. Mais il n'est pas troublé, il est sérieux comme un Suisse : il se mettait à couvert.
Il me demande si je n'ai pas d'autres projets littéraires. Mais si, bien sûr. Mon cœur bondit, je lui parle de mes Nouvelles. Je lui raconte Menus Plaisirs, l'histoire de deux adolescents qui se rencontrent le jeudi aux « Matinées classiques », le trouble qui les prend, l'attirance et le refus, sur fond de Bérénice et de Phèdre... M. Gide est tout oreilles. Je le sens captivé. Il est si attentif qu'une fois, je me trompe de prénom et je dis Bernard au lieu de Julien. Vivement, il me reprend : « Non, ce n'est pas Bernard qui dit cela, c'est Julien. » Ce trait m'enchante et lui aussi. Il a rajeuni, son œil brille. Lorsque, à la fin, je lui dis qu'ils échangent leurs mouchoirs sous le guéridon du café, il fait : « Ah ! », met sa main sur mon bras et me dit : « Ces jeunes gens sont bien plus émouvants que vos Fontagre. »
Le mouchoir de Julien et de Bernard lui a fait oublier « Travail, Famille, Patrie ». Sur ce semblant de sourire, je dis bonsoir à Nathanaël.

1. Il ne m'est pas possible de dater cette rencontre qui a eu lieu à la fin de mon séjour — en août 1942 — mais j'ai fait un second séjour en août 1943...
2. C'est ce que Jaurès, parlant de la patrie, disait aux ouvriers : « Vous êtes attachés à ce sol par vos souvenirs et vos espérances, par vos morts et par vos enfants... »
(Ibid. pp.256-260)

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