« Les amis du Vieux-Colombier se
rappellent que je fus chargé, en plus de l'école proprement dite,
d'organiser des conférences, avec, éventuellement, récitation de
textes — lesquelles récitations, ou lectures, étaient confiées à
des acteurs du théâtre. Je m'en occupai très sérieusement. J'eus
l'occasion de constater que des acteurs excellents lisaient mal,
obéissaient à de vieilles traditions des plus contestables. Je
m'efforçai de les habituer à mettre dans la diction des textes
littéraires les qualités de simplicité et de naturel que Copeau
leur recommandait pour les textes de théâtre.
C'est dans cette fonction
d'organisateur des conférences que je fus amené à hospitaliser
celles que Gide voulait consacrer à Dostoïevsky, dont le Théâtre
du Vieux-Colombier avait joué Les Frères Karamazov. Je ne me
souviens pas que ces conférences de Gide nous aient causé des
embarras quelconques. Tout au plus me souviens-je que la tendance
générale de ces conférences — qui furent sauf erreur au nombre
de trois* — marquait un désir, à mon avis discutable, de faire de
Dostoïevsky un apôtre de l'homosexualité**. Je ne suis pas sûr
d'ailleurs que cette arrière-pensée du conférencier, que nous
avions peu de mérites de percer à jour, fut saisie par le public,
auquel l'œuvre de Gide était loin d'être familière, ainsi que sa
personne.
C'est dans la même catégorie que se
range un autre souvenir que j'évoque parfois avec humour. Cela se
passe dans mon bureau directorial du Vieux-Colombier. De quoi
s'agit-il au juste ? je ne sais plus. Peut-être desdites
conférences. Depuis quelque temps déjà j'avais rasé ma barbe ; et
l'opinion de mon entourage discrètement approuvait cette
transformation. Gide me dit, sans préparation : « Vous savez que
vous êtes beau ! » Je me sentis embarrassé. Quelle était
l'intention de Gide ? La réputation, justifiée, qu'il avait donnait
à une telle déclaration un sens qu'elle n'aurait pas eue dans une
autre bouche. Je détournai la conversation, sans nullement me
prévaloir de ce jugement de connaisseur.
Je me rappelle encore ce jour de 1913
où Gide, qui venait de les recevoir et de leur consacrer dans la
Revue une note pleine de bienveillance, me parla des Copains
(qui venaient de paraître chez Figuière). La conversation avait
lieu au sortir de la boutique, rue Madame, où la N.R.F. logeait
alors.
Gide me dit : « Vous devez être
content d'avoir écrit ce livre. Dans la création littéraire
l'élément comique n'est nullement à dédaigner. »
Or l'année suivante paraissaient Les
Caves du Vatican. Je n'étais pas assez un familier de Gide pour
savoir de quand au juste dataient la conception de cette œuvre*, et
sa découverte de la place qui peut revenir au comique dans la pensée
et dans le style. Autrement dit, il m'était impossible de mesurer la
part qu'avaient pu avoir les Copains, à titre de précédent
et d'exemple, dans l'élaboration des Caves. Ce que l'on
pouvait affirmer avec certitude, c'est que Les Copains ne
devaient rien aux Caves, en particulier quand Bénin célèbre
dans Les Copains les vertus de l'acte gratuit et de
l'acte pur.
Ce qui n'a point empêché plus d'un
juge soi-disant clairvoyant, et même plus d'un lecteur, d'attribuer
à Gide une antériorité en la matière. Comme si, en fait de
priorité, dans la mesure où la question se pose, c'était l'âge
respectif des écrivains qui comptait, et non l'âge des œuvres.
Je dois dire qu'à ma connaissance Gide
ne s'est jamais servi lui-même de ce faux argument.
*
* *
En revanche, je ne lui ai jamais tout à
fait pardonné le rôle qu'il joua dans ce que j'ai appelé l'affaire
de L'Armée dans la Ville. Je l'ai raconté, pages 147 et
suivantes, dans le livre que m'a consacré André Bourin, et qui
s'intitule : Connaissance de Jules Romains, discutée par Jules
Romains**.
Les faits que je rapporte sont, hélas
! incontestables. Les hypothèses que je forme sur le rôle de Gide
dans l'affaire ne comportent pas le même degré de certitude. Mais
tout ce que nous savons du caractère de Gide et de sa politique nous
rend ces hypothèses très probables.
*
* *
Je me revois encore, lui faisant visite
rue Vaneau, à la fin de sa vie. Je n'ai pas retenu nos propos dans
le détail. Néanmoins, je l'entends encore me parler d'un recueil
d'essais, que j'avais publié à New York et que je lui avais envoyé.
« C'est un aspect de votre œuvre que
je n'aime pas spécialement », me dit-il, sans m'en donner la
raison.
Je le revois également, à la même
époque, le soir de la générale des Caves du Vatican au
Français. Alors que la plupart des auteurs dramatiques se cachent
pudiquement en de pareilles circonstances, Gide, vêtu de sa grande
cape et de son chapeau à larges bords, se tenait planté au milieu
du hall d'entrée et, de ses yeux bridés, regardait arriver les
spectateurs. »
(Jules Romains, Amitiés et rencontres, Flammarion, 1970)
______________________________
* En février-mars 1922, Gide donne en
réalité six conférences sur Dostoïevski au Vieux-Colombier qui
paraîtront dans La Revue Hebdomadaire les 13, 20, 27 janvier
et 3, 10, 17 février 1923 (reprises la même année en un volume
chez Plon-Nourrit. On les trouve aujourd'hui avec d'autres textes sur
Dostoïevski dans André Gide, Dostoïevski, idées NRF,
Gallimard, 1964, et dans les Essais critiques de la Pléiade).
** On sait que les livres de Gide ont
des origines, des motivations très en amont de leur écriture. Les
Caves sont imaginées dès 1905 et l'épisode du train est dans
les brouillons dès 1911. En outre l'ébauche de la théorie gidienne
de l'acte gratuit se trouve déjà dans Paludes (1895) et Le
Promethée mal enchaîné (1899). Et si l'on devait chercher des
influences, ce serait davantage du côté de Dostoïevski, comme le
montrent les conférences évoquées plus haut, ou de Nietzsche... Sur
cette tendance de Romains à voir des « plagiats » un peu
partout, voir dans le même volume de souvenirs la notice consacrée
à Martin du Gard...
*** Dans la NRF d'avril 1911,
Apollinaire éreintait L’Armée dans la ville, drame
unanimiste de Jules Romains. A la demande de Gide selon Romains : «
[...] on était venu dire à ce parfois naïf Apollinaire (le
même qui se laissait compromettre par le voleur de la Joconde) :
« Allez-y ! Ne vous gênez pas ! Cette pièce a été l'objet
d'éloges ridicules. Ayez le courage, vous, de la démolir ! »
L'inspirateur de la manœuvre, c'était Gide bien entendu [...] »
(Connaissance de Jules Romains,
André Bourin, Jules Romains, Flammarion, 1961, p.151). Ce fut la
seule et unique contribution d'Apollinaire à la NRF. « Et il
demeure peu contestable que, pour attaquer Romains – fut-ce en
devant le regretter ensuite – Apollinaire n'avait nul besoin d'être
« manœuvré » par Gide et ses amis » commente
d'ailleurs Claude Martin dans son édition de la correspondance André
Gide - Jules Romains (Cahiers Jules Romains, vol.1,
Flammarion, 1976).
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