« ANDRÉ GIDE
C'est à propos de La Vie unanime
que je fis la connaissance d'André Gide. Il en avait fait, dans la
Nouvelle Revue Française qui venait de se fonder*, un compte
rendu intelligent et bienveillant.
Il me cita quelques noms d'écrivains,
auxquels il lui semblait que je devais envoyer ou porter mon recueil.
En particulier André Suarès et Charles Péguy. Je crois même qu'il
me donna une lettre d'introduction pour certains d'entre eux.
C'est armé de cette recommandation que
je me présentai chez eux. Sans être franchement déçu, je les
trouvai un peu inférieurs à l'idée que je m'en faisais. André
Suarès me reçut avec un souci évident de mise en scène. Il tint à
me faire savoir qu'il m'accordait une grande faveur en consentant à
perdre vingt minutes avec moi. Il me dit, d'un air grave : « Surtout
ne communiquez mon adresse à personne. Ne dites à personne que je
vous ai reçu. » Dans l'ensemble j'eus l'impression d'être en face
d'un photographe d'art.
Chez Péguy, dans la boutique qu'il
occupait alors rue de la Sorbonne, la mise en scène était
différente, mais je n'eus pas davantage l'impression d'authenticité.
Péguy s'arrangea pour que j'eusse de mon passage près de lui un
sentiment conforme à sa légende, qui était celle d'un travailleur,
descendant de travailleurs, et d'un catholique fervent. Il se livra
devant moi à des besognes manuelles, comme d'empaqueter des livres ;
et, pour être sûr que je le remarquerais, il me déclara qu'il
faisait lui-même, de ses mains, les corvées qu'exigeait son petit
commerce. D'autre part, il me fit cadeau d'un de ses livres, et y
inscrivit une dédicace qui faisait état de la date où nous étions
de l'année religieuse, et qui était le vendredi de la semaine
sainte.
J'ai souvent pensé à cette entrevue,
quand je lisais une étude sur Péguy — étude où ne figurait
jamais la moindre réserve touchant la sincérité intégrale de
l'homme.
*
* *
Le Gide dont je fis la connaissance aux
environs de l'an 1910 était partagé entre plusieurs préoccupations,
dont les principales étaient le désir de grouper autour de lui les
meilleurs éléments de sa génération, et celui d'être en contact
avec les meilleurs des jeunes. La fondation de la Nouvelle Revue
Française répondait au premier de ces désirs. Cette fondation
avait failli être ratée. En donnant une place à des écrivains
comme Eugène Montfort, le numéro initial perdait une partie de sa
valeur de manifeste. Un second numéro de lancement avait essayé de
rattraper cette erreur, et y avait en somme réussi. Il était facile
d'apercevoir autour de quelles idées et en faveur de quels écrivains
ce rassemblement avait lieu. Ces écrivains étaient d'abord Gide
lui-même ; puis Schlumberger, Claudel, Valéry... Les idées, celles
de perfection, de solidité classique, au sortir de la tourmente
symboliste. Un exemple, sinon un précédent, s'imposait à Gide :
celui de Maurice Barrès. Barrès avait évolué en gardant, outre un
nombre grandissant de lecteurs adultes et de connaisseurs en
littérature, son ascendant sur les jeunes. Obtenir la même chose en
évitant l'engagement politique était un but raisonnable.
Malheureusement Gide n'avait, de la
jeune littérature, qu'une image très incomplète. Et son nom, sans
être inconnu de nous, n'était pas de ceux que nous prononcions avec
ferveur. Je me rappelle l'un de nous, René Arcos, nous signalant un
jour, en tapotant la couverture d'un livre — je ne sais plus lequel
— qu'un certain André Gide, qui en était l'auteur, méritait
notre attention.
Dans ces conversations que j'eus avec
lui, j'eus la certitude que des noms comme Duhamel, Vildrac, etc.,
lui étaient aussi inconnus que ceux d'Apollinaire, d'André Salmon,
sans parler de Max Jacob ou de Louis de Gonzague Frick, qu'il fallait
être de leurs amis proches pour savoir situer.
J'ai raconté ailleurs quelle était ma
situation personnelle. J'avais refusé, dès le début, de faire de
l'unanimisme une école. J'avais laissé mes amitiés littéraires se
former librement.
C'est ainsi que je m'étais lié avec
Apollinaire et avec Max Jacob. Tout en me sentant plus près des gens
de l'Abbaye (Duhamel, Vildrac, Arcos, etc.), je n'avais pas manqué
d'éprouver un vif intérêt pour le groupe dont Apollinaire
représentait la tête, ou le centre. Mon rêve avait même été de
servir de lien entre ces deux groupes. La création du Dîner de
Valois*** n'avait pas été étrangère à cette vue.
Auprès de Gide, et de l'équipe
N.R.F., je me plus à jouer un rôle analogue. J'écrivis dans cet
esprit un article intitulé La Génération nouvelle et son unité****,
que la N.R.F. publia. Je soutins la même thèse dans une conférence
que je donnai au Salon d'Automne, sur l'invitation d'Apollinaire.
Donc je m'efforçai d'initier Gide à
cette situation. Je me revois dans le pavillon de la Villa
Montmorency qu'il habitait alors. Assis sur un canapé, dans une
pièce communiquant avec la salle à manger, et prononçant les noms
alors tout nouveaux pour lui de Duhamel, de Vildrac, d'Apollinaire*****.
Je ne puis pas dire que je lisais dans
son jeu. Mais j'en devinais quelque chose, qui était le désir
d'entrer en contact avec cette jeunesse littéraire, et d'en utiliser
les tendances divergentes, sinon contradictoires. Alors que je me
préoccupais surtout de ce qui pouvait les rapprocher.
La politique de Gide à l'égard des
jeunes écrivains se laisse assez bien définir par la formule
célèbre, « diviser pour régner »******. Mais il l'appliquait avec
modération, et en se trahissant le moins possible.
*
* *
Une autre des pensées directrices de
Gide était de ne pas se laisser démoder. De rester un « jeune ».
Donc d'emprunter aux jeunes leurs secrets, sans en avoir l'air. Il se
flattait aussi de lire assez exactement dans la pensée des jeunes
pour voir dans quelle mesure ils continuaient ses propres
aspirations, et dans quelle mesure aussi ils étaient opposables les
uns aux autres sans qu'on courût le risque de les coaliser.
Je dois dire que je n'ai point la
preuve de ce qu'il faut bien appeler une certaine perfidie. C'est
plutôt une affaire d'impression. J'eus constamment l'impression que
l'attitude de Gide envers les jeunes était plus habile que sincère.
Par exemple, bien qu'il ait été pendant de longues années le
principal inspirateur de la Revue (N.R.F.) et le contrôleur de ses
sommaires, il n'en assuma jamais la direction avouée, qui échut
successivement à Jacques Copeau, à Jacques Rivière et plus tard à
Jean Paulhan.
Du même coup les changements de
direction de la Revue ne se traduisaient pas par un changement de
politique. Dans quelle mesure chacun des directeurs successifs
influait-il sur le recrutement des collaborateurs de la Revue, et
plus spécialement sur le ton des notes, il était difficile de le
savoir*******. En ce qui concerne le Théâtre du Vieux-Colombier, Jacques
Copeau avait trop de personnalité pour accepter de Gide autre chose
que des impressions de spectateur, et des conseils d'un ordre très
général. Lorsque Copeau décida de m'offrir la direction de l'école
théâtrale du Vieux-Colombier, je ne pense pas qu'il en eût demandé
la permission à Gide. Lequel n'avait aucune objection de principe à
m'opposer, mais aurait pu s'arranger pour que l'initiative de Copeau
n'eût pas de suites.
Pratiquement, je n'eus pas à
m'apercevoir que la direction de Copeau fût un paravent pour une
direction réelle exercée par Gide. Et je ne pense pas que ce fût
le cas. »
(Jules Romains, Amitiés et rencontres, Flammarion, 1970)
_______________________
* Dans le « second premier
numéro » de la NRF, celui débarrassé de Montfort en février
1909, Gide donne, outre les premières pages de La Porte étroite,
trois articles : Contre Mallarmé, et des notes sur La Vie
Unanime, de Jules Romains, et les Poèmes par un riche
Amateur, de Valery Larbaud.
** René Arcos (1880-1959), poète du
groupe de l'Abbaye de Créteil avec Vildrac et Duhamel, évoqués
plus loin par Romains, il fonde en 1918 les Éditions du Sablier à
Genève puis participe avec Romain Rolland à la création de la
revue Europe dont il sera le rédacteur en chef jusqu'en 1929.
*** Réunion mensuelle dans un petit
restaurant de la rue de Valois organisée à partir d'octobre 1908
par Jules Romains pour rapprocher les poètes
unanimistes de l'Abbaye et ceux du groupe d'Apollinaire.
**** Voir ici la liste des articles de
Jules Romains dans la NRF
***** Gide avait déjà rencontré Apollinaire lors de dîners en janvier 1908.
****** Gide est pourtant innocent dans
les différentes ruptures au sein de ces groupes : Duhamel signera un
éreintement
d'Alcools
dans le Mercure
de France; Vildrac et Duhamel prennent également leurs distances avec
Romains; paradoxalement c'est la guerre qui rapprochera Apollinaire
et Romains alors qu'elle entraînera des tensions entre les beaux-frères Vildrac et
Duhamel.
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