vendredi 3 août 2012

... vu par Jules Romains (1/2)


« ANDRÉ GIDE

C'est à propos de La Vie unanime que je fis la connaissance d'André Gide. Il en avait fait, dans la Nouvelle Revue Française qui venait de se fonder*, un compte rendu intelligent et bienveillant.
Il me cita quelques noms d'écrivains, auxquels il lui semblait que je devais envoyer ou porter mon recueil. En particulier André Suarès et Charles Péguy. Je crois même qu'il me donna une lettre d'introduction pour certains d'entre eux.
C'est armé de cette recommandation que je me présentai chez eux. Sans être franchement déçu, je les trouvai un peu inférieurs à l'idée que je m'en faisais. André Suarès me reçut avec un souci évident de mise en scène. Il tint à me faire savoir qu'il m'accordait une grande faveur en consentant à perdre vingt minutes avec moi. Il me dit, d'un air grave : « Surtout ne communiquez mon adresse à personne. Ne dites à personne que je vous ai reçu. » Dans l'ensemble j'eus l'impression d'être en face d'un photographe d'art.
Chez Péguy, dans la boutique qu'il occupait alors rue de la Sorbonne, la mise en scène était différente, mais je n'eus pas davantage l'impression d'authenticité. Péguy s'arrangea pour que j'eusse de mon passage près de lui un sentiment conforme à sa légende, qui était celle d'un travailleur, descendant de travailleurs, et d'un catholique fervent. Il se livra devant moi à des besognes manuelles, comme d'empaqueter des livres ; et, pour être sûr que je le remarquerais, il me déclara qu'il faisait lui-même, de ses mains, les corvées qu'exigeait son petit commerce. D'autre part, il me fit cadeau d'un de ses livres, et y inscrivit une dédicace qui faisait état de la date où nous étions de l'année religieuse, et qui était le vendredi de la semaine sainte.
J'ai souvent pensé à cette entrevue, quand je lisais une étude sur Péguy — étude où ne figurait jamais la moindre réserve touchant la sincérité intégrale de l'homme.

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Le Gide dont je fis la connaissance aux environs de l'an 1910 était partagé entre plusieurs préoccupations, dont les principales étaient le désir de grouper autour de lui les meilleurs éléments de sa génération, et celui d'être en contact avec les meilleurs des jeunes. La fondation de la Nouvelle Revue Française répondait au premier de ces désirs. Cette fondation avait failli être ratée. En donnant une place à des écrivains comme Eugène Montfort, le numéro initial perdait une partie de sa valeur de manifeste. Un second numéro de lancement avait essayé de rattraper cette erreur, et y avait en somme réussi. Il était facile d'apercevoir autour de quelles idées et en faveur de quels écrivains ce rassemblement avait lieu. Ces écrivains étaient d'abord Gide lui-même ; puis Schlumberger, Claudel, Valéry... Les idées, celles de perfection, de solidité classique, au sortir de la tourmente symboliste. Un exemple, sinon un précédent, s'imposait à Gide : celui de Maurice Barrès. Barrès avait évolué en gardant, outre un nombre grandissant de lecteurs adultes et de connaisseurs en littérature, son ascendant sur les jeunes. Obtenir la même chose en évitant l'engagement politique était un but raisonnable.
Malheureusement Gide n'avait, de la jeune littérature, qu'une image très incomplète. Et son nom, sans être inconnu de nous, n'était pas de ceux que nous prononcions avec ferveur. Je me rappelle l'un de nous, René Arcos, nous signalant un jour, en tapotant la couverture d'un livre — je ne sais plus lequel — qu'un certain André Gide, qui en était l'auteur, méritait notre attention.
Dans ces conversations que j'eus avec lui, j'eus la certitude que des noms comme Duhamel, Vildrac, etc., lui étaient aussi inconnus que ceux d'Apollinaire, d'André Salmon, sans parler de Max Jacob ou de Louis de Gonzague Frick, qu'il fallait être de leurs amis proches pour savoir situer.
J'ai raconté ailleurs quelle était ma situation personnelle. J'avais refusé, dès le début, de faire de l'unanimisme une école. J'avais laissé mes amitiés littéraires se former librement.
C'est ainsi que je m'étais lié avec Apollinaire et avec Max Jacob. Tout en me sentant plus près des gens de l'Abbaye (Duhamel, Vildrac, Arcos, etc.), je n'avais pas manqué d'éprouver un vif intérêt pour le groupe dont Apollinaire représentait la tête, ou le centre. Mon rêve avait même été de servir de lien entre ces deux groupes. La création du Dîner de Valois*** n'avait pas été étrangère à cette vue.
Auprès de Gide, et de l'équipe N.R.F., je me plus à jouer un rôle analogue. J'écrivis dans cet esprit un article intitulé La Génération nouvelle et son unité****, que la N.R.F. publia. Je soutins la même thèse dans une conférence que je donnai au Salon d'Automne, sur l'invitation d'Apollinaire.
Donc je m'efforçai d'initier Gide à cette situation. Je me revois dans le pavillon de la Villa Montmorency qu'il habitait alors. Assis sur un canapé, dans une pièce communiquant avec la salle à manger, et prononçant les noms alors tout nouveaux pour lui de Duhamel, de Vildrac, d'Apollinaire*****.
Je ne puis pas dire que je lisais dans son jeu. Mais j'en devinais quelque chose, qui était le désir d'entrer en contact avec cette jeunesse littéraire, et d'en utiliser les tendances divergentes, sinon contradictoires. Alors que je me préoccupais surtout de ce qui pouvait les rapprocher.
La politique de Gide à l'égard des jeunes écrivains se laisse assez bien définir par la formule célèbre, « diviser pour régner »******. Mais il l'appliquait avec modération, et en se trahissant le moins possible.

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Une autre des pensées directrices de Gide était de ne pas se laisser démoder. De rester un « jeune ». Donc d'emprunter aux jeunes leurs secrets, sans en avoir l'air. Il se flattait aussi de lire assez exactement dans la pensée des jeunes pour voir dans quelle mesure ils continuaient ses propres aspirations, et dans quelle mesure aussi ils étaient opposables les uns aux autres sans qu'on courût le risque de les coaliser.
Je dois dire que je n'ai point la preuve de ce qu'il faut bien appeler une certaine perfidie. C'est plutôt une affaire d'impression. J'eus constamment l'impression que l'attitude de Gide envers les jeunes était plus habile que sincère. Par exemple, bien qu'il ait été pendant de longues années le principal inspirateur de la Revue (N.R.F.) et le contrôleur de ses sommaires, il n'en assuma jamais la direction avouée, qui échut successivement à Jacques Copeau, à Jacques Rivière et plus tard à Jean Paulhan.
Du même coup les changements de direction de la Revue ne se traduisaient pas par un changement de politique. Dans quelle mesure chacun des directeurs successifs influait-il sur le recrutement des collaborateurs de la Revue, et plus spécialement sur le ton des notes, il était difficile de le savoir*******. En ce qui concerne le Théâtre du Vieux-Colombier, Jacques Copeau avait trop de personnalité pour accepter de Gide autre chose que des impressions de spectateur, et des conseils d'un ordre très général. Lorsque Copeau décida de m'offrir la direction de l'école théâtrale du Vieux-Colombier, je ne pense pas qu'il en eût demandé la permission à Gide. Lequel n'avait aucune objection de principe à m'opposer, mais aurait pu s'arranger pour que l'initiative de Copeau n'eût pas de suites.

Pratiquement, je n'eus pas à m'apercevoir que la direction de Copeau fût un paravent pour une direction réelle exercée par Gide. Et je ne pense pas que ce fût le cas. »

(Jules Romains, Amitiés et rencontres, Flammarion, 1970)

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* Dans le « second premier numéro » de la NRF, celui débarrassé de Montfort en février 1909, Gide donne, outre les premières pages de La Porte étroite, trois articles : Contre Mallarmé, et des notes sur La Vie Unanime, de Jules Romains, et les Poèmes par un riche Amateur, de Valery Larbaud.
** René Arcos (1880-1959), poète du groupe de l'Abbaye de Créteil avec Vildrac et Duhamel, évoqués plus loin par Romains, il fonde en 1918 les Éditions du Sablier à Genève puis participe avec Romain Rolland à la création de la revue Europe dont il sera le rédacteur en chef jusqu'en 1929.
*** Réunion mensuelle dans un petit restaurant de la rue de Valois organisée à partir d'octobre 1908 par Jules Romains pour rapprocher les poètes unanimistes de l'Abbaye et ceux du groupe d'Apollinaire.
**** Voir ici la liste des articles de Jules Romains dans la NRF
***** Gide avait déjà rencontré Apollinaire lors de dîners en janvier 1908.
****** Gide est pourtant innocent dans les différentes ruptures au sein de ces groupes : Duhamel signera un éreintement d'Alcools dans le Mercure de France; Vildrac et Duhamel prennent également leurs distances avec Romains; paradoxalement c'est la guerre qui rapprochera Apollinaire et Romains alors qu'elle entraînera des tensions entre les beaux-frères Vildrac et Duhamel.

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