mercredi 25 septembre 2013

Découvrons André Brincourt


Continuant à tirer sur le fil Valensin dans les Mémoires de Pierre de Boisdeffre, celui-ci nous présente son ami André Brincourt :
« Le père avait à Nice, à la radio, un disciple fou de littérature. André Brincourt était blond, grand, très beau ; sa femme était brune, vive, exaltée. Tous deux avaient fait de la résistance, Jeanne ne doutait pas de l'avenir d'André : il écrivait un roman. Ils avaient rencontré Gide, Roger Martin du dard, André Malraux. Tous deux admiraient Valensin, tous deux s'enflammaient pour le père Teilhard persécuté. Ils allaient devenir à travers quelques éclipses dues au tempérament cyclothymique de Jeanne, qui n'était à l'aise que dans les sentiments extrêmes mes amis. »

(Pierre de Boisdeffre, Contre le vente majeur,
Mémoires 1368-1968,
Grasset, 1994, p.204)

Et comme « toutes nos lectures se touchent », on retrouve Gide dans le livre d'André Brincourt intitulé La Parole dérobée (Grasset, 1990). Malgré la mention « roman » sur sa couverture, La Parole dérobée se lit comme une histoire des engagements et des luttes de la deuxième moitié du XXème siècle, mélangeant un Téracos (anagramme de Socrate) à des personnages bien réels : Malraux, Berl, Clavel ou encore Gide qu'on retrouve à Nice en 1941. Il s'apprête à donner sa conférence « Découvrons Henri Michaux » qu'il ne prononcera finalement jamais. La version « romancée » d'André Brincourt complète bien le récit que Akio Yoshii avait donné de cet épisode dans le BAAG n°167 de juillet 2010.



« Toute la journée de ce mercredi 21 mai, une seule pensée habita Martial . il allait entendre André Gide, le voir, peut-être l'approcher. Les Morceaux choisis, si religieusement reliés, étaient restés à Tournebride, mais il s'était procuré la veille, non sans mal, ce petit livre conseillé par Gérard, les Nouvelles Nourritures. « Que l'homme soit fait pour le bonheur, certes toute la nature l'enseigne » De quoi s'interroger sous les palmiers de la Promenade. Plusieurs affiches annonçaient la conférence. Téracos n'avait pas donné d'indications sur cet Henri Michaux que Gide se proposait de découvrir sous les plafonds à caissons et les stucs dorés du Ruhl.
L'impatience ou la fébrilité, quel démon le poussa à rôder autour du palace avec près d'une heure d'avance ? Espérait-il reconnaître la silhouette de Gide ? Voulait-il mieux préparer son plaisir ? Se risquer aux premiers rangs dès que possible ?
Face au Palais de la Jetée construit sur la mer, le Ruhl offrait son architecture caractéristique de la Belle Epoque, le hall majestueux, les colonnades rococo agrémentées de plantes vertes. Dans les vitrines, les fourrures et bijoux avaient en partie cédé la place à une ornementation de propagande, quelques assiettes et plusieurs vases à l'effigie du Maréchal, de petits bustes avec ou sans képi (40 F nature, polychrome à 320 F) Il y avait aussi une tête de pipe sans prix. Et ces fanions entrecroisés au-dessus d'affichettes aux sentences tricolorisées. « Je servirai, je le jure. » « Légionnaire, voici ta famille, voici ton père. » Plus loin, et plus insolite « J'entends battre le tambour d'Arcole. » Fallait-il y voir les derniers produits du laboratoire de l'oncle Hubert ? Martial n'y songeait pas sans sourire en s'orientant déjà, suivant la flèche, vers la salle de conférences.
Il apercevait de loin les rangées de chaises en bois doré, lorsqu'il fut tiré de ses rêveries par Téracos. Un peu plus, il se serait senti pris en faute. Ce diable d'homme lisait-il dans les pensées ? Non. Son agitation visible s'accompagnait d'un enthousiasme communicatif : « Viens ! Il se passe quelque chose d'extraordinaire ! » Martial reçut le tutoiement comme une décharge électrique. L'étincelle le fit aussitôt flamber « Allons vite rejoindre Gide. La Légion veut l'empêcher de parler. »
Traversant à la hâte deux ou trois vastes salons, ils pénétrèrent dans le bar anglais fermé par exception au public, selon l'indication portée à l'entrée par un écriteau. Le peu de lumière que laissaient filtrer les curieux abat-jour cloches des appliques murales ne permettait guère de distinguer les visages, ni même le nombre de ceux qui entouraient le canapé circulaire où, seul, se trouvait assis un homme, la tête soutenue par deux doigts, le corps penché sur un côte, à la limite, semblait-il, de perdre tout équilibre.
« C'est André Gide », dit Téracos, laissant Martial à sa surprise. Plus sûrement encore à son vertige.

Combien sont-ils ? De quoi s'agit-il ? « Un conseil de crise », vient d'annoncer Téracos d'un air narquois. Trois hommes à l'écart s'entretiennent près du bar. « Celui qui fume, tu reconnais Malraux... » Reconnaître ? Ça c'est le comble ! Maigre, noir. Sa main gauche ne cesse d'aller et venir comme pour chasser les mouches.
Gide s'est adressé aussitôt à Téracos :
« Alors, que nous rapporte le petit Stéphane ?
Il est toujours au téléphone. Marc essaie de joindre ce haut responsable de la Légion à la Préfecture...
— De toute manière, je ne veux pas faire d'éclat. Etre la victime de la Légion, soit ! Mais pas pour si peu de chose. Cet interdit est humiliant par là même. Comprenez-vous, cher.. Ah ! je voudrais tant qu'on me laissât tranquille ! »
Malraux en soufflant du nez s'approche :
« N'oublions pas que vous venez de demander à Drieu de supprimer votre nom sur la couverture de la NRF. Et là, nous sommes dans le sérieux ! L'affaire est encore chaude : tout ce que vous faites comme tout ce que vous ne faites pas prend un sens en ce moment ! »
Etonnante rapidité de la parole, entrecoupée de sons gutturaux. On dirait que les mots attrapent au vol les idées.
« — Parbleu ! Je ne le sais que trop, répond Gide dans un soupir. De tout côté l'on cherche à incliner ma pensée ! J'aurais dû écouter Martin : il ne supporte pas les palaces et m'avait déconseillé de parler d'un poète dans un pareil endroit... La poésie au casino... Je n'ai pas vu le piège. Voyez-vous, Malraux, les événements m'ennuient parce qu'ils nous obligent désormais à ne rien faire d'insignifiant... On ne peut plus être futile. Nous vivons une époque déplorable ! Et je m'agace... Mon eczéma me donne des impatiences. Il faut que j'aille voir ce qui se passe... »
D'un bond, le voici sur pied.
En ouvrant la porte pour sortir, Gide a rencontré le regard de Martial. Il a marqué un temps d'arrêt — frappé à l'évidence par le rayonnement du garçon. « Nous vivons une époque dé-plo-ra-ble », a-t-il répété presque en chantonnant avant de disparaître en deux enjambées. Sa veste trop longue flotte autour de lui.
Aussitôt le petit groupe s'anime. Chacun veut placer son mot.
« — Marc Allégret essaie de susciter un bon mouvement de la Légion Attendons ce que va nous dire Roger Stéphane. Il prétend que sa carte de presse du Mot d'ordre lui ouvre toutes les portes...
— Mais enfin, reprend avec véhémence Malraux, vous savez comme moi que l'oncle Gide ne peut échapper à la question. Ou il parle et il devient rebelle ; ou il ne parle pas et il devient martyr. Bien sûr que Roger Martin du Gard avait raison. Mais Gide ne serait plus Gide s'il suivait les bons conseils...
— Il faut quand même prendre une décision. Le public est là. On se bouscule déjà dans la salle. Se doutent-ils de quelque chose ?... »
Téracos entraîne Malraux à part.
« — La vérité est qu'il attend de sauter sur l'occasion de se retirer. Cette conférence l'assomme. Il voulait seulement lire quelques textes de Michaux avec cette comédienne, comment l'appelle-t-on ? Claude Francis.
— Bon ! Le problème pour lui est donc : comment se taire et ne pas avoir l'air de céder ?
— Pourquoi ne pas dire au public que la Légion autorise la conférence ? Il aurait le vrai prétexte pour ne plus la faire...
— Téracos, vous devriez manigancer ça. Je me charge de lui expliquer le côté "beau geste". »
Une porte derrière le bar, dissimulée par un rideau de velours rouge, s'est ouverte, laissant tout ensemble entrer un flot de lumière et les accents inattendus d'une valse viennoise. Un assez triste violon. Ce n'est pourtant pas l'heure du thé dansant. André Gide revient, suivi cette fois d'un petit homme replet en smoking qui se donne des airs importants. Sans doute le directeur de l'hôtel. Il lève les bras, en signe de désespoir : « — La salle est pleine, nous commençons à refuser du monde... Il faut faire quelque chose... »
On reconduit Gide sur le canapé circulaire où personne d'autre ne veut s'asseoir. Téracos lui prend les deux mains pour se faire plus persuasif :
« — Vous prenez simplement la parole pour dire que vous ne voulez pas la prendre — par souci de ne pas envenimer ce qui ne mérite pas de l'être. Nous nous chargeons du reste avec Malraux.
— Le reste ? C'est quoi le reste ? »
Malraux s'interpose :
« — Un : vous ne cédez pas à une pression. Il faut laisser entendre que les autorités viennent d'autoriser la conférence. Personne ne démentira parce que personne ne sait qui décide. Cette permission octroyée vous donne enfin le bon rôle : vous choisissez de vous taire. Deux : vous lisez la lettre de menaces de ce M. Tissot..
— Ah non ! J'aurais l'air de quoi ?
— Mais le public doit savoir. La Légion vient d'injurier un grand écrivain français. »
Le directeur manifeste son anxiété :
« — Si je faisais une annonce ? Je pourrais invoquer un empêchement...
— Non ! Pas d'annonce ! M. Gide ne veut pas d'annonce, n'est-ce pas ? dit vivement Téracos en quêtant du regard une approbation. Et puis le mot "empêchement" est un mot mondain. Un très mauvais mot. Malraux n'a pas tort : il faut que le public ait connaissance de cette lettre idiote... Nous allons faire lire la lettre, placer l'injurieuse connerie sur l'estrade, mais par surprise, comme si c'était un acte spontané, irréfléchi. »
Puis, se tournant vers Martial qui ne quitte pas des yeux Gide de plus en plus penché et comme accablé sur sa banquette.
« — Ecoute-moi. Martial... »
Il l'a saisi par les épaules et le pousse en avant : « — Nous avons avec nous l'ange messager, tu es la jeunesse, l'image de la jeunesse outragée. Ecoute-moi, Martial dès que M. André Gide fait mine de se retirer après avoir décidé d'annuler sa conférence, tu bondis sur la scène et tu lis la lettre. Tu dis "Le public doit savoir !" Et tu lis. C'est tout. Sans commentaires. Tu hurles : "Sans commentaires !" et tu descends. Stéphane pourrait, par exemple, faire semblant de s'entremettre...
— Il n'a pas à faire semblant, il s'entremet toujours. Du reste, où est-il ?
— Le voilà ! » dit un grand garçon qui a, paraît-il, apporté une sacoche pleine de livres de Michaux.
Et le nouvel arrivant de s'écrier du fond du bar avec autorité mais d'une voix enrayée par l'émotion :
« — La Légion autorise ! Tout est en ordre ! »
Est-ce Malraux qui fait entendre ce rire un peu trop sonore ? Ou cet homme aux grosses lunettes rondes, dans l'ombre, qui jusqu'alors a fait partie des muets attentifs ? Martial a cru comprendre son nom : Marcel Achard.
« — Je suis très fatigué et mon eczéma m'empêche d'avoir une opinion », dit avec lenteur André Gide. Puis, agrippant Stéphane par le bras . « — Ai-je vraiment la permission ? »
Il y a quelque chose d'attendrissant ou de pitoyable dans sa demande. Sans doute, voulait-il dire « l'autorisation » ?
« — Mais oui ! répond avec une fausse gaieté Roger Stéphane. Marc vient de me le confirmer. C'est officiel : vous pouvez parler ! »
Le visage de Gide s'éclaire. « —Nous allons donc pouvoir nous taire ! »
Martial se sent légèrement drogué. Pris dans le tourbillon. A la fois heureux et tout étourdi de se trouver entraîné dans un mouvement qui le dépasse et l'excite. Téracos fait entendre son grognement ironique, son œil de batracien allumé. A-t-il pour de bon débloqué la situation ? Il peut en tout cas compter sur Martial : ce garçon se prête à tous les jeux, et de préférence les plus troubles il l'a deviné aussitôt.
C'est le directeur qui aide Gide à se lever et l'entraîne, avec force amabilités, vers la salle. Chacun s'y laisse mener par une incertitude amusée.
Que de monde, en effet ! Un auditoire jacassant et applaudissant à l'entrée du maître. Malraux a filé derrière le rideau rouge avec Achard. « — On va voir le film Derrière la façade avec Jules Berry... Ce cinéma-là me rince l'esprit... Venez nous retrouver, c'est à côté, à l'Escurial... »
Le petit groupe des fidèles va se placer en bas de l'estrade. Deux chaises et une table au tapis vert. André Gide monte à pas comptés, avec une lassitude apparente très étudiée. Sa veste est vraiment déformée que peut-il fourrer dans ses poches ? Il s'assoit, mesure son temps de silence, et dans une étonnante psalmodie, à la limite du supportable, détachant chaque syllabe, commence :

« Messieurs,
« Pas de discorde entre Français. Tel est le mot d'ordre qui me domine. Cet après-midi l'on m'a remis une lettre comminatoire de la Légion. Il m'importe peu que ceux de la Légion se méprennent sur ma personne, mon œuvre et mon action... »
La modulation s'amplifie: « J'apprends au dernier moment que l'on accepterait pourtant de me laisser parler. Mais mon point de vue reste le même... Plutôt que de fournir prétexte à des dissensions TAISONS-NOUS ! »

Il a presque chanté ce « Taisons-nous ! »
Le moment de stupeur et de légère confusion passé, la salle se met à gronder. Des voix s'élèvent, quelques mots percent la rumeur Scandale ! Poésie ! Honte à Pétain !
André Gide s'est esquivé plus vite que prévu. On ne sait jamais avec lui s'il faut s'attendre à la lenteur ou à la précipitation. Déjà le public s'apprête à sortir dans un bruit de chaises et de protestations assez vives.
C'est alors que Martial a bondi sur l'estrade. Il agite d'une main la lettre que lui a remise Téracos, et réclame le silence. En dépit du brouhaha persistant, il se lance et répète plusieurs fois : « — Vous avez droit à celle lettre... Vous avez droit... Elle porte l'en-tête de la Légion, avec la mention "Propagande"... Signée par le secrétaire général à la propagande Noël de Tissot. Ecoutez... »
Il est visiblement ému. Sa voix trop sourde ne porte pas.
« — ... N'est-il pas un peu choquant de voir André Gide affronter le public français en ce mois de mai 4l, en dépit d'une actualité qui condamne son œuvre ?... On parle beaucoup des responsables en ce moment... Il est difficilement admissible, à l'heure où le Maréchal veut développer chez la jeunesse française l'esprit de sacrifice, de voir monter à la tribune un des hommes qui s'est fait le champion triomphant de l'esprit de jouissance... Les refrains de Nathanaël ont dû peser aussi lourd dans la balance que bien des complots politiques... Alors, monsieur Gide, que Nathanaël se fasse oublier, lui et toute sa famille !... »
La salle n'est pas attentive. Personne ne semble comprendre. Les discussions n'ont pas cessé pour autant ni surtout l'infernal jeu de chaises. Une dame au chapeau relevé à la Bonaparte demande sur un ton de plus en plus pointu . « — Voulez-vous me dire ce qui se passe ?! » On n'entend qu'elle. Quelques jeunes cependant commencent à scander . « Na-tha-na-ël-avec-nous — Na-tha-na-ël-avec-nous », ce qui désoriente le reste de l'assemblée et laisse apparemment perplexes le pompier et les trois membres du service d'ordre. Un légionnaire — à en croire le béret et la francisque — reprend le « avec-nous ! » pensant que Nathanaël doit être le signe de ralliement national de la soirée. « Les mots se sont perdus en eau de boudin », rapportera Téracos le lendemain.
Le vrai souci du père de Nathanaël a été de ne pas se laisser piéger dans la porte-tambour du Ruhl « Echappons aux provocateurs et aux disciples ! » lance-t-il avec une certaine gaminerie. La plaisanterie suffit. Il entend « passer outre » et se hâte de gagner l'hôtel Adriatic où le petit Stéphane le raccompagne en se persuadant lui-même que cette soirée a pris un caractère historique. Gide n'est pas content de lui. Avant de se coucher il écrira dans son journal : « De cet incident, il ne restera rien que ceci : ils m'ont empêché de parler et j'ai reconnu mes torts en me rendant à leurs raisons... Leur Révolution Nationale me fiche le cafard. »

(André Brincourt, La Parole dérobée, Grasset, 1990, pp. 77-85)

vendredi 13 septembre 2013

Les Caves en persan


Les Caves du Vatican, André Gide, trad. Abdol Hussein Sharifian,
Farhang-e-Javid Publications, Téhéran, 2013, 256 p.




L'Iran Book News Agency signale une nouvelle édition des Caves du Vatican par Farhang-e-Javid Publications, dans la traduction en persan d'Abdol Hussein Sharifian (Asatir Publications, 2007). L'article rappelle que plus d'une vingtaine d'œuvres de Gide sont disponibles en Iran, traduites par des personnalités du monde des lettres comme Reza Seyyed Husseini, Jalal Al-e-Ahmad, Parviz Dariush et Abdol Hussein Sharifian. Nous avions déjà signalé l'engouement pour Gide et la formidable activité éditoriale dans ce billet sur Gide et l'Iran.

mercredi 11 septembre 2013

Bientôt un inventaire en ligne du fonds Gide d'Uzès


« Tout André Gide en ligne avec le musée Georges Borias » annonçait le 30 août le site ActuaLitté, repris par le Magazine Littéraire. Un article plus précis est paru aujourd'hui sur le site Objectif Gard. Cet intérêt pour les collections gidiennes a surpris Brigitte Chimier, la conservatrice du musée d'Uzès, qui a bien voulu nous en dire plus sur cette numérisation non pas du fonds Gide lui-même mais de son inventaire :

« Comme tout musée de France, nous avons l'obligation de tenir un inventaire des collections. Autrefois cela se faisait sur de gros registres, actuellement nous utilisons aussi des logiciels spécifiques. Au musée d'Uzès c'est le logiciel Mobydoc Express, développé par la société toulousaine Mobydoc. Depuis 2004, date d'acquisition du logiciel, il a fallu saisir toutes les notices des œuvres à partir des anciens registres papier (actuellement 6500 notices pour l'ensemble des collections). Il faut surtout compléter ces notices car les registres ne disent pas toujours tout (précisions sur les dimensions, les matériaux, la datation, le mode d'acquisition...), y ajouter des photos, et inventorier les objets oubliés, non mentionnés dans les registres. Je poursuis donc ce travail de fourmi, petit à petit, pour que l'inventaire informatisé soit bien à jour.

L'étape suivante sera de rendre cet inventaire accessible à tous. Pour cela il faudra le reverser dans la base Joconde. Je vais procéder par versements successifs et je souhaite commencer par le fonds Gide, environ 600 notices (plus un certain nombre de documents pas encore inventoriés). Dès que j'aurai vérifié que ces notices sont complètes (sans doute d'ici à la fin de l'année), je les enverrai au ministère qui les mettra en ligne à une date qu'il m'est impossible d'annoncer à l'avance (les responsables de la cellule Joconde sont peu nombreux et très sollicités !), j'espère courant 2014.

Les chercheurs pourront enfin évaluer rapidement et précisément nos ressources : le catalogue du fonds Gide publié par le musée date de 1993 et la collection s'est beaucoup enrichie depuis. Ces notices sont accompagnées de photos. Le logiciel est destiné aux musées et pas aux bibliothèques, il a donc été conçu pour les œuvres d'art plutôt que pour les livres. Il n'est bien sûr pas question de numériser toutes les pages des livres et je me contente d'une photo de la couverture, éventuellement de la dédicace quand il y en a une. Il me faudra aussi vérifier les éventuels problèmes de droits de reproduction avant de donner accès à tout. Bref il y a encore pas mal de travail... D'autant que je n'ai pas de prestataires extérieurs ni de crédits spécifiques, je fais donc cela petit à petit quand j'en ai le temps.

Le fonds Gide devrait apparaître aussi dans le Catalogue collectif de France (CCFr), qui centralise les catalogues des bibliothèques publiques françaises. Les musées ayant des collections littéraires y sont aussi pris en compte, j'ai donc fourni les notices du fonds Gide. Là encore ce ne sera pas une numérisation des documents eux-mêmes mais de leur catalogue (et sans photos). Bien que ces projets soient loin d'être achevés, j'avais souhaité en faire part aux membres de l'association des Amis du musée afin de leur montrer ce travail de fond, ignoré du grand public. Mais les journalistes se sont jetés sur cette information, je ne pensais pas qu'elle aurait un tel écho ! Les lecteurs alléchés devront encore patienter un peu... »

Signalons enfin que pendant les Journées Européennes du Patrimoine, samedi 14 et dimanche 15 septembre 2013, l'entrée au Musée d'Uzès sera gratuite. Des visites guidées en compagnie de Brigitte Chimier seront même proposées dont une sur le thème de la gourmandise, des recettes de la Préhistoire aux desserts de la grand-mère d'André Gide ! 



lundi 9 septembre 2013

De quelques parutions de rentrée



Naissance est l'un des évènements de la rentrée littéraire, qu'on s'intéresse à son nombre de pages (1152, assurément, Moix s'est inspiré des biographies de Frank Lestringant avec qui il a enregistré des entretiens au sujet de Gide pendant qu'il écrivait son livre), ou à son contenu plus baroque que romanesque. Une tentative littéraire avec beaucoup de réussites, qu'on partage ou non ses obsessions quand Yann Moix affirme qu'il est né circoncis et gidien. Hélas la partie gidienne sonne faux.

Dans les chapitres de la rencontre très imaginaire entre sa grand-mère et Gide, on sent bien qu'on est en face d'un Gide, dérivé du Gide de Lestringant. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, l'un et l'autre fabriquent à partir d'éléments réels un Gide tout artificiel, ou pour mieux dire rêvé tant les parts d'inconscient et d'incompréhension sont grandes. Le meilleur exemple consiste à laisser Moix faire parler son Gide :

« — Je n'ai point laissé ma femme mourir ici, reprit Gide. Ce n'est pas vrai. Je l'ai tuée. Dire qu'elle est morte de chagrin n'est pas suffisant. Elle est morte de moi. J'ai vécu une vie et à elle je n'ai donné d'autre choix que de vivre seule l'existence qu'on s'était promis, adolescents, de vivre ensemble. J'ai fait avec tous les autres - et tous ces autres étaient des hommes - ce qu'elle avait rêvé sa vie durant de faire avec moi. Je me suis amusé loin d'elle, mais c'est près d'elle que je venais pleurer. Elle consolait des chagrins dont je ne pouvais lui avouer les causes. Elle pansait des plaies qui n'étaient que des malheurs de ne pouvoir m'é-chap-per plus encore de sa déjà dérisoire emprise. Je savais qu'elle était là, seule, à traverser les hivers sans dire un mot, quand la pluie battait le carreau. Le personnel lui servait de compagnie, la cuisinière, quelques servants, les fermiers alentour. Elle caressait des chats, mais était trop allergique à leur poil pour supporter long-temps leur présence. Elle se méfiait des chiens, mais donnait volontiers à manger aux canards. Les animaux furent un peu son réconfort, de même que ses sœurs qui lui rendaient visite. Je n'ai point su la libérer de la prison que peu à peu elle accepta ta-ci-te-ment d'occuper. À partir d'une certaine période, je n'ai plus même osé continuer à lui faire des promesses. Celles-ci me paraissaient contenir une dose trop importante de – comment dirais-je – oui, de por-no-gra-phie. J'ai décidé, par un égoïsme que j'ai intitulé « liberté », et où j'ai fait mine de puiser le suc de mon œuvre, de sacrifier une vie humaine pour devenir « André Gide ». Non seulement, j'eusse sans doute pu le devenir sans cet assassinat – je ne puis nommer autrement ce que j'ai commis – mais en gardant au chaud une âme que j'ai exposée au froid le plus ter-ri-fiant, je ne me suis pas même damné comme mes plus fervents lecteurs l'eussent souhaité. Je ne suis rien, parce que je n'ai rien donné que de l'absence, de la mort-aux-rats, quelques courants d'air satisfaits d'eux-mêmes, avec l'arrogance du génie dont je sais que je suis dé-pour-vu. Ne protestez pas, ma jeune amie. Ne protestez pas. J'ai lu Proust, vous savez, et je connais bien Goethe. » (Yann Moix, Naissance, Grasset, 2013)



En octobre aux Editions Nouvelles paraîtra Le tombeau d'une amitié. André Gide et Pierre Louÿs, un essai de Luc Dellisse. Dans le blog qui a accompagné l'écriture de cet ouvrage, l'auteur ne cachait pas sa préférence pour Louÿs, et son mépris pour Gide (Delisse avoue : « À le fréquenter, je suis passé de l’indifférence à l’aversion »). Mais diminuer l'un suffira-t-il à donner l'illusion d'une grandeur chez l'autre ? 




Autant la sortie des oubliettes d'un Louÿs qui n'a plus rien à dire à notre époque relève d'une certaine forme de snobisme, autant celle de Francis de Miomandre était espérée. Et sera d'autant plus utile qu'elle repose sur de nouveaux documents retrouvés par Rémi Rousselot dans les archives déposées à la salle Cervantès de la Bibliothèque nationale d'Espagne. 





Dans Probe et libre. Un écrivain juré d'assises, Sophie Képès raconte son expérience de juré de cour d'assises. En 1912, André Gide faisait lui aussi cette expérience qu'il a relatée dans Souvenirs de la cour d'assises. Par des références régulières au texte de Gide, l'auteur nous donne à voir ce qui en cent ans a changé ou non dans la justice de la République. 
A noter que Sophie Képès sera présente à la soirée des Mardis hongrois de Paris le 24 septembre 2013 à partir de 19h30 à l'Institut hongrois 92, rue Bonaparte 75006 Paris.




Après Louÿs contre Gide, voici Proust contre Cocteau. On a tout dit sur Proust, et même redit en cette année du centenaire de la parution du manuscrit-refusé-par-Gide, syntagme figé que la presse reprend en boucle et qui va contaminant jusqu'aux universitaires... On serait tenté de citer le conseil de Jean-Yves Tadié : « Oubliez un peu Proust ! » mais marketing pour marketing, plutôt cet essai intelligent et élégant que les poses du señorito satisfait Raphaël Enthoven... 




Hugo y allait contempler « le bison trop bourru, le babouin trop bouffon », et le narrateur de Paludes les petits potamogétons. Philippe Taquet, membre de l'Institut, président de l'Académie des sciences et professeur émérite au Muséum national d'Histoire naturelle a sélectionné Les bonnes feuilles du Jardin des Plantes, une anthologie d'une agréable verdeur où l'on retrouve le Gide des soties.
A noter samedi 14 septembre 2013 à 16h à l'auditorium de la Grande Galerie de l'Évolution, les comédiens Emmanuelle Weisz et Eric Auvray donneront une lecture d'extraits du livre, choisis et présentés par Philippe Taquet.




Signalons enfin la réédition de l'Introduction à une métaphysique du rêve de Jacques Rivière, avec une postface de Jérôme Duwa et un graphisme de Sébastien Biniek, Gauthier Plaetevoet, David Poullard et Angelica Ruffier. Un bien joli petit livre dont les Editions du chemin de fer (découvertes l'an dernier avec la parution des inédits de Béatrix Beck) ont le secret.



mardi 3 septembre 2013

Mémoires de Pierre de Boisdeffre


Pierre de Boisdeffre et François Mauriac à Malagar


Pour prolonger le premier extrait sur Valensin et Gide, voici deux autres passages des Mémoires de Pierre de Boisdeffre. En 1947, le jeune élève de l'ENA est envoyé en stage à Nice. Grâce à la mère d'un de ses amis, il assiste à la fameuse conférence de Valensin sur Platon, dont Gide parle dans son Journal.

« Elisabeth Flory vint à Nice. Elle m'emmena au Cercle universitaire méditerranéen écouter le père Valensin. Le public composé de vieilles dames et d'officiers en retraite me déçut, mais le père me fit grande impression. Avec sa soutane noire, son profil de vieil oiseau déplumé, son long nez, ses mains agiles, sa voix rocailleuse et pourtant mélodieuse, il ressemblait aux prophètes juifs de l'Ancien Testament il descendait d'ailleurs du grand talmudiste de Tolède, Abraham ben Valensin. Il parlait de Platon comme s'il l'avait rencontré la veille, comme s'il avait écouté les leçons de Philolaüs et des sophistes,'comme s'il avait fréquenté les jardins d'Academos. Malgré les fiches de M. Méline, je n'avais pas compris grand-chose à l'allégorie de la Caverne. Tout devenait clair en écoutant le père. Il parlait superbement de l'amour grec, mélange d'amitié amoureuse et d'admiration entre l'éducateur et son élève sans que le sexe y eût part.
Sous le jésuite mondain, un tantinet précieux, il y avait un grand esprit qui reste, quarante ans après sa mort, scandaleusement méconnu. Il ne l'était pas de ses pairs puisque Valéry le tenait pour un égal, discutant avec lui de la théorie des coniques et du calcul des probabilités. André Gide venait le voir. Roger Martin du Gard, André Billy étaient de ses familiers. A Nice, son grand admirateur était André Brincourt. Au Vatican, dans un secteur influent de la Curie, Valensin passait pour un dangereux moderniste. A la suite de sa thèse sur la notion d'immanence, on l'avait privé de sa chaire à Lyon, il s'était soumis, mais il était resté suspect, on l'avait exilé à Nice. Pendant ses années lyonnaises, il avait été le précepteur d'un jeune garçon qui allait mourir de leucémie et qu'il avait bourré de connaissances, de ferveur et de piété, c'était François d'Épinay. Interdit d'exégèse, le disciple de Maurice Blondel s'était replié sur la littérature et sur Dante, dont il était devenu un spécialiste réputé, animateur de la Dante Alighieri. Ses études sur Valéry, sur Platon, sur les sophistes faisaient autorité; ses méditations sur l'Évangile la Joie dans la Foi allaient devenir un best-seller.
Très vite j'allais prendre le chemin du boulevard Dubouchage. J'aimais la modestie d'une installation dont le seul luxe était les livres ; le mélange de fierté, de rigueur et d'humilité de ce jésuite. Fierté : « J'ai eu du succès, disait-il ; ce n'est pas rien, le succès. Mais un prêtre doit savoir y renoncer. » Rigueur : il corrigeait ses épreuves avec une minutie de typographe. Une virgule déplacée l'agaçait; une citation tronquée le rendait malade. Même sévérité pour les textes que je lui apportais. « II faut écrire, me disait-il, le Littré à portée de main. Corriger sans cesse, déchirer le plus possible. » Humilité : « Le père Pierre (c'était son ami Teilhard de Chardin) et moi, nous n'aurons été que des serviteurs inutiles. Nul ne saura notre nom. » Je l'écoutais, je prolongeais mes visites avec l'espoir de voir apparaître la cape et le chapeau cabossé d'André Gide, le manteau de Roger Martin du Gard. Bientôt le père sut tout de moi, il était devenu mon directeur. »
Pierre de Boisdeffre, Contre le vente majeur, Mémoires 1368-1968
Grasset, 1994 (pp.188-189)

On sait que Pierre de Boisdeffre écrira une Vie d'André Gide dont le second tome n'est jamais paru... Etrange prolongement d'une rencontre manquée en 1947, par la faute du père Valensin (qui reproduit la méfiance inutile qu'avait déjà eue Paul Desjardins quand Malraux était venu pour la première fois à Pontigny).

« Trois fois par semaine, Roger Martin du Gard venait voir le père Valensin. Le romancier était franc, rude, massif. Il n'avait rien d'un artiste; cheveux courts, costumes de bonne coupe, ongles carrés. Il fuyait la compagnie, économisait son temps et son argent. Il le pouvait, il était riche. Le Tertre était une demeure superbe. Il protégeait son intimité. On lui prêtait une vie secrète, des aventures. Sa femme était digne, catholique. Son gendre, Marcel de Coppet, gouverneur des Colonies. Il avait fait promettre au père Valensin de ne jamais chercher à le convertir, fût-ce à l'article de la mort. Le père se taisait. Il aimait cet ami athée, plus athée que Gide qui s'intéressait trop au diable pour l'être tout à fait. Mais de quoi Martin (comme l'appelait la « Petite Dame ») pouvait-il donc parler avec le père, si la religion était exclue ? Ils parlaient littérature, linguistique, poésie. Quant à moi, je n'en pus tirer que des monosyllabes. Son interlocuteur, c'était Gide. Gide et la « Petite Dame ». Le père, un peu plus tard, lui fit lire Hildebrand [le premier roman de Boisdeffre]. Son jugement fut catégorique. Ce n'était ni fait ni à faire. Les seules choses qui trouvaient grâce à ses yeux, c'étaient les impressions, les paysages. Du coup, je ne trouvais plus aucun mérite à Jean Barois.
« Pourquoi tous vos amis sont-ils athées ? » demandai-je au père Valensin. En effet, presque tous l'étaient Gide, Valéry, Billy, Brincourt, Carlo Pellegrini et Benedetto Croce... , justifiant le courroux du père Garrigou-Lagrange, qui répétait que « Valensin était d'autant plus dangereux qu'il était un saint. Un saint de l'autre côté ».
Le père toussa, s'éclaircit la voix. « N'est-ce pas, je trouve les athées, en quelque sorte, plus intéressants. Tous ont quelque chose à m'apprendre. Avec les catholiques, je me trouve en terrain connu. Et puis, ils sont souvent méchants, les catholiques ! Vous ne pouvez pas savoir les horreurs que dit Mauriac ! »
Ma conversation avec Martin du Gard avait tourné court. Un peu plus tard, je devais apercevoir Gide. A six heures du soir, grand remue-ménage boulevard Dubouchage ; le concierge me dit : « M. Gide est là. Il est dans le bureau du père. » Je montai l'escalier quatre à quatre, frappai et, sans attendre la réponse, entrouvris la porte. Les deux vieillards étaient assis l'un en face de l'autre, parlant d'une voix forte, Gide avait gardé sa cape. Le père me jeta un regard effaré. Je m'éclipsai. Si j'étais reparti avec le grand homme, il ne se le serait jamais pardonné ! »

Ibid. (pp.191-192)

Quelques années plus tard, Gide louera plusieurs textes de Pierre de Boisdeffre dont « Justice pour Barrès », paru dans la revue catholique Etudes. Article auquel Gide répondra par une lettre en date du 22 mars 1949, que Boisdeffre publiera dans son Barrès parmi nous (Amiot-Dumont, 1952, pp. 172-173). En septembre 1950, Gide insiste aussi pour que la Petite Dame lise Métamorphose de la littérature de Barrès à Malraux (Alsatia, 1950), premier volume d'une série de portraits : Barrès, Gide, Mauriac, Montherlant, Bernanos et Malraux.