Continuant à tirer sur le fil Valensin
dans les Mémoires de Pierre de Boisdeffre, celui-ci nous présente
son ami André Brincourt :
« Le père avait à Nice, à la radio, un disciple fou de littérature. André Brincourt était blond, grand, très beau ; sa femme était brune, vive, exaltée. Tous deux avaient fait de la résistance, Jeanne ne doutait pas de l'avenir d'André : il écrivait un roman. Ils avaient rencontré Gide, Roger Martin du dard, André Malraux. Tous deux admiraient Valensin, tous deux s'enflammaient pour le père Teilhard persécuté. Ils allaient devenir – à travers quelques éclipses dues au tempérament cyclothymique de Jeanne, qui n'était à l'aise que dans les sentiments extrêmes – mes amis. »
(Pierre de Boisdeffre, Contre le vente majeur,
Mémoires 1368-1968, Grasset, 1994, p.204)
Mémoires 1368-1968, Grasset, 1994, p.204)
Et comme « toutes nos lectures se
touchent », on retrouve Gide dans le livre d'André Brincourt
intitulé La Parole dérobée (Grasset, 1990). Malgré la
mention « roman » sur sa couverture, La Parole dérobée
se lit comme une histoire des engagements et des luttes de la
deuxième moitié du XXème siècle, mélangeant un Téracos
(anagramme de Socrate) à des personnages bien réels : Malraux,
Berl, Clavel ou encore Gide qu'on retrouve à Nice en 1941. Il
s'apprête à donner sa conférence « Découvrons Henri
Michaux » — qu'il
ne prononcera finalement jamais. La version « romancée »
d'André Brincourt complète bien le récit que Akio Yoshii avait
donné de cet épisode dans le BAAG n°167 de juillet 2010.
« Toute la journée de ce
mercredi 21 mai, une seule pensée habita Martial . il allait
entendre André Gide, le voir, peut-être l'approcher. Les Morceaux
choisis, si religieusement reliés, étaient restés à
Tournebride, mais il s'était procuré la veille, non sans mal, ce
petit livre conseillé par Gérard, les Nouvelles Nourritures.
« Que l'homme soit fait pour le bonheur, certes toute la nature
l'enseigne » De quoi s'interroger sous les palmiers de la Promenade.
Plusieurs affiches annonçaient la conférence. Téracos n'avait pas
donné d'indications sur cet Henri Michaux que Gide se proposait de
découvrir sous les plafonds à caissons et les stucs dorés du Ruhl.
L'impatience ou la fébrilité, quel
démon le poussa à rôder autour du palace avec près d'une heure
d'avance ? Espérait-il reconnaître la silhouette de Gide ?
Voulait-il mieux préparer son plaisir ? Se risquer aux premiers
rangs dès que possible ?
Face au Palais de la Jetée construit
sur la mer, le Ruhl offrait son architecture caractéristique de la
Belle Epoque, le hall majestueux, les colonnades rococo agrémentées
de plantes vertes. Dans les vitrines, les fourrures et bijoux avaient
en partie cédé la place à une ornementation de propagande,
quelques assiettes et plusieurs vases à l'effigie du Maréchal, de
petits bustes avec ou sans képi (40 F nature, polychrome à 320 F)
Il y avait aussi une tête de pipe sans prix. Et ces fanions
entrecroisés au-dessus d'affichettes aux sentences tricolorisées. «
Je servirai, je le jure. » « Légionnaire, voici ta famille, voici
ton père. » Plus loin, et plus insolite « J'entends battre le
tambour d'Arcole. » Fallait-il y voir les derniers produits du
laboratoire de l'oncle Hubert ? Martial n'y songeait pas sans sourire
en s'orientant déjà, suivant la flèche, vers la salle de
conférences.
Il apercevait de loin les rangées de
chaises en bois doré, lorsqu'il fut tiré de ses rêveries par
Téracos. Un peu plus, il se serait senti pris en faute. Ce diable
d'homme lisait-il dans les pensées ? Non. Son agitation visible
s'accompagnait d'un enthousiasme communicatif : « —
Viens ! Il se passe quelque chose d'extraordinaire ! » Martial
reçut le tutoiement comme une décharge électrique. L'étincelle le
fit aussitôt flamber « —
Allons vite rejoindre Gide. La Légion veut l'empêcher de parler. »
Traversant à la hâte deux ou trois
vastes salons, ils pénétrèrent dans le bar anglais fermé par
exception au public, selon l'indication portée à l'entrée par un
écriteau. Le peu de lumière que laissaient filtrer les curieux
abat-jour cloches des appliques murales ne permettait guère de
distinguer les visages, ni même le nombre de ceux qui entouraient le
canapé circulaire où, seul, se trouvait assis un homme, la tête
soutenue par deux doigts, le corps penché sur un côte, à la
limite, semblait-il, de perdre tout équilibre.
« C'est André Gide », dit Téracos,
laissant Martial à sa surprise. Plus sûrement encore à son vertige.
Combien sont-ils ? De quoi s'agit-il ?
« Un conseil de crise », vient d'annoncer Téracos d'un air
narquois. Trois hommes à l'écart s'entretiennent près du bar. «
Celui qui fume, tu reconnais Malraux... » Reconnaître ? Ça c'est
le comble ! Maigre, noir. Sa main gauche ne cesse d'aller et venir
comme pour chasser les mouches.
Gide s'est adressé aussitôt à
Téracos :
« —
Alors, que nous rapporte le petit Stéphane ?
— Il
est toujours au téléphone. Marc essaie de joindre ce haut
responsable de la Légion à la Préfecture...
— De toute manière, je ne veux pas
faire d'éclat. Etre la victime de la Légion, soit ! Mais pas
pour si peu de chose. Cet interdit est humiliant par là même. Comprenez-vous, cher.. Ah ! je voudrais tant qu'on me laissât
tranquille ! »
Malraux en soufflant du nez s'approche
:
« —
N'oublions pas que vous venez de demander à Drieu de supprimer votre
nom sur la couverture de la NRF. Et là, nous sommes dans le
sérieux ! L'affaire est encore chaude : tout ce que vous faites
comme tout ce que vous ne faites pas prend un sens en ce moment ! »
Etonnante rapidité de la parole,
entrecoupée de sons gutturaux. On dirait que les mots attrapent au
vol les idées.
« — Parbleu ! Je ne le sais que
trop, répond Gide dans un soupir. De tout côté l'on cherche à
incliner ma pensée ! J'aurais dû écouter Martin : il ne
supporte pas les palaces et m'avait déconseillé de parler d'un
poète dans un pareil endroit... La poésie au casino... Je n'ai pas
vu le piège. Voyez-vous, Malraux, les événements m'ennuient parce
qu'ils nous obligent désormais à ne rien faire d'insignifiant... On
ne peut plus être futile. Nous vivons une époque déplorable !
Et je m'agace... Mon eczéma me donne des impatiences. Il faut que
j'aille voir ce qui se passe... »
D'un bond, le voici sur pied.
En ouvrant la porte pour sortir, Gide a
rencontré le regard de Martial. Il a marqué un temps d'arrêt —
frappé à l'évidence par le rayonnement du garçon. « Nous vivons
une époque dé-plo-ra-ble », a-t-il répété presque en
chantonnant avant de disparaître en deux enjambées. Sa veste trop
longue flotte autour de lui.
Aussitôt le petit groupe s'anime.
Chacun veut placer son mot.
« — Marc Allégret essaie de
susciter un bon mouvement de la Légion Attendons ce que va nous dire
Roger Stéphane. Il prétend que sa carte de presse du Mot d'ordre
lui ouvre toutes les portes...
— Mais enfin, reprend avec véhémence
Malraux, vous savez comme moi que l'oncle Gide ne peut échapper à
la question. Ou il parle et il devient rebelle ; ou il ne parle pas
et il devient martyr. Bien sûr que Roger Martin du Gard avait
raison. Mais Gide ne serait plus Gide s'il suivait les bons
conseils...
— Il faut quand même prendre une
décision. Le public est là. On se bouscule déjà dans la salle. Se
doutent-ils de quelque chose ?... »
Téracos entraîne Malraux à part.
« — La vérité est qu'il attend de
sauter sur l'occasion de se retirer. Cette conférence l'assomme. Il
voulait seulement lire quelques textes de Michaux avec cette
comédienne, comment l'appelle-t-on ? Claude Francis.
— Bon ! Le problème pour lui
est donc : comment se taire et ne pas avoir l'air de céder ?
— Pourquoi ne pas dire au public que
la Légion autorise la conférence ? Il aurait le vrai prétexte pour
ne plus la faire...
— Téracos, vous devriez manigancer
ça. Je me charge de lui expliquer le côté "beau geste".
»
Une porte derrière le bar, dissimulée
par un rideau de velours rouge, s'est ouverte, laissant tout ensemble
entrer un flot de lumière et les accents inattendus d'une valse
viennoise. Un assez triste violon. Ce n'est pourtant pas l'heure du
thé dansant. André Gide revient, suivi cette fois d'un petit homme
replet en smoking qui se donne des airs importants. Sans doute le
directeur de l'hôtel. Il lève les bras, en signe de désespoir :
« — La salle est pleine, nous commençons à refuser du monde...
Il faut faire quelque chose... »
On reconduit Gide sur le canapé
circulaire où personne d'autre ne veut s'asseoir. Téracos lui prend
les deux mains pour se faire plus persuasif :
« — Vous prenez simplement la parole
pour dire que vous ne voulez pas la prendre — par souci de ne pas
envenimer ce qui ne mérite pas de l'être. Nous nous chargeons du
reste avec Malraux.
— Le reste ? C'est quoi le reste ? »
Malraux s'interpose :
« — Un : vous ne cédez pas à une
pression. Il faut laisser entendre que les autorités viennent
d'autoriser la conférence. Personne ne démentira parce que personne
ne sait qui décide. Cette permission octroyée vous donne enfin le
bon rôle : vous choisissez de vous taire. Deux : vous lisez la lettre
de menaces de ce M. Tissot..
— Ah non ! J'aurais l'air de
quoi ?
— Mais le public doit savoir. La
Légion vient d'injurier un grand écrivain français. »
Le directeur manifeste son anxiété :
« — Si je faisais une annonce ? Je
pourrais invoquer un empêchement...
— Non ! Pas d'annonce ! M. Gide ne
veut pas d'annonce, n'est-ce pas ? dit vivement Téracos en quêtant
du regard une approbation. Et puis le mot "empêchement"
est un mot mondain. Un très mauvais mot. Malraux n'a pas tort : il
faut que le public ait connaissance de cette lettre idiote... Nous
allons faire lire la lettre, placer l'injurieuse connerie sur
l'estrade, mais par surprise, comme si c'était un acte spontané,
irréfléchi. »
Puis, se tournant vers Martial qui ne
quitte pas des yeux Gide de plus en plus penché et comme accablé
sur sa banquette.
« — Ecoute-moi. Martial... »
Il l'a saisi par les épaules et le
pousse en avant : « — Nous avons avec nous l'ange messager,
tu es la jeunesse, l'image de la jeunesse outragée. Ecoute-moi,
Martial dès que M. André Gide fait mine de se retirer après avoir
décidé d'annuler sa conférence, tu bondis sur la scène et tu lis
la lettre. Tu dis "Le public doit savoir !" Et tu lis.
C'est tout. Sans commentaires. Tu hurles : "Sans commentaires !"
–
et tu descends. Stéphane pourrait, par exemple, faire
semblant de s'entremettre...
— Il n'a pas à faire semblant, il
s'entremet toujours. Du reste, où est-il ?
— Le voilà ! » dit un grand
garçon qui a, paraît-il, apporté une sacoche pleine de livres de
Michaux.
Et le nouvel arrivant de s'écrier du
fond du bar avec autorité mais d'une voix enrayée par l'émotion :
« — La Légion autorise ! Tout
est en ordre ! »
Est-ce Malraux qui fait entendre ce
rire un peu trop sonore ? Ou cet homme aux grosses lunettes rondes,
dans l'ombre, qui jusqu'alors a fait partie des muets attentifs ?
Martial a cru comprendre son nom : Marcel Achard.
« — Je suis très fatigué et mon
eczéma m'empêche d'avoir une opinion », dit avec lenteur André
Gide. Puis, agrippant Stéphane par le bras . « — Ai-je vraiment
la permission ? »
Il y a quelque chose d'attendrissant ou
de pitoyable dans sa demande. Sans doute, voulait-il dire
« l'autorisation » ?
« — Mais oui ! répond avec une
fausse gaieté Roger Stéphane. Marc vient de me le confirmer. C'est
officiel : vous pouvez parler ! »
Le visage de Gide s'éclaire. « —Nous
allons donc pouvoir nous taire ! »
Martial se sent légèrement drogué.
Pris dans le tourbillon. A la fois heureux et tout étourdi de se
trouver entraîné dans un mouvement qui le dépasse et l'excite.
Téracos fait entendre son grognement ironique, son œil de batracien
allumé. A-t-il pour de bon débloqué la situation ? Il peut en tout
cas compter sur Martial : ce garçon se prête à tous les jeux, et
de préférence les plus troubles –
il l'a deviné aussitôt.
C'est le directeur qui aide Gide à se
lever et l'entraîne, avec force amabilités, vers la salle. Chacun
s'y laisse mener par une incertitude amusée.
Que de monde, en effet ! Un auditoire
jacassant et applaudissant à l'entrée du maître. Malraux a filé
derrière le rideau rouge avec Achard. « — On va voir le film
Derrière la façade avec Jules Berry... Ce cinéma-là me
rince l'esprit... Venez nous retrouver, c'est à côté, à
l'Escurial... »
Le petit groupe des fidèles va se
placer en bas de l'estrade. Deux chaises et une table au tapis vert.
André Gide monte à pas comptés, avec une lassitude apparente très
étudiée. Sa veste est vraiment déformée –
que peut-il fourrer dans ses poches ? Il s'assoit, mesure son
temps de silence, et dans une étonnante psalmodie, à la limite du
supportable, détachant chaque syllabe, commence :
« Messieurs,
« Pas de discorde entre Français.
Tel est le mot d'ordre qui me domine. Cet après-midi l'on m'a remis
une lettre comminatoire de la Légion. Il m'importe peu que ceux de
la Légion se méprennent sur ma personne, mon œuvre et mon
action... »
La modulation s'amplifie: « J'apprends
au dernier moment que l'on accepterait pourtant de me laisser parler.
Mais mon point de vue reste le même... Plutôt que de fournir
prétexte à des dissensions –
TAISONS-NOUS ! »
Il a presque chanté ce « Taisons-nous
! »
Le moment de stupeur et de légère
confusion passé, la salle se met à gronder. Des voix s'élèvent,
quelques mots percent la rumeur –
Scandale ! –
Poésie ! – Honte à
Pétain !
André Gide s'est esquivé plus vite
que prévu. On ne sait jamais avec lui s'il faut s'attendre à la
lenteur ou à la précipitation. Déjà le public s'apprête à
sortir dans un bruit de chaises et de protestations assez vives.
C'est alors que Martial a
bondi sur l'estrade. Il agite d'une main la lettre que lui a remise
Téracos, et réclame le silence. En dépit du brouhaha persistant,
il se lance et répète plusieurs fois : « — Vous avez droit à
celle lettre... Vous avez droit... Elle porte l'en-tête de la
Légion, avec la mention "Propagande"...
Signée par le secrétaire général à la propagande Noël de
Tissot. Ecoutez... »
Il est visiblement ému.
Sa voix trop sourde ne porte pas.
« — ... N'est-il pas
un peu choquant de voir André Gide affronter le public français en
ce mois de mai 4l, en dépit d'une actualité qui condamne son œuvre
?... On parle beaucoup des responsables en ce moment... Il est
difficilement admissible, à l'heure où le Maréchal veut développer
chez la jeunesse française l'esprit de sacrifice, de voir monter à
la tribune un des hommes qui s'est fait le champion triomphant de
l'esprit de jouissance... Les refrains de Nathanaël ont dû peser
aussi lourd dans la balance que bien des complots politiques...
Alors, monsieur Gide, que Nathanaël se fasse oublier, lui et toute
sa famille !... »
La salle n'est pas
attentive. Personne ne semble comprendre. Les discussions n'ont pas
cessé pour autant –
ni surtout l'infernal jeu de chaises. Une dame au chapeau relevé à
la Bonaparte demande sur un ton de plus en plus pointu . « — Voulez-vous me dire ce qui se passe ?! » On n'entend qu'elle.
Quelques jeunes cependant commencent à scander . «
Na-tha-na-ël-avec-nous — Na-tha-na-ël-avec-nous », ce qui
désoriente le reste de l'assemblée et laisse apparemment perplexes
le pompier et les trois membres du service d'ordre. Un légionnaire —
à en croire le béret et la francisque — reprend le « avec-nous
! » pensant que Nathanaël doit être le signe de ralliement
national de la soirée. « Les mots se sont perdus en eau de boudin »,
rapportera Téracos le lendemain.
Le vrai souci du père de
Nathanaël a été de ne pas se laisser piéger dans la porte-tambour
du Ruhl « Echappons aux provocateurs et aux disciples ! »
lance-t-il avec une certaine gaminerie. La plaisanterie suffit. Il
entend « passer outre » et se hâte de gagner l'hôtel Adriatic où
le petit Stéphane le raccompagne en se persuadant lui-même que
cette soirée a pris un caractère historique. Gide n'est pas content
de lui. Avant de se coucher il écrira dans son journal : « De cet
incident, il ne restera rien que ceci : ils m'ont empêché de parler
et j'ai reconnu mes torts en me rendant à leurs raisons... Leur
Révolution Nationale me fiche le cafard. »
(André Brincourt, La
Parole dérobée, Grasset, 1990, pp. 77-85)
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