mercredi 25 septembre 2013

Découvrons André Brincourt


Continuant à tirer sur le fil Valensin dans les Mémoires de Pierre de Boisdeffre, celui-ci nous présente son ami André Brincourt :
« Le père avait à Nice, à la radio, un disciple fou de littérature. André Brincourt était blond, grand, très beau ; sa femme était brune, vive, exaltée. Tous deux avaient fait de la résistance, Jeanne ne doutait pas de l'avenir d'André : il écrivait un roman. Ils avaient rencontré Gide, Roger Martin du dard, André Malraux. Tous deux admiraient Valensin, tous deux s'enflammaient pour le père Teilhard persécuté. Ils allaient devenir à travers quelques éclipses dues au tempérament cyclothymique de Jeanne, qui n'était à l'aise que dans les sentiments extrêmes mes amis. »

(Pierre de Boisdeffre, Contre le vente majeur,
Mémoires 1368-1968,
Grasset, 1994, p.204)

Et comme « toutes nos lectures se touchent », on retrouve Gide dans le livre d'André Brincourt intitulé La Parole dérobée (Grasset, 1990). Malgré la mention « roman » sur sa couverture, La Parole dérobée se lit comme une histoire des engagements et des luttes de la deuxième moitié du XXème siècle, mélangeant un Téracos (anagramme de Socrate) à des personnages bien réels : Malraux, Berl, Clavel ou encore Gide qu'on retrouve à Nice en 1941. Il s'apprête à donner sa conférence « Découvrons Henri Michaux » qu'il ne prononcera finalement jamais. La version « romancée » d'André Brincourt complète bien le récit que Akio Yoshii avait donné de cet épisode dans le BAAG n°167 de juillet 2010.



« Toute la journée de ce mercredi 21 mai, une seule pensée habita Martial . il allait entendre André Gide, le voir, peut-être l'approcher. Les Morceaux choisis, si religieusement reliés, étaient restés à Tournebride, mais il s'était procuré la veille, non sans mal, ce petit livre conseillé par Gérard, les Nouvelles Nourritures. « Que l'homme soit fait pour le bonheur, certes toute la nature l'enseigne » De quoi s'interroger sous les palmiers de la Promenade. Plusieurs affiches annonçaient la conférence. Téracos n'avait pas donné d'indications sur cet Henri Michaux que Gide se proposait de découvrir sous les plafonds à caissons et les stucs dorés du Ruhl.
L'impatience ou la fébrilité, quel démon le poussa à rôder autour du palace avec près d'une heure d'avance ? Espérait-il reconnaître la silhouette de Gide ? Voulait-il mieux préparer son plaisir ? Se risquer aux premiers rangs dès que possible ?
Face au Palais de la Jetée construit sur la mer, le Ruhl offrait son architecture caractéristique de la Belle Epoque, le hall majestueux, les colonnades rococo agrémentées de plantes vertes. Dans les vitrines, les fourrures et bijoux avaient en partie cédé la place à une ornementation de propagande, quelques assiettes et plusieurs vases à l'effigie du Maréchal, de petits bustes avec ou sans képi (40 F nature, polychrome à 320 F) Il y avait aussi une tête de pipe sans prix. Et ces fanions entrecroisés au-dessus d'affichettes aux sentences tricolorisées. « Je servirai, je le jure. » « Légionnaire, voici ta famille, voici ton père. » Plus loin, et plus insolite « J'entends battre le tambour d'Arcole. » Fallait-il y voir les derniers produits du laboratoire de l'oncle Hubert ? Martial n'y songeait pas sans sourire en s'orientant déjà, suivant la flèche, vers la salle de conférences.
Il apercevait de loin les rangées de chaises en bois doré, lorsqu'il fut tiré de ses rêveries par Téracos. Un peu plus, il se serait senti pris en faute. Ce diable d'homme lisait-il dans les pensées ? Non. Son agitation visible s'accompagnait d'un enthousiasme communicatif : « Viens ! Il se passe quelque chose d'extraordinaire ! » Martial reçut le tutoiement comme une décharge électrique. L'étincelle le fit aussitôt flamber « Allons vite rejoindre Gide. La Légion veut l'empêcher de parler. »
Traversant à la hâte deux ou trois vastes salons, ils pénétrèrent dans le bar anglais fermé par exception au public, selon l'indication portée à l'entrée par un écriteau. Le peu de lumière que laissaient filtrer les curieux abat-jour cloches des appliques murales ne permettait guère de distinguer les visages, ni même le nombre de ceux qui entouraient le canapé circulaire où, seul, se trouvait assis un homme, la tête soutenue par deux doigts, le corps penché sur un côte, à la limite, semblait-il, de perdre tout équilibre.
« C'est André Gide », dit Téracos, laissant Martial à sa surprise. Plus sûrement encore à son vertige.

Combien sont-ils ? De quoi s'agit-il ? « Un conseil de crise », vient d'annoncer Téracos d'un air narquois. Trois hommes à l'écart s'entretiennent près du bar. « Celui qui fume, tu reconnais Malraux... » Reconnaître ? Ça c'est le comble ! Maigre, noir. Sa main gauche ne cesse d'aller et venir comme pour chasser les mouches.
Gide s'est adressé aussitôt à Téracos :
« Alors, que nous rapporte le petit Stéphane ?
Il est toujours au téléphone. Marc essaie de joindre ce haut responsable de la Légion à la Préfecture...
— De toute manière, je ne veux pas faire d'éclat. Etre la victime de la Légion, soit ! Mais pas pour si peu de chose. Cet interdit est humiliant par là même. Comprenez-vous, cher.. Ah ! je voudrais tant qu'on me laissât tranquille ! »
Malraux en soufflant du nez s'approche :
« N'oublions pas que vous venez de demander à Drieu de supprimer votre nom sur la couverture de la NRF. Et là, nous sommes dans le sérieux ! L'affaire est encore chaude : tout ce que vous faites comme tout ce que vous ne faites pas prend un sens en ce moment ! »
Etonnante rapidité de la parole, entrecoupée de sons gutturaux. On dirait que les mots attrapent au vol les idées.
« — Parbleu ! Je ne le sais que trop, répond Gide dans un soupir. De tout côté l'on cherche à incliner ma pensée ! J'aurais dû écouter Martin : il ne supporte pas les palaces et m'avait déconseillé de parler d'un poète dans un pareil endroit... La poésie au casino... Je n'ai pas vu le piège. Voyez-vous, Malraux, les événements m'ennuient parce qu'ils nous obligent désormais à ne rien faire d'insignifiant... On ne peut plus être futile. Nous vivons une époque déplorable ! Et je m'agace... Mon eczéma me donne des impatiences. Il faut que j'aille voir ce qui se passe... »
D'un bond, le voici sur pied.
En ouvrant la porte pour sortir, Gide a rencontré le regard de Martial. Il a marqué un temps d'arrêt — frappé à l'évidence par le rayonnement du garçon. « Nous vivons une époque dé-plo-ra-ble », a-t-il répété presque en chantonnant avant de disparaître en deux enjambées. Sa veste trop longue flotte autour de lui.
Aussitôt le petit groupe s'anime. Chacun veut placer son mot.
« — Marc Allégret essaie de susciter un bon mouvement de la Légion Attendons ce que va nous dire Roger Stéphane. Il prétend que sa carte de presse du Mot d'ordre lui ouvre toutes les portes...
— Mais enfin, reprend avec véhémence Malraux, vous savez comme moi que l'oncle Gide ne peut échapper à la question. Ou il parle et il devient rebelle ; ou il ne parle pas et il devient martyr. Bien sûr que Roger Martin du Gard avait raison. Mais Gide ne serait plus Gide s'il suivait les bons conseils...
— Il faut quand même prendre une décision. Le public est là. On se bouscule déjà dans la salle. Se doutent-ils de quelque chose ?... »
Téracos entraîne Malraux à part.
« — La vérité est qu'il attend de sauter sur l'occasion de se retirer. Cette conférence l'assomme. Il voulait seulement lire quelques textes de Michaux avec cette comédienne, comment l'appelle-t-on ? Claude Francis.
— Bon ! Le problème pour lui est donc : comment se taire et ne pas avoir l'air de céder ?
— Pourquoi ne pas dire au public que la Légion autorise la conférence ? Il aurait le vrai prétexte pour ne plus la faire...
— Téracos, vous devriez manigancer ça. Je me charge de lui expliquer le côté "beau geste". »
Une porte derrière le bar, dissimulée par un rideau de velours rouge, s'est ouverte, laissant tout ensemble entrer un flot de lumière et les accents inattendus d'une valse viennoise. Un assez triste violon. Ce n'est pourtant pas l'heure du thé dansant. André Gide revient, suivi cette fois d'un petit homme replet en smoking qui se donne des airs importants. Sans doute le directeur de l'hôtel. Il lève les bras, en signe de désespoir : « — La salle est pleine, nous commençons à refuser du monde... Il faut faire quelque chose... »
On reconduit Gide sur le canapé circulaire où personne d'autre ne veut s'asseoir. Téracos lui prend les deux mains pour se faire plus persuasif :
« — Vous prenez simplement la parole pour dire que vous ne voulez pas la prendre — par souci de ne pas envenimer ce qui ne mérite pas de l'être. Nous nous chargeons du reste avec Malraux.
— Le reste ? C'est quoi le reste ? »
Malraux s'interpose :
« — Un : vous ne cédez pas à une pression. Il faut laisser entendre que les autorités viennent d'autoriser la conférence. Personne ne démentira parce que personne ne sait qui décide. Cette permission octroyée vous donne enfin le bon rôle : vous choisissez de vous taire. Deux : vous lisez la lettre de menaces de ce M. Tissot..
— Ah non ! J'aurais l'air de quoi ?
— Mais le public doit savoir. La Légion vient d'injurier un grand écrivain français. »
Le directeur manifeste son anxiété :
« — Si je faisais une annonce ? Je pourrais invoquer un empêchement...
— Non ! Pas d'annonce ! M. Gide ne veut pas d'annonce, n'est-ce pas ? dit vivement Téracos en quêtant du regard une approbation. Et puis le mot "empêchement" est un mot mondain. Un très mauvais mot. Malraux n'a pas tort : il faut que le public ait connaissance de cette lettre idiote... Nous allons faire lire la lettre, placer l'injurieuse connerie sur l'estrade, mais par surprise, comme si c'était un acte spontané, irréfléchi. »
Puis, se tournant vers Martial qui ne quitte pas des yeux Gide de plus en plus penché et comme accablé sur sa banquette.
« — Ecoute-moi. Martial... »
Il l'a saisi par les épaules et le pousse en avant : « — Nous avons avec nous l'ange messager, tu es la jeunesse, l'image de la jeunesse outragée. Ecoute-moi, Martial dès que M. André Gide fait mine de se retirer après avoir décidé d'annuler sa conférence, tu bondis sur la scène et tu lis la lettre. Tu dis "Le public doit savoir !" Et tu lis. C'est tout. Sans commentaires. Tu hurles : "Sans commentaires !" et tu descends. Stéphane pourrait, par exemple, faire semblant de s'entremettre...
— Il n'a pas à faire semblant, il s'entremet toujours. Du reste, où est-il ?
— Le voilà ! » dit un grand garçon qui a, paraît-il, apporté une sacoche pleine de livres de Michaux.
Et le nouvel arrivant de s'écrier du fond du bar avec autorité mais d'une voix enrayée par l'émotion :
« — La Légion autorise ! Tout est en ordre ! »
Est-ce Malraux qui fait entendre ce rire un peu trop sonore ? Ou cet homme aux grosses lunettes rondes, dans l'ombre, qui jusqu'alors a fait partie des muets attentifs ? Martial a cru comprendre son nom : Marcel Achard.
« — Je suis très fatigué et mon eczéma m'empêche d'avoir une opinion », dit avec lenteur André Gide. Puis, agrippant Stéphane par le bras . « — Ai-je vraiment la permission ? »
Il y a quelque chose d'attendrissant ou de pitoyable dans sa demande. Sans doute, voulait-il dire « l'autorisation » ?
« — Mais oui ! répond avec une fausse gaieté Roger Stéphane. Marc vient de me le confirmer. C'est officiel : vous pouvez parler ! »
Le visage de Gide s'éclaire. « —Nous allons donc pouvoir nous taire ! »
Martial se sent légèrement drogué. Pris dans le tourbillon. A la fois heureux et tout étourdi de se trouver entraîné dans un mouvement qui le dépasse et l'excite. Téracos fait entendre son grognement ironique, son œil de batracien allumé. A-t-il pour de bon débloqué la situation ? Il peut en tout cas compter sur Martial : ce garçon se prête à tous les jeux, et de préférence les plus troubles il l'a deviné aussitôt.
C'est le directeur qui aide Gide à se lever et l'entraîne, avec force amabilités, vers la salle. Chacun s'y laisse mener par une incertitude amusée.
Que de monde, en effet ! Un auditoire jacassant et applaudissant à l'entrée du maître. Malraux a filé derrière le rideau rouge avec Achard. « — On va voir le film Derrière la façade avec Jules Berry... Ce cinéma-là me rince l'esprit... Venez nous retrouver, c'est à côté, à l'Escurial... »
Le petit groupe des fidèles va se placer en bas de l'estrade. Deux chaises et une table au tapis vert. André Gide monte à pas comptés, avec une lassitude apparente très étudiée. Sa veste est vraiment déformée que peut-il fourrer dans ses poches ? Il s'assoit, mesure son temps de silence, et dans une étonnante psalmodie, à la limite du supportable, détachant chaque syllabe, commence :

« Messieurs,
« Pas de discorde entre Français. Tel est le mot d'ordre qui me domine. Cet après-midi l'on m'a remis une lettre comminatoire de la Légion. Il m'importe peu que ceux de la Légion se méprennent sur ma personne, mon œuvre et mon action... »
La modulation s'amplifie: « J'apprends au dernier moment que l'on accepterait pourtant de me laisser parler. Mais mon point de vue reste le même... Plutôt que de fournir prétexte à des dissensions TAISONS-NOUS ! »

Il a presque chanté ce « Taisons-nous ! »
Le moment de stupeur et de légère confusion passé, la salle se met à gronder. Des voix s'élèvent, quelques mots percent la rumeur Scandale ! Poésie ! Honte à Pétain !
André Gide s'est esquivé plus vite que prévu. On ne sait jamais avec lui s'il faut s'attendre à la lenteur ou à la précipitation. Déjà le public s'apprête à sortir dans un bruit de chaises et de protestations assez vives.
C'est alors que Martial a bondi sur l'estrade. Il agite d'une main la lettre que lui a remise Téracos, et réclame le silence. En dépit du brouhaha persistant, il se lance et répète plusieurs fois : « — Vous avez droit à celle lettre... Vous avez droit... Elle porte l'en-tête de la Légion, avec la mention "Propagande"... Signée par le secrétaire général à la propagande Noël de Tissot. Ecoutez... »
Il est visiblement ému. Sa voix trop sourde ne porte pas.
« — ... N'est-il pas un peu choquant de voir André Gide affronter le public français en ce mois de mai 4l, en dépit d'une actualité qui condamne son œuvre ?... On parle beaucoup des responsables en ce moment... Il est difficilement admissible, à l'heure où le Maréchal veut développer chez la jeunesse française l'esprit de sacrifice, de voir monter à la tribune un des hommes qui s'est fait le champion triomphant de l'esprit de jouissance... Les refrains de Nathanaël ont dû peser aussi lourd dans la balance que bien des complots politiques... Alors, monsieur Gide, que Nathanaël se fasse oublier, lui et toute sa famille !... »
La salle n'est pas attentive. Personne ne semble comprendre. Les discussions n'ont pas cessé pour autant ni surtout l'infernal jeu de chaises. Une dame au chapeau relevé à la Bonaparte demande sur un ton de plus en plus pointu . « — Voulez-vous me dire ce qui se passe ?! » On n'entend qu'elle. Quelques jeunes cependant commencent à scander . « Na-tha-na-ël-avec-nous — Na-tha-na-ël-avec-nous », ce qui désoriente le reste de l'assemblée et laisse apparemment perplexes le pompier et les trois membres du service d'ordre. Un légionnaire — à en croire le béret et la francisque — reprend le « avec-nous ! » pensant que Nathanaël doit être le signe de ralliement national de la soirée. « Les mots se sont perdus en eau de boudin », rapportera Téracos le lendemain.
Le vrai souci du père de Nathanaël a été de ne pas se laisser piéger dans la porte-tambour du Ruhl « Echappons aux provocateurs et aux disciples ! » lance-t-il avec une certaine gaminerie. La plaisanterie suffit. Il entend « passer outre » et se hâte de gagner l'hôtel Adriatic où le petit Stéphane le raccompagne en se persuadant lui-même que cette soirée a pris un caractère historique. Gide n'est pas content de lui. Avant de se coucher il écrira dans son journal : « De cet incident, il ne restera rien que ceci : ils m'ont empêché de parler et j'ai reconnu mes torts en me rendant à leurs raisons... Leur Révolution Nationale me fiche le cafard. »

(André Brincourt, La Parole dérobée, Grasset, 1990, pp. 77-85)

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