André Billy, dont nous avons récemment exhumé les souvenirs sur les faux-monnayeurs du Luxembourg, donnait dans le Journal de Genève du 8 mars 1952 une critique de A la recherche d'André Gide, petit livre de souvenirs de Pierre Herbart qui allait soulever l'indignation :
« André Gide et ses amisDEUX amis intimes d'André Gide viennent de publier, à quelques semaines d intervalle, des témoignages sur celui qu'ils eurent l'occasion d'approcher de près et de fréquenter assidûment. De la lecture de ces deux brefs ouvrages, Notes sur André Gide, de M. Roger Martin du Gard, et A la recherche d'André Gide, de M. Pierre Herbart, on sort quelque peu désenchanté. Ces deux chers amis de Gide n'ont pas flatté leur modèle. M. Pierre Herbart se montre même pour lui d'une sévérité, d'une lucidité, peut-on croire, qui dépasse de beaucoup la liberté de plume qu'on était disposé à tolérer, à comprendre, s'agissant d'un écrivain qui affectait de mettre la sincérité au premier rang de ses valeurs morales. M. Pierre Herbart a beau nous prévenir que Gide et lui entretenaient une amitié exempte de complaisance, il a beau nous dire que, sur Gide, il faut dire la vérité ou se taire, on est tenté de s'étonner que, précisément, il ne se soit pas tu et que, un an seulement après la mort de son illustre ami, il ait éprouvé le besoin de nous en proposer un portrait si désagréable. J'ai rarement rencontré André Gide, je n'ai déjeuné qu'une fois en sa compagnie, M. Pierre Herbart était là et je revois l'empressement affectueux et vigilant dont il entourait son vieux compagnon ; cette image fait, dans mon souvenir, un singulier contraste avec les notations incisives de A la recherche d'André Gide. Quels défauts n'avait pas Gide, s'il faut en croire M. Herbart ? Amoralité, infidélité, insensibilité, déloyauté, artifice, goût du sordide, faux détachement, monstrueux égoïsme... Voilà un mort bien drapé !Herbart prend cette autre précaution de nous dire que la vraie grandeur de Gide est dans ce mélange de faiblesses humaines et de supériorité intellectuelle et que, pour le concevoir vraiment grand, il importe de le voir tel qu'il était. Je n'en suis pas certain du tout. Un Tolstoï, un Wagner ont eu des défauts et des vices épouvantables, mais ces vices et ces défauts étaient à la mesure de leur génie. Chez Gide, à propos de qui ses plus fervents adeptes ne prononcent jamais le mot génie, les défauts et les vices n'avaient rien de cette puissance farouche, irrésistible et souveraine. C'étaient les vices et les défauts du premier venu, des défauts honteux et comme timides, que nous soupçonnions, mais sur lesquels nous n'avions pas tellement hâte d'être édifiés.On a toujours, ou presque toujours, l'idéologie de ses intérêts, on a la morale de son tempérament et de ses instincts. A présent que nous voici renseignés sur la violence que certains instincts atteignaient chez Gide. on ne s'étonne plus qu'il ait obstinément enseigné la recherche du plaisir et l'affirmation de soi-même. Son éthique n'était qu'une tentative de justification personnelle. J'ai longtemps cru qu'il l'avait empruntée plus ou moins directement à Nietzsche. Mais non ! Et Gide avait bien raison de nier qu'il dût grand chose au poète de Zarathoustra. Son immoralisme n'était qu'un amoralisme littérairement et artificiellement transposé. M. Herbart insiste sut l'amoralité de Gide ; l'existence même de certaines notions de moralité lui était inconnue, paraît-il.Je serais fâché qu'on vît en moi un détracteur de Gide et qu'on pût croire que les cruelles appréciations de M. Herbart m'ont fait le moindre plaisir. Sans doute me suis-je toujours étonné de voir la jeunesse littéraire prendre entre 1920 et 1940 Gide pour guide et animateur. Je ne l'ai jamais considéré comme un très grand écrivain, à plus forte raison comme un très grand philosophe. Affaire de génération. Ma génération a grandi dans l'admiration de Schopenhauer et de Nietzsche.A côté de ces géants, Gide me paraissait faire petite figure. J'avais tort ? C'est ce qui explique en tout cas l'attitude réticente que je n'ai cessé d'observer a l'égard de l'auteur des Nourritures, non sans rendre hommage à sa finesse de goût et d'esprit et à la pénétration de ses intuitions littéraires. Quel critique il eût été s'il avait été obligé de gagner sa vie dans les journaux ! M. Herbart nous dit que, dans le privé, il n'avait aucun flair psychologique. On ne me persuadera pas qu'il n'a pas été, la plume à la main, un merveilleux psychologue et un profond analyste.Il n'y a pas de grands hommes pour leurs valets de chambre, dit le proverbe. N'y en aurait-il plus désormais pour leurs amis ? L'amitié littéraire avait jusqu'ici tendance à enfler l'éloge et à grandir les disparus, comme pour accroître d'autant l'honneur que c'était de les avoir approchés. La mode contraire semble vouloir s'établir à propos de Gide. Peut-être la vérité y gagnera-t-elle de ne pas attendre, comme naguère, un demi-siècle pour être connue. Soit ! Tout de même on est un peu choqué. Simple affaire d'habitude, sans doute...André Billy,de l'Académie Goncourt. »
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