dimanche 10 janvier 2016

Lettres à Rouveyre 3/6


Aux deux lettres à André Rouveyre (ici et ici) qu'il s'apprêtait à donner à la NRF de juin 1928, Gide va en ajouter une troisième. Cette lettre vient en réponse à de nouvelles attaques de Rouveyre contre la NRF et ses auteurs. Entre temps, Rouveyre a reçu la lettre du 8 février et y répond dans le Mercure de France du 15 mars 1928.

Qualifier Valéry de mathématicien ou d'astronome est selon Rouveyre une nouvelle preuve qu'il est éloigné de toute notion de poésie. Ce qui lui fait dire : « Car enfin, nous sommes parfaitement d’accord, M. Gide et moi : ce que fait M. Valéry est une dérision, une turlupinade, une parodie, une mystification. » Mais c'est surtout l'image que Rouveyre donne de lui, dans son portrait dessiné comme dans ses commentaires sur son caractère moqueur et sardonique, que Gide souhaite corriger.

Le ton de Gide se fait cette fois moins léger. Il réécrit pour cela un conte de Grimm, Les vagabonds. « On ne peut pas mieux traiter quelqu'un de pavé », s'amuse Léautaud dans son Journal littéraire. Après avoir souligné ses absurdités, Gide va même s'en prendre à son « ignorance du lexique et de la grammaire ». Insulte suprême !

VI
A ANDRÉ ROUVEYRE

Le « bon à tirer » de ces feuilles était déjà donné, lorsque me parviennent vos nouvelles attaques contre la N. R. F. en gros, et, en détail, contre ses collaborateurs les plus illustres : Valéry, Claudel, Proust, Rivière, Copeau, qui sont ou étaient mes amis, et que vous traitez d'imbéciles, de maniaques ou d'exploiteurs.

La revue où vous les faites paraître veut notre peau, ce qui est très naturel. La curée que vous sonnez, c'est au nom de la salubrité publique ; très naturel également. Permettez que je vous raconte à ce sujet un petit conte populaire allemand des plus topiques, qui m'enchante et auquel je m'assure que vous aussi saurez prendre plaisir. Je n'ai malheureusement pas le texte sous la main ; il se trouve dans le recueil complet des contes de Grimm, que j'ai laissé à Cuverville, et n'a, je crois, jamais été traduit. Je cite donc de mémoire, me réservant d'en redonner plus tard une version plus exacte. Un peu grotesque en apparence, il recèle un enseignement précieux.

L'œuf partit en voyage et rencontra l'épingle.
Où vas-tu ?
Chez K... Viens avec moi.
Ils rencontrèrent le canard.
Où allez-vous ?
Chez K... Viens avec nous .
Ils rencontrèrent le pavé, qui les accompagna tous trois.
Arrivés chez K... :
Voici, dit l'œuf : je vais me cacher dans la serviette. Toi, canard, tu te coucheras dans la cuvette. L'épingle se glissera dans l'essuie-mains , et le gros pavé se juchera par-dessus la porte. Alors, quand K... rentrera, il aura très chaud et voudra s'éponger le front avec la serviette et je lui éclaterai sur le front que je couvrirai de saloperie. Il voudra se laver dans la cuvette et le canard alors fera : « psschuttt » en remuant les ailes et l'éclaboussera tout entier. Alors K... prendra l'essuie-mains pour s'essuyer, et l'épingle le griffera au visage. Alors K... voudra sortir de la maison pour prendre l'air, et le gros pavé lui tombera dessus et c'en sera fini avec lui.

Ainsi fut fait. Et lorsque K... rentra chez lui, tout fatigué de son travail, comme il avait très chaud et transpirait, il voulut s'éponger le front, et l'œuf lui éclata dessus et le couvrit de dégoûtation. Alors il voulut se laver ; mais le canard qui était couché dans la cuvette fit : coin coin coin, et agita les ailes de manière à envoyer toute l'eau de la cuvette sur K... qui fut trempé comme par une averse. Alors K... prit l'essuie-mains pour s'essuyer, et l'épingle qui était cachée dedans le griffa au visage. Alors il voulut respirer l'air du dehors, mais comme il ouvrait la porte pour sortir, le pavé lui tomba dessus et l'écrasa.
FALLAIT QUE CE FUT UN BIEN MÉCHANT HOMME.

N'est-ce pas que c'est délicieux ?

Je vous écrivais, le 9 juin 1923, dans une lettre qui n'était que pour vous, mais que vous avez cru bon de citer dans votre livre :

Je lis avec un vif intérêt les pages du Mercure que vous avez eu la gentillesse de me faire envoyer. Mais quelques lignes m'y font un peu saigner le cœur, je vous l'avoue. Non Rouveyre, mon sourire n'a jamais menti, aussitôt que de l'affection s'y mêlait ; et persuadez-vous que j'eusse été incapable à votre endroit d'un coup de patte comme celui que vous me décochez ici en souriant. Ou avez-vous écrit ces mots pour faire plaisir à certains ? Pensez-vous qu'ils me connaissent ? et que cette réputation de perfidie, d'insécurité, etc., etc., colle en quoi que ce soit à mon être réel. Parbleu ! j'espère bien que nous vivrons assez, vous et moi, pour que vous puissiez vous persuader du contraire et qu'il n'est rien de plus sûr et déplus fidèle que mon amitié. Ne croyez point que je vous en veuille ; simplement vous m'avez un peu attristé.

Vous persistez à voir en moi un être perfide, ténébreux, infidèle, et écrivez tortueusement :

A y bien regarder, c'est principalement l'œuvre du seul Gide qui a mené, d'un bout à l'autre, la danse à la fourche, avec ses dégagements de soufre et ce rire sardonique de cultivateur et de destructeur de la misère morale, qui, personnellement, me réjouissent tellement, et pour lesquels j'ai déjà tressé le laurier au diable qui les crache.

D'autre part, vous publiez, ornement de ce même article, une image de moi en suppôt de l'enfer ou en galérien, qui, s'il n'en n'existait point d'autre, me permettrait de circuler n'importe où, sans aucune crainte que jamais on ne me reconnaisse, ce dont je vous sais gré. Le plaisant, c'est que je doive votre encens et votre couronne précisément à ces hideurs morales et tares que d'autre part vous dénoncez pour ameuter contre nous vos lecteurs. Vous m'appeliez d'abord, lorsque vos articles parurent dans les Nouvelles Littéraires : Le Contemporain Capital ; vous m'avez rebaptisé : Le Retors, et vous vous êtes si bien convaincu que ces qualités infernales étaient celles mêmes qui me rendaient digne de votre estime et de votre affection que, lorsque vous m'envoyez cette revue, où soit vous, soit l'œuf, soit l'épingle, soit le canard, passez à tabac quelqu'un de mes meilleurs amis, vous pensez me faire un vif plaisir. C'est du moins ce que me laissent entendre ces lignes :

Succédant à M. Copeau (dont j'ai montré (!) qu'il n'avait pas plus d'originalité que Jacques Rivière), la seconde créature de Gide à la tête de la triste N. R. F. a été le jouet et la risée de celui-ci, qui s'est amusé longuement à le détraquer. On comprend d'autant mieux cette expérimentale sardonique moquerie, que le moqueur avait pu considérer de près chez son modeste suiveur la défaite intellectuelle et morale qu'il y avait inoculée, cl que M. Claudel avait réussi, pour sa part, de rendre complète et définitive.

Si malgré tant d'absurdités, mon affection pour vous subsiste, c'est que j'ai le cœur bien fidèle, contrairement à ce que vous croyez. Mais je vous ai toujours considéré, et je vous considère encore, comme un malade et presque comme un irresponsable. Vous étiez, lorsque j'ai commencé de vous connaître, si délabré, si fort entamé par les drogues, que, dans mon amitié pour vous, entrait d'abord beaucoup de pitié. Vous vous êtes, par la suite, cramponné à la vie avec une énergie qui vous a valu mon estime. J'ai trop de mal à résister à l'appel d'une simple cigarette pour ne pas admirer ceux qui parviennent à se désintoxiquer. Mais, lorsque vous vous donnez comme champion de la santé française, cher Rouveyre, vous frisez le ridicule ; et plus encore lorsque l'auteur du Gynécée se pose en défenseur de la femme et du bel amour. Vous avez toujours écrit, d'une façon très savoureuse et que j'apprécie, avec une très cocasse insouciance, ou ignorance du lexique et de la grammaire ; mais, lorsque vous sortez des phrases comme celle-ci, que l'on peut lire dans votre dernier article :

C'est parfait, et ces maisons, je suppose, n'ont pas la coquetterie, ni l'illusion de prétendre à présenter un mouvement d'édition qui serait recherché par quelle tête avertie, sachant raisonner sur les destins passés et futurs des lettres françaises, et apte à en préparer et à en consolider un terrain actuel propice à leur permettre de prendre, de mener et de suivre leur cours... etc... etc...

croyez bien que ce n'est pas votre talent que les âmes chevaleresques et probes qui collaborent avec vous à cette entreprise d'assainissement public, apprécient ; mais votre venin. Purgez-vous vite, cher Rouveyre, et croyez-moi tout de même votre ami.

ANDRÉ GIDE

1 commentaire:

Laconique a dit…

Lettre instructive, il semble que Rouveyre n’ait pas été le seul à taxer Gide de dissimulation, de perversité. Mauriac parle de son « aspect luciférien » dans ses « Mémoires intérieurs », et Gide cite dans son Journal une lettre de Léautaud à ce même Rouveyre, dans laquelle il est question de son « hypocrisie », de sa « duplicité », de ses « petites fourberies ». Gide s’est toujours montré très affecté par de telles accusations, il considérait la franchise comme une des marques distinctives de son caractère. Mais les gens intelligents, et surtout les gens libres, sont souvent accusés de duplicité, il n’y a qu’à voir en politique…