dimanche 14 février 2016

Lettres à Rouveyre 6/6


Dans la NRF. d'octobre 1928, Gide donne à nouveau des Lettres. Un genre inépuisable puisqu’il s'auto-alimente, comme dans cette polémique avec Rouveyre entamée depuis plusieurs numéros. Ce dernier échange porte toujours sur la sincérité : celle des citations...


LETTRES

A ANDRÉ GIDE

Barbizon, 6 août 1928.
Mon cher Gide,

Cette lettre vous dira ma réaction à votre violence de ma réponse. Je désire que vous la donniez « sans y rien changer », puisque vous m'avez obligé à vous dire cela cette fois.
Votre ami,
ANDRÉ ROUVEYRE

Barbizon, 6 août 1928.
Cher Gide,

Ça n'a pas été sans surprise que j'ai vu — dans la N. R. F. d'Août — ma réponse ouverte disloquée par vos soins. Certes, vous avez enveloppé cette violence dans un maximum de savoir faire et en sorte que, apparemment, je n'aurais qu'à me louer de votre procédé. Pourtant, dans un cas tel que celui où j'ai été amené à vous répondre, peut-être voudrez-vous admettre que l'on tienne davantage à ce que l'on signe soi-même qu'à des modifications qui y sont imposées, en manière de fait du Prince, par celui-là même que nous nous proposons de réduire.

Je vous demande : est-il bien autorisé cet adversaire furieux qui, chez lui, dans sa propre maison, alors qu'il nous a proposé le fer, et qu'il nous a porté sa botte à pointe vive, s'avise tout à coup, alors que nous portons à notre tour sur lui, de fausser notre lame par une adminis­tration irrégulière de sa main gauche.

De ces façons-là notre temps a connu quelques exemples tristes et fameux. On les a parfois excusées sur l'égarement qu'avait produit sur le malheureux qui les employait, la menace d'un coup droit. Alors, dit-on, il a perdu l'esprit. Son libre arbitre, son sang-froid, sa dignité, sa responsabi­lité enfin, se sont momentanément obscurcis.

Il y a quelque temps, lorsque j'annonçais dans le Mer­cure que j'allais publier une lettre de vous critiquant mes avis sur le Théâtre, et sur M. P. Valéry : « Soit, m'avez-vous dit, à condition qu'il n'y soit rien changé ». Précau­tion bien superflue et assez surprenante, mon cher Gide, et qui ne laissa pas d'étonner celui à qui elle était adressée sur la singulière mentalité de celui qui la prenait. Je m'ex­plique mieux aujourd'hui le réflexe intime de votre pensée, alors que je vous prends vous-même portant la main sur l'économie de ma réponse, en brisant l'ordonnance, l'équi­libre, en supprimant délibérément le principal document et, à la suite de cette violence, donnant sur ce que vous avez retiré, des informations trompeuses.

Dans le court commentaire où vous semblez compenser par un résumé votre bouleversement de ma lettre, il n'y a pas un seul mot qui ne soit contre la vérité. C'est là un fait patent matériel, dont la preuve est facile :

Vous écrivez : « suivent de nombreuses citations... » Quatre, exactement ; au total une vingtaine de lignes «... de mes lettres de 1923 et 1924... » Pardon. La principale, celle que vous avez enlevée, est du 26 juin 1927. Cela est important puisqu'elle a été écrite par vous justement au sujet de mon livre où sont les observations sur vos amis ; observations que je n'ai fait que reprendre et développer en 1928, et alors pour votre courroux soudain. De cette lettre il res­sort que ce que vous condamnez avec virulence, en 1928, vous l'approuviez avec louange et gratitude en 1927, comme déjà vous l'applaudissiez en 1924, mais voyons ce que vous en dites (de mes citations écartées, y compris cette lettre de 1927) : « qui témoignent en effet ma confiance imprudente et l'affection que j'avais pour Rouveyre avant ses attaques contre ceux qu'il savait mes amis. » Mais, mon cher Gide, vous rapportez vous-même que, lorsque mon étude sur vous a commencé de paraître par tranches, en 1924, aussitôt je vous ai prié de ne pas m'écrire au cours de cette publication afin que je ne sois pas gêné, pendant mon travail, par votre opinion ni vos avis. Ce n'est pas ma faute si vous n'avez pas tenu compte de ma demande de vous réserver. Et, au fait, étant donné que vous me pro­posiez, avec une vive insistance, des changements à mon texte (changements dont je n'ai pas cru pouvoir tenir compte), ce que vous appelez votre « confiance impru­dente », on pourrait peut-être le nommer plus justement : votre immixtion indiscrète et intéressée.

J'avais « attaqué » ceux que je « savais vos amis », et vous croyez que cela justifierait vos offenses ? Ah ! par exemple, c'est délicieux ! Déjà, cela, si c'était franc, la belle raison, ma foi, pour un écrivain, que faire reposer les assurances de sa pensée et les démarches de sa plume sur les circonstances fortuites, sur les convenances de la défense automatique de son clan ! Mais, en vérité ce déplo­rable relâchement qui vous ferait — à vous entendre — vous sacrifier, vous subordonner à autrui, cela n'existe pas. Mon étude vous avait pourtant, de votre aveu, débarrassé de cette imaginaire vessie.

Vous assurez que vous avez publié in extenso les lettres que vous m'avez adressées en 1923 et 1924. Or, in extenso n'est pas exact. Le renard n'a pas abandonné sa façon : comme par hasard, quatre lignes ont par vous été escamo­tées. Souffrez, en faveur de l'in extenso, que je les ramène d'exil :

« J'apprécie particulièrement le paragraphe : « Sur ce point (le pied de nez que j'adresse aux suiveurs) nous aurons la sagesse de nous passer de son avis, car... (car c'est le propre des génies de mettre dans leur train immédiat et dans leurs œuvres, pour le profit de la postérité, maintes choses dont eux-mêmes, et leurs disciples, ne se rendent pas compte »).

Je me reporte, dans mon livre (p. 130), à « ce point » ; et voici mon texte qui vous enchantait tant :

« André Gide a fait lever une foule de littérateurs, comme Barrés a fait lever une foule de patriotes, comme Maurras des régiments de légitimistes, Gourmont d'infatigables jouisseurs... Les esprits qu'il a formés, ou plutôt qui se sont appliqués à se calquer sur lui, ne valent, comme M. Jacques Rivière, que dans la morne qualité de l'ennuyeux, tandis que leur maître a un tel vigoureux et ravissant ressort. Ses disciples mêmes, il a réussi à les retourner contre lui, par sa qualité individuelle, si force­née qu'elle renverse de volonté calculée, mais masquée, jus­qu'à l'attirance et l'affection les plus vives. Gide pour ses sui­veurs, confits et moroses, est une manière de sarcastique Laocoon. »

Voilà, je pense, qui est proprement révélateur de cette double face que vous menez dans le monde. Votre dupli­cité est d'autant plus nécessaire à votre vie que vous êtes heureusement plus anarchique et plus égoïste. Je l'ai décou­vert, et vous en avez été d'accord.

Une seconde fois, mon cher Gide, je remettrai sous vos yeux votre billet retiré de ma réponse à votre outrageante allégation : que vous m'auriez toujours considéré avec pitié et presque comme un irresponsable :

«... J'ai trouvé à vous relire encore plus d'intérêt, de profit et de joie, il me semble, que ne m'avait apporté la première lecture. L'écartement de la distance accentue les reliefs et les ombres ; et combien je vous sais gré aujourd'hui de cette bruta­lité, de cette absence de « ménagements » habituels, qui d'abord pouvait paraître presque blessante, mais qui fait la vraie valeur de votre étude et la mettra, ce me semble, à l'abri de la décom­position où sombreront les complaisances, les fadeurs déjà à demi pourries. Jean de Gourmont se rend-il compte de cela ? Je serais curieux de savoir comment il réagit devant votre portrait de son frère. Certains chapitres (Aspect mortel de Gourmont, en particulier) que je ne connaissais pas encore, me paraissent remarquables et vraiment importants. Je crois que vous avez bien fait de citer mes lettres ; je suis content de vous les avoir écrites, parce que celles que je vous récrirais aujourd'hui, si j'étais d'humeur à écrire, seraient un peu différentes.
Certainement vous m'avez aidé à prendre plus nettement conscience de moi — ce qui, passé 55 ans, n'est plus dangereux, mais profitable. »

A copier cela j'ai du chagrin à considérer l'impasse où votre déraison nous a menés.

Votre ami,
ANDRÉ ROUVEYRE.

*
A ANDRÉ ROUVEYRE

Paris, le 10 août, 1928.
Rouveyre,

J'ai donné, de votre lettre ouverte, sans en rien suppri­mer ni changer, insinuations, insultes et invectives, tout ce qui était de vous. Les citations de moi qui suivaient ne tiennent pas moins de 60 lignes de votre écriture (votre texte à vous en a 106) ; c'est-à-dire que ce florilège tient plus d'un tiers de votre lettre. Le lecteur m'excusera d'in­sister sur ces chiffres, peu conformes, je le regrette, à ceux que vous donnez, dans vos fulgurantes accusations. Il jugera également si vous usiez de ces citations d'une manière honnête :

texte de la dernière lettre citée-par Rouveyre :
Je voudrais, malade, pouvoir me soigner près de vous. Mais vous guérirez — vous guérissez déjà — comme j'ai guéri moi-même, atteint aussi gravement que vous.
parti que tire Rouveyre de ce texte :
« Je voudrais, malade, pou­voir me soigner près de vous». Allons, ce dernier souhait est maintenant exaucé. Portez-vous mieux.

et s'il était possible, à travers vous, de reconnaître ma pen­sée. Je comprends de reste que le rétablissement de mon texte intégral ait pu vous gêner. Vous vous indignez que je ne me sois pas laissé refaire.

Dans votre lettre d'aujourd'hui, vous vous servez d'un autre texte de moi d'une manière aussi perfide ; voici les lignes de ma lettre du 31 octobre 1924 que vous me repro­chez d'avoir escamotées :

« J'apprécie particulièrement le paragraphe : Sur ce point (le pied de nez que j'adresse aux suiveurs) nous aurons la sagesse de nous passer de son avis, car... »

— C'était tout.

J'avais laissé tomber ces lignes parce que, sans la citation complète (que je n'avais pas eu la patience de rechercher dans votre livre) elles ne me paraissaient point présenter d'intérêt. Ce paragraphe, le voici : « Sur ce point nous aurons la sagesse de nous passer de son avis, car c'est le propre des génies de mettre dans leur train immédiat et dans leurs œuvres, pour le profil de la postérité, maintes choses dont eux-mêmes, et leurs disciples ne se rendent pas compte ». Ces lignes me plaisaient particulièrement, répondant exacte­ment à ce que, dès 1895, j'exprimais dans l'Avant-propos de Paludes1. Mais vous ne vous contentez point de réta­blir le texte de vous que j'approuve : vous en profitez pour glisser sous sa protection le long paragraphe qui le pré­cède, et que l'on a pu lire plus haut cité par vous-même ; un des plus cacographiques précisément qui soient jamais sortis de votre plume, terminé par une comparaison avec Laocoon que je cherche en vain à comprendre. C'est ce texte-là qu'il vous importait de me faire approuver, et par­ticulièrement certaine flèche contre Jacques Rivière ; car c'est là que vous voulez en venir : me convaincre de trahi­son envers mes amis.

Je laisse le lecteur juge de l'honnêteté de ce procédé. Tous ceux qui ont connu Rivière savent qu'il se serait indigné, plus encore que moi, de vos allégations inju­rieuses et que jamais je ne lui donnai lieu de mettre en doute la profonde affection que je n'ai cessé de lui porter.

Sur un seul point je n'ai que des excuses à vous faire : en effet, j'ai écrit par mégarde : « lettres de 1923 et 1924 », sans m'aviser que la plus longue de ces citations était d'une lettre de 1927 qui ne figure pas dans votre volume. La voici. Les lecteurs (et je m'excuse de lasser ainsi leur patience) auront déjà pu la lire quelques pages plus haut, puisque vous prenez soin de la citer vous-même. Ils juge­ront si j'avais quelque raison que ce soit d' « escamoter » ce texte. J'y cherche en vain les armes que vous prétendez retourner aujourd'hui contre moi :

« ... J'ai trouvé à vous relire encore plus d'intérêt, de profit et de joie, il me semble, que ne m'avait apporté la première lecture. L'écartement de la distance accentue les reliefs et les ombres ; et combien je vous sais gré aujourd'hui de cette bru­talité, de cette absence de « ménagements » habituels, qui d'abord pouvait paraître presque blessante, mais qui fait la vraie valeur de votre étude et la mettra, ce me semble, à l'abri de la décomposition où sombreront les complaisances, les fadeurs déjà à demi-pourries. Jean de Gourmont se rend-il compte de cela ? Je serais curieux de savoir comment il réagit devant votre portrait de son frère. Certains chapitres (Aspect mortel de Gourmont, en particulier) que je ne connaissais pas encore, me paraissent remarquables et vraiment importants. Je crois que vous avez bien fait de citer mes lettres ; je suis con­tent de vous les avoir écrites, parce que celles que je vous récri­rais aujourd'hui, si j'étais d'humeur à écrire, seraient un peu différentes2. Certainement vous m'avez aidé à prendre plus nettement conscience de moi — ce qui, passé 55 ans, n'est plus dange­reux, mais profitable. »

Et c'est exprès que j'aurais laissé tomber cela !

Mais les mots « par mégarde » vous font sourire (ou ricaner), bien résolu que vous êtes à ne voir qu'astuce et rouerie dans ma façon d'agir. Libre à vous.

ANDRÉ GIDE


1. « Avant d'expliquer aux autres mon livre, j'attends que d'autres me l'expliquent. Vouloir l'expliquer d'abord, c'est en restreindre aussitôt le sens; car si nous savons ce que nous voulions dire, nous ne savons pas si nous ne disions que cela. — On dit toujours plus que cela. — Et ce qui surtout m'y intéresse, c'est ce que j'y ai mis sans le savoir, — cette part d'inconscient, que je voudrais appeler la part de Dieu. — Un livre est toujours une collaboration, et tant plus le livre vaut-il, que plus la part du scribe y est petite, que plus l'accueil de Dieu sera grand. »
2. Les mots que je me permets de souligner prennent aujourd'hui une signification particulièrement savoureuse.

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