Trois Perséphone : à gauche Ida Rubinstein crée le rôle en 1934,
au centre Vera Zorina en 1982 à New-York (Photo de Steven Caras)
à droite Dominique Blanc en 2012 à Madrid (Photo Javier del Real)
Les critiques de la représentation de
Perséphone en janvier dernier au Théatre Royal de Madrid ont
été assez semblables à celles parues à sa création en 1934 : on s'y intéresse
surtout à la musique de Stravinsky, à la mise en scène et
finalement très peu au texte de Gide. Aussi son exclamation de 1934
reste terriblement d'actualité : « Je n'ai décidément pas de
chance avec le théâtre, ceci va me sacrer une fois de plus auteur
ennuyeux, et voilà. »[1]
Projet porté dès 1893, qui prend en
1896 le titre de Prospérine, c'est le compositeur Florent
Schmitt qui le relance en 1909, sans succès. Puis en 1933, Ida
Rubinstein, mécène, comédienne et danseuse, cherchant à porter à
la scène une nouvelle œuvre de Gide, conduit ce dernier à ressortir le
manuscrit de Perséphone de ses cartons : l'édition
critique de Patrick Pollard retrace très bien ces évolutions[2].
Quant aux échanges entre Gide et
Stravinsky, les lettres publiées d'abord en anglais[3] ont
fait l'objet d'une présentation en français commentée par Jean
Claude**** d'après les originaux conservés à la
Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet et à la Fondation Paul
Sacher, Fonds Stravinsky, à Bâle, complétée par des lettres entre
Jacques Copeau et Igor Stravinsky, quelques lettres ou télégrammes
d'Ida Rubinstein et des allusions à la Correspondance
Gide-Copeau.
Comme le montre très bien Jean Claude, à qui ce billet doit beaucoup et que je remercie pour son aide,
la pièce est conçue comme
un spectacle total qui emballe tout d'abord Gide, avant de se
compliquer pour finir par ne plus le concerner vraiment, au point
qu'il n'assistera même pas aux représentations qui
eurent lieu les 30 avril, 4 et 9 mai 1934. Qu'il se sente trahi, ou
plutôt dépossédé de son œuvre, n'est finalement qu'une chose
normale – et qu'il éprouvera à chaque tentative théâtrale :
« Il n'avait pas suffisamment conscience des aspects concrets qui entourent la création théâtrale, à plus forte raison la création d'un spectacle complexe faisant appel à tous les arts. Car avec Perséphone, il y avait bien tous les ingrédients d'un spectacle total. Mais trop de difficultés ont surgi pendant son élaboration. Le projet d'Ida Rubinstein était, à n'en pas douter, ambitieux. Il a manqué dans sa réalisation un climat de confiance, une organisation stricte voire autoritaire capable d'aplanir les divergences. »[4]
Si l'on en croit Igor Stravinsky c'est
chez la pianiste Misia Sert – ex-femme de Thadée Nathanson et à
l'époque encore celle d'Alfred Edwards puisqu'elle n'épousera le
peintre José-Maria Sert qu'en 1920, bien qu'elle fût sa maîtresse
depuis 1908 – que Gide et lui se croisent pour la première fois,
en 1910 :
« Nous nous sommes rencontrés pour la première fois en 1910, dans la chambre de Misia Sert à l'Hôtel Meurice. Je le connaissais de réputation, bien sûr : il était déjà un écrivain connu, même si sa gloire devait venir plus tard. Après cela, je l'ai revu de temps en temps aux représentations des ballets. »[5]
Igor Stravinsky et André Gide au Revenandray, été 1917
« Je le vois encore buvant du punch, couvert de manteaux et de châles malgré la chaleur,
jouant d'un orgue à bouche qu'il avait trouvé je ne sais où, et annonçant :
"Je vais vous jouer du Wagner...". Un peu plus tard il était photographié devant le chalet avec
André Gide, tenant avec lui une bouteille, et proclamant qu'elle symbolisait l’alliance franco-russe.»
(Rodolphe Faessler, Revue de Belles-Lettres, Lausanne, Juillet-août 1956)
jouant d'un orgue à bouche qu'il avait trouvé je ne sais où, et annonçant :
"Je vais vous jouer du Wagner...". Un peu plus tard il était photographié devant le chalet avec
André Gide, tenant avec lui une bouteille, et proclamant qu'elle symbolisait l’alliance franco-russe.»
(Rodolphe Faessler, Revue de Belles-Lettres, Lausanne, Juillet-août 1956)
C'est déjà Ida Rubinstein qui sollicite Gide au début de 1917. Il rencontre Stravinsky aux
Diablerets pour lui demander une musique pour Antoine et Cléopâtre. Une célèbre photographie les montre joueurs et
complices – la bouteille au second plan y est peut-être pour
quelque chose... ou l'état euphorique de Gide qui fait sa première escapade avec Marc Allégret ? – en Suisse, au Revenandray, le chalet des Bellettriens aux
Ormonts. Pourtant ils ne trouvent pas de terrain d'entente.
« Quelques mois après Le Sacre, Gide est venu me trouver avec un projet de composition d'une musique de scène pour sa traduction de Antoine et Cléopâtre. J'ai répondu que le style de musique dépendrait de celui de l'ensemble de la production, mais il ne comprenait pas ce que je voulais dire. Plus tard, lorsque j'ai suggéré des costumes modernes pour la pièce, il s'est montré choqué – et sourd à mes arguments selon lesquels nous serions plus près de Shakespeare en inventant quelque chose de neuf, plus près de lui en tout cas qu'il ne l'était, pour ce qui est de la vraisemblance, d'Antoine et Cléopâtre. »[6]
C'est finalement Florent
Schmitt qui signera la partition de cette pièce créée en 1920.Aussi quand Ida Rubinstein revient
proposer une nouvelle collaboration avec Stravinsky début 1933, Gide
déterre le manuscrit de Prospérine/Perséphone.
Devant Maria Van Rysselberghe, il joue les désabusés :
« Je ne sais plus comment j'ai été amené à lui dire que j'avais un petit ballet qui dormait depuis trente ans, Prospérine; elle a demandé à le voir, et la voilà qui s'emballe ! Elle voudrait décider Stravinsky à faire la musique, Sert les décors [...]. Moi ça m'est égal, je crois de moins en moins au théâtre, je n'y attache aucune importance, mais la tentative m'amuserait, ça me donnerait un mois de travail pour mettre la chose au point; peu de texte, du reste, des prétextes à gestes et à danses. »[7]
Mais les lettres
qu'il adresse aussitôt à Stravinsky montrent son enthousiasme pour
le projet, et dès le mois de février il part avec Ida Rubinstein
pour retrouver Stravinsky à Wiesbaden :
« Gide est venu à Wiesbaden pour me voir en 1933. Nous avons lu le texte original de sa Perséphone et avons tout de suite décidé du recours au récitant et du découpage en trois parties. Gide a reconstruit et réécrit le livret après cette rencontre. »[7]
Comme le souligne
Jean Claude, la présentation rétroactive des évènements par
Stravinsky, qui en voudra à Gide de n'avoir pas assisté aux représentations de Perséphone, est « pour le moins tendancieuse ». Disons même carrément froide et souvent revancharde. Le compositeur se montrait en réalité au moins aussi emballé que Gide. Même si l'on
apercevait déjà quelques pierres d'achoppement dans ce tandem que tout oppose, ainsi que le note la
Petite Dame :
« Bypeed me raconte que c'est d'enthousiasme que Stravinski a accepté de collaborer avec lui. Il disait : « J'admire surtout vos derniers écrits, comment appelez-vous ça... vous savez bien cette chose qui a une suite sur le mari... » Bypeed lui fournit L'Ecole des femmes. Il disait encore : « Je m'entends tout à fait avec vous, mais jamais je ne collaborerais avec Valéry, c'est un athée !!! » Bypeed, très amusé du malentendu, pense que la collaboration pourrait bien ne pas durer. »[8]
(à suivre)
____________________
[1] Maria Van Rysselberghe, Cahiers de
la Petite Dame, vol. 2, Gallimard, Paris, entrée du 3 mai 1934,
p. 377
[2] Patrick Pollard, André Gide,
Prospérine, Perséphone, édition critique, Lyon, Centre
d'Etudes Gidiennes, 1977
[3] Igor Stravinsky and Robert Craft,
Memories and Commentaries, Doubleday, 1960, repris par
University of California Press, 1981, Faber & Faber, 2002
(traduction française : Souvenirs et commentaires, Paris,
Gallimard, 1963) et Robert Craft, Igor Stravinsky, Selected
correspondance, vol. III, London and Boston, Faber and Faber,
1985
[4] Jean Claude, « Autour
de Perséphone », in BAAG n°73, janvier 1987, vol.XV,
XXe année, pp. 23-55.
[5] Jean Claude : « Perséphone,
ou l'auteur trahi ? », in « Perséphone, ou l'auteur trahi ?
», in Ida Rubinstein. Une utopie de la synthèse des arts à
l'épreuve de la scène, Pascal Lecroart éd., Presses
Universitaires de Franche-Comté, 2008, pp. 213-233.
[6] Igor Stravinsky and Robert
Craft, Memories and Commentaries, University of California
Press, 1981 (Je traduis cet extrait et les suivants).
[7] Maria Van
Rysselberghe, Cahiers de la Petite Dame, vol. 2, Gallimard,
Paris, p.283
[8] Ibid. p.285
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