vendredi 25 mai 2012

Gide et Stravinsky (2/2)


André Gide et Igor Stravinsky en 1933 à Wiesbaden


« Gide est venu à Wiesbaden pour me voir en 1933. Nous avons lu le texte original de sa Perséphone et avons tout de suite décidé du recours au récitant et du découpage en trois parties. Gide a reconstruit et réécrit le livret après cette rencontre », se souvient Igor Stravinsky qui précise encore : « […] je ne pense pas qu'on puisse parler de collaboration. La seule partie du livret à laquelle nous avons travaillé ensemble est celle des chœurs d'enfants ; je voulais répéter la musique à cet endroit et j'ai demandé à Gide d'écrire des vers supplémentaires. »[1]

De son côté, Gide confie à la Petite Dame : « Stravinski, dit-il, a parfois l'air tout à fait stupide et d'autres fois il sort des choses assez curieuses; il attache de plus en plus d'importance à notre ballet, qui grandit, et finira peut-être par être très étonnant. »[2] Si l'un et l'autre montrent un certain enthousiasme pour le projet, les premières incompréhensions ne tardent pas à venir. Gide reprochant tout d'abord à Stravinsky de ne rien entendre à la prosodie française – ce sont d'ailleurs les premiers vers français que le compositeur met en musique :

« C'est tout de même un peu gênant de donner des vers à mettre en musique à un musicien russe (il tient une lettre de Stravinski), il prend les vers à rimes féminines pour des vers de treize pieds et a une tendance à mettre l'accent sur la muette. Ça s'est du reste fait souvent, et tant pis ! »[3]

Stravinsky tente d'expliquer ses choix dans ses Souvenirs et commentaires :

« Gide n'a pas aimé ma musique pour Perséphone et j'y vois au moins deux raisons. La première est que l'accentuation musicale du texte l'a surpris et ne lui a pas plu, bien qu'il ait été prévenu que je voulais étirer ou raccourcir, « traiter » le Français comme le Russe , et bien qu'il ait compris que mes poèmes préférés étaient des poèmes faits de syllabes, les haïku de Basho et Buson par exemple, dans lesquels les mots n'imposent pas d'accentuation tonique par eux-mêmes. La deuxième raison est tout simplement qu'il ne pouvait pas suivre ma phrase musicale. Lorsque j'ai joué la musique pour la première fois devant lui et Ida Rubinstein, tout ce qu'il trouva à dire c'est : « C'est curieux, c'est très curieux », avant de disparaître aussitôt que possible. »[1]

Plusieurs témoignages éclairent la découverte de la musique. Stravinsky, toujours, mais cette fois dans Dialogues, se souvient d'une soirée chez les Polignac, et d'un malaise général :

« « La présentation sans mise en scène donnée avant cela chez les Polignac est restée plus claire dans ma mémoire, et je peux encore voir le salon de la Princesse, moi gémissant au piano, Suvchinsky chantant un fort et abrasif Eumolpe, Claudel me fixant depuis l'autre côté du piano, Gide se rengorgeant davantage à chaque phrase. »[4]

Jean Claude cite au contraire le témoignage du secrétaire d'Ida Rubinstein qui aurait vu un Gide ému par la musique de Stravinsky. Dans son Journal, Copeau garde lui aussi le souvenir d'une bonne découverte. « Son appréciation sans doute n'était pas négative, mais exprimait plutôt le sentiment de quelqu'un dérouté par une musique qui est loin de lui être familière et qui saisit mal les distorsions entre sa propre prosodie et les effets musicaux du compositeur », estime Jean Claude[5].

Si l'on évoque Jacques Copeau, c'est qu'il fait partie de l'aventure, tantôt crédité de la mise en scène, tantôt simple conseiller artistique, et qui finira par demander qu'on retire son nom des affiches et du programme... C'est lui qui a choisi André Barsacq pour les décors, au lieu de José-Maria Sert avec qui Ida Rubinstein travaille habituellement, et au lieu de Stravinsky-fils, que Stravinsky-père aurait aimé imposer. Ajoutez à cela la greffe de toutes les parties de ce grand spectacle :

« Pour Perséphone […], on ne compte pas moins de 80 choristes de l'Opéra, 12 danseurs et 15 danseuses engagés par Ida Rubinstein, le chœur d'enfants venu d'Amsterdam, une dizaine de figurants ainsi que les solistes : Perséphone, Eumolpe, rôle chanté, Mercure, rôle dansé et trois rôles muets, Déméter, Triptolème et le Génie de la mort. »[5]

Gide se sent donc peu à peu dépossédé de son à mesure qu'elle prend de l'ampleur. Et voilà que non seulement les décors n'ont plus rien à voir avec ceux qu'il avait imaginés mais surtout qu'ils font basculer la tragédie antique dans un symbolisme chrétien. Il s'en amusera plus tard au travers d'un dialogue humoristique dans les premières pages d'Ainsi soit-il :

« - Oui, s'écriait alors Stravinsky, c'est comme la messe. Et c'est là ce qui me plaît dans votre pièce. L'action même doit être sous-entendue...
— Alors j'ai imaginé, reprenait Copeau, que tout pourrait se passer dans un même lieu, grâce à un récitant qui n'apporterait des faits eux-mêmes que le récit, que le reflet. Tout dans le même lieu : un temple, ou mieux : une cathédrale...
Je me sentis perdu, car Ida et Stravinsky approuvaient à l'envi.
— Mais, cher ami, tentai-je encore d'objecter : j'ai pourtant indiqué fort précisément, pour le premier acte : un rivage au bord de la mer...
— Oui, c'est ce qu'indiquera le récitant.
— C'est merveilleux, disait Ida.
— Et le second acte, qui doit se jouer aux Enfers. Comment dans votre cathédrale...
— Cher ami, nous avons la crypte, reprit Copeau avec une telle assurance que, le soir même, lâchant la partie, je m'embarquai pour Syracuse où retrouver le décor antique, celui précisément que je souhaitais. »

« [...] mon vieux, ils vont dire la messe ! Et pas dans un temple grec ! », écrit alors à Jean Schlumberger un Gide bien décidé à ne plus se mêler de Perséphone. Et à ne pas même assister aux représentations : pour la première, il est en voyage avec Elisabeth Van Rysselberghe dans le Tyrol italien, puis à Londres au chevet de son ami Simon Bussy le soir de la deuxième. Mais il a envoyé Maria Van Rysselberghe assister à la première et il est de retour à Paris pour la troisième et dernière soirée...

« Il m'interroge sur la première de Perséphone. « Ennuyeux, n'est-ce pas ? Dit-il. Mais avouez que c'est la faute à Copeau. » Je suis bien de son avis! C'est la faute de Copeau, et d'Ida Rubinstein aussi, du reste; je ne défends pas ses vers, qui sont sans importance pour le spectacle, mais la présentation du mythe est charmante et pouvait donner des choses exquises de grâce sauvage et une telle variété de lumière et d'atmosphère pour souligner la musique qui m'a semblé fort belle, encore que j'aie mal saisi son rapport avec les paroles; au lieu de cela, il n'y a qu'un seul décor, beau du reste, grand, mais qui à mon avis n'a rien à voir avec l'adorable légende. Tout se passe dans une crypte d'une manière d'église romane, le récitant semble une statue d'évêque collée contre une colonne, Déméter une vierge florentine et le jeu d'Ida est sans variété, ni dans les gestes ni dans la voix; c'est hiératique et plein de tenue, et affreusement monotone; les costumes sont délicieux, trop distingués, ça manque terriblement de vent dans les cheveux. Il dit : « Je m'en doutais, j'ai vu cela du premier coup; inutile de lutter, j'étais seul contre trois; mais vous comprenez que je sois parti; je leur ai dit, en riant du reste : Je suis refait; je n'ai décidément pas de chance avec le théâtre, ceci va me sacrer une fois de plus auteur ennuyeux, et voilà. »[6]

La Petite Dame qui note encore, le 9 mai : « Il se demande s'il assistera à une représentation de Perséphone (c'est aujourd'hui la dernière) ou s'il ira à une grande réunion communiste. » Et le lendemain : «  – C'est à la réunion qu'il est allé, et il n'aura donc pas vu Perséphone ! »[7] Dans une lettre Copeau, Gide se dit terrifié « de devoir faire face aux compliments, sourire aux gens du monde, repousser les interviewers ». Mais à Roger Martin du Gard il donne une autre explication : « Il ne m'a pas déplu de laisser comprendre à Ida que certaines choses me paraissaient plus importantes que cette représentation. »[8]

Voilà ce qui explique la rancune de Stravinsky, qui, s'il feint de n'avoir pas prêté attention à l'absence de Gide aux représentations, absence très commentée à l'époque, ne manque pas de lui décocher quelques dernières flèches dans ses Souvenirs et commentaires :

« Il n'a pas assisté aux répétitions, et s'il était présent à l'une des représentations, je ne l'ai pas vu. Une de ses pièces fut jouée ensuite au Petit Théâtre des Champs-EIysées, mais cela n'a pas dû l'empêcher de venir écouter au moins une fois Perséphone. Peu de temps après la première il m'a envoyé une copie du livret nouvellement publié avec pour dédicace « en communion ». J'ai répondu que la « communion », c'est exactement ce qui nous a manqué ; sa dernière lettre est en réponse à cela. 
Nous ne nous sommes plus rencontrés après Perséphone, mais je ne pense que nous fussions vraiment en fâchés l'un contre l'autre. Et d'ailleurs comment pourrait-on être fâché longtemps avec un homme d'une telle honnêteté ? Si je pouvais faire la part entre le talent de Gide et son écriture, ce serait pour proclamer ma préférence pour cette seconde, bien que son écriture aussi soit de l'eau distillée. Je considère le Voyage au Congo comme le meilleur de ses livres, mais je reste insensible à son esprit autant qu'à son approche de la fiction : il n'était pas un créateur assez grand pour nous faire oublier les pêchés de sa nature – comme Tolstoï pouvait nous faire oublier les pêchés de sa nature. Cependant, comme il a rarement parlé de son travail avec moi, mes relations avec lui sont restées lisses à cet égard. »[1]

Dans Ainsi soit-il, Gide redira pourtant son appréciation de la partition et promettra le succès aux futurs metteurs en scène de Perséphone, pour peu qu'ils se conforment aux didascalies gidiennes :

« Je crois que Stravinsky me pardonna mal de ne pas avoir assisté à la première exécution de sa très belle partition; mais c'était au-dessus de mes forces. La mu­sique, je crois, fut applaudie; quant au sujet même du drame, le public n'y comprit rien, il va sans dire, et pour cause. Si jamais l'on s'avise de reprendre ce « ballet » (et la partition de Stravinsky mérite que l'on y revienne), je prie le metteur en scène de se conformer strictement aux indications que j'ai données. Si la voix de l'actrice porte un peu plus que ne fit celle de Rubinstein (laquelle, me dit-on, ne passait pas le septième rang de l'orchestre), je crois pouvoir répondre du succès. »

D'ailleurs Gide continuera d'aimer et d'admirer la musique de Stravinsky. En juin 1945, alors que se prépare un festival Stravinski au Théâtre des Champs-Elysées, il aidera la comédienne Claude Francis à répéter pour ce concert. Auquel il assistera...


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[1] Igor Stravinsky and Robert Craft, Memories and Commentaries, University of California Press, 1981 (Je traduis cet extrait et les suivants)
[2] Maria Van Rysselberghe, Cahiers de la Petite Dame, vol. 2, Gallimard, Paris, p. 314)
[3] Ibid, p.328
[4] Igor Stravinsky and Robert Craft, Dialogues, University of California Press, 1982, p.36. C'est dans ces mêmes Dialogues avec Robert Craft que Stravinsky finit par déclarer : « Gide était un anti-poète, je pense que son anthologie le montre. 
[5] Jean Claude : « Perséphone, ou l'auteur trahi ? », in « Perséphone, ou l'auteur trahi ? », in Ida Rubinstein. Une utopie de la synthèse des arts à l'épreuve de la scène, Pascal Lecroart éd., Presses Universitaires de Franche-Comté, 2008, pp. 213-233.
[6] Maria Van Rysselberghe, Cahiers de la Petite Dame, vol. 2, Gallimard, Paris, pp 376-377
[7] Ibid., p.379
[8] André Gide – Roger Martin du Gard, Correspondance, t.1, p.612

2 commentaires:

Jacqueline Salvin a dit…

Que Stravinski et Gide n'aient pas accroché c'est dommage (personnellement j'admire la musique de Perséphone). Mais ce qui m'a étonnée c'est que Valéry prenne le parti de Stravinski en donnant toute liberté prosodique au compositeur « quand la forme poétique est lâche », (je crois, je cite de mémoire) ou quelque chose d'équivalent, je trouve le propos injuste.
Les vers de Gide ne sont pas lâches du tout et même parfois très excellents !

Je n'ai pas besoin d'ordre, et me rends de plein gré
Où non point tant la loi que mon amour me mène.
Et je vais pas à pas descendre les degrés
Qui conduisent au fond de la détresse humaine.

Que s'est-il passé que Valéry soit si sévère avec son ami ? Bien sûr une collaboration Valéry-Stravinski eût été passionnante, mais bon tout le monde ne peut pas avoir Stravinski au service de sa poésie..

Voici une playlist où l'on voit un peu André Gide et Valéry, et il est beaucoup question de Stravinski également.

http://www.youtube.com/playlist?list=PLF7FCCFEDE43C2E37

Fabrice a dit…

Merci pour votre commentaire, et ce lien avec tous ces documents passionnants.
J'ai un faible pour la poésie de Valéry, qui dans ce qu'elle a de meilleur créé sa propre musique. Pas seulement un rythme mais bien une mélodie, qui aide à comprendre des vers souvent obscurs. Là où Gide, beaucoup plus classique, n'a que le rythme...
Valéry était de façon générale très sévère sur tout ce que Gide a écrit après Paludes.