Le Journal de Madeleine Rondeaux, récente publication de l'Association des Amis d'André Gide, complète les extraits donnés par Jean Schlumberger dans Madeleine et André Gide (Gallimard, 1956). Si l'on y voit en effet la lutte de Madeleine pour se détacher, selon les vœux de la famille, du projet de mariage avec son cousin, on voit aussi combien lui manque alors l'influence intellectuelle qu'André exerce lorsqu'il est près d'elle.
Leurs lectures partagées, leur réciproque émulation manquent à tous deux. Dans son introduction, Pierre Masson montre bien l'erreur de Jean Schlumberger qui avait écrit dans le chapitre de son livre consacré au Journal de Madeleine : « Parmi les papiers de Gide se trouvaient, rue Vaneau, deux petits carnets dont aucun de ses amis ne savait l'existence et dont lui-même semble n'avoir pas compris l'importance exceptionnelle. »
Gide s'est au contraire inspiré de plusieurs de ces pages, comme il le faisait des lettres de Madeleine pour dessiner les traits de certains de ses personnages féminins, allant même, comme le montre encore Pierre Masson, jusqu'à recopier dans La Porte étroite des passages du Journal de Madeleine. Parmi tous les rapprochements signalés par Pierre Masson, même celui qu'il qualifie d'hasardeux ne l'est nullement : lors d'une de ses promenades près d'Arcachon, Madeleine découvre une file de chenilles processionnaires :
« Vie douce, unie. On finit par prêter beaucoup à ces pins, ces dunes, ces teintes de vielles tapisseries, et par s'y attacher d'autant.
Incidents :
L'apparition des chenilles processionnaires. La Gileppe. Phil et Lami, les deux coléoptères, ne rencontrent-ils pas une colonie de processionnaires déménageant devant l'inondation montante. Je me souviens de l'effet qu'avait produit sur mon imagination d'enfant la description de ces longues files de semi-petites nonnes toutes blanches, au clair de lune. »
A rapprocher de la fin du chapitre « Angèle ou le petit voyage », dans Paludes :
« Du haut des pins, lentement descendues, une à une, en file brune, l'on voyait les chenilles processionnaires — qu'au bas des pins, longuement attendues, boulottaient les gros calosomes.
« Je n'ai pas vu les calosomes! dit Angèle (car je lui montrai cette phrase).
— Moi non plus, chère Angèle, — ni les chenilles. — Du reste, ça n'est pas la saison; mais cette phrase, n'est-il pas vrai — rend excellemment l'impression de notre voyage... »
Outre le ton de Paludes, qui moque Angèle-Madeleine, on découvre ici une lecture enfantine de Madeleine et que Gide a très certainement partagée : La Gileppe, roman de l'entomologiste belge Ernest Candèze, sous-titré Les infortunes d'une population d'insectes (Bibliothèque d'éducation et de récréation, Hetzel, Paris, 1879)*.
Ce roman entomologique raconte les conséquences pour la petite faune de la création, à partir de 1875, du barrage de La Gileppe. On y suit les aventures d'un hydrophile, nommé Phile, et d'un lamie, nommé Lamie, qui croisent un certain Calosôme (sic) qui leur explique que la chenille processionnaire est son mets préféré.
« — C'est ainsi, dit le calosôme. En naissant, je me suis trouvé, avec mes frères et mes sœurs, au milieu d'un nid de processionnaires. Notre mère y avait pondu ses œufs afin que nous n'eussions nulles recherches pénibles à faire pour nous procurer ces chenilles, qui constituent notre nourriture exclusive. Quant à ce jeune coucou qui vient de naître, si j'osais, j'irais l'étrangler.
— Pourquoi? demanda le grillon.
— Mais pour ses crimes d'abord ; et puis aussi, s'il faut tout dire, parce qu'il va me faire concurrence, et une rude concurrence. Les coucous sont, comme les calosômes, grands amateurs de chenilles processionnaires; mais ils en détruisent bien plus que nous. Ce n'est pas sans raison que sa mère l'a établi sur cet arbre. Vous allez voir que dès demain la fauvette lui en apportera. »
Cette lecture enfantine ne manqua pas d'encourager la fibre naturaliste chez Gide. On sait d'ailleurs qu'elle influença toute une génération puisque Ernst Jünger mentionne lui aussi La Gileppe parmi les livres qui développèrent chez lui le goût de l'entomologie. Et Francis Jammes lui-même ne se mit-il pas à écrire un essai sur les fourmis à la suite de sa lecture ? Mais plus que la source, n'est-ce pas son évocation, déjà dans le style paludéen, du Journal de Madeleine qui aura directement influencé Gide pour l'écriture de Paludes ?
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* Voir le livre en ligne sur Gallica
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