lundi 24 octobre 2011

André Gide et l'Iran

En août dernier une traduction du Prométhée mal enchaîné a paru en Iran, rejoignant la vingtaine d’œuvres d'André Gide déjà disponibles en persan. L'occasion de jeter rapidement ici quelques notes sur les rapports de Gide avec la littérature persane, qui faisait justement l'objet d'un article dans le dernier BAAG, et avec les Iraniens. Comme ses liens avec Mahmoud Hesâbi qui, à ma connaissance, ne sont pas encore bien étudiés.

André Gide, Le Prométhée mal enchaîné
traduction de Gholamreza Samie'e
Editions Vania, Téhéran, 2011



« Qu'est-ce que sont les Nourritures terrestres de Gide pour un connaisseur de la littérature persane ? En majeure partie, un nouveau retentissement de la voix de Saadi, d'Hafiz et surtout de Khayyam », déclarait Hassan Honarmandi aux Entretiens sur André Gide en septembre 1964 à Cerisy*. Le dernier BAAG donnait la parole à Payvand Goharpay pour une esquisse de rapprochement entre le mysticisme de La Porte étroite et le poème Le Langage des oiseaux**, montrant qu'on continue, en Iran, de lire Gide dans une certaine communion d'esprit.

Dans une lettre à la jeune Revue de littérature persane Parse, fondée en 1921 à Constantinople par un groupe d'écrivains persans, turcs et français, Gide confessait sa proximité avec les poètes persans : « Je sais bien, qu'il ne nous parvient d’eux, à travers les traductions, qu'un reflet dépouillé de chaleur, de couleur et de frémissement. Mais, comparant les traductions entre elles, me servant de l’allemand, de l’anglais, du français, je vous assure qu’il parvient encore, de ces étoiles, assez d’éclat pour nous laisser imputer leur grandeur.
J’ai pour ma part vécu avec Sadi, Ferdousi, Hafiz et Khayyam aussi intimement, je puis dire, qu’avec nos poètes occidentaux et communié étroitement avec eux - et je crois qu’ils ont eu sur moi de l’influence profonde, ils ont bu, et je bois avec eux, aux sources mêmes de la poésie. »***


Le lien de Gide avec l'Iran s'est poursuivi notamment au travers de Mahmoud Hesâbi, jeune étudiant doué venu en France étudier à l'Ecole Supérieure d'Electricité de Paris dans les années 20. Une relation qui a commencé un peu comme celle avec Malaquais, le jeune homme écrivant à Gide pour lui reprocher ses propos... Hesâbi allait devenir un important savant, proche d'Einstein, et continuerait de correspondre avec Gide, traduisant pour lui des poèmes de Hafêz et l'invitant à venir séjourner en Iran. Un aperçu de cette correspondance inédite a été donné par le fils de Mahmoud Hesâbi, Iraj Hesâbi, dans un entretien à la Revue de Téhéran en 2007**** :

« Sur le tas des lettres accumulées, il y avait une série de lettres classées et bien distinctes. J’y ai remarqué l’écriture de mon père qui y avait tracé « lettres d’André Gide ». Ce dernier avait confirmé dans l’une de ses œuvres qu’il était prêt à consacrer toute sa vie à unifier toutes les nations du monde. Mon père lui a envoyé une lettre y déclarant son opposition : «  ...Et quant à moi, je consacrerai toute ma vie à vous empêcher de le faire... » Quelle audace ! Critiquer André Gide !?... En réponse, Gide lui avait écrit : « ...Dans votre lettre, il y a deux choses qui m’étonnent. Je connais la majorité des poètes, des écrivains et des philosophes français. Mais je suis surpris de ne pas vous avoir reconnu. Et votre écriture, je l’apprécie. Le manuscrit de la plupart des gens de lettres, quand ils arrivent à un certain stade de célébrité, devient moins lisible, tandis que le vôtre, il est toujours beau... ». Le Docteur Hesâbi lui répondit : « Je vous remercie de votre compliment, mais je ne suis ni philosophe, ni écrivain, ni homme de lettres. Je ne suis qu’un simple étudiant iranien à l’Ecole Supérieure d’Electricité de Paris et je n’ai pas du tout l’intention de rester en France. Dès que mes études seront terminées, je rentrerai en Iran. » Gide, pour sa part, le prit comme une douce plaisanterie et écrivit en retour : « Je devais deviner, en voyant votre nom et prénom, qu’il s’agissait d’une nationalité algérienne et je dois avouer que votre mère française a fait de son mieux pour que vous soyez un vrai français. » Afin de lui prouver la certitude de ses paroles, mon père lui expédia son certificat d’études. « Je suis renversé ! écrit Gide. Comment se peut-il qu’un jeune iranien avec peu d’expériences mais grâce à dix mille ans de civilisation puisse penser si profondément français et l’écrire avec une telle dextérité ? Maintenant, j’aimerais bien savoir avec quel courage vous avez composé votre première lettre... » En guise de réplique, il expliqua qu’une fois cette idée réalisée, il ne resterait qu’un mélange des nations engourdies. Personne ne bougerait. Dans ce monde, la motivation pour accomplir des progrès s’éteindrait et le résultat serait l’immobilité et l’improductivité : « Permettez… vous restez Français et nous restons Iraniens pour que chacun s’escrime à son propre désir. » Gide lui répondit : « Je confesse qu’après des années de réflexions sur ma théorie, vous, jeune homme iranien, êtes parvenu à changer ma pensée à moi, philosophe et écrivain français. Vous avez raison…Il faut que vous restiez Iraniens et nous restions Français et que chacun s’efforce d’atteindre ses propres désirs en vue de réaliser les ambitions de sa nation. »
Après des années de recherches sur l’Iran, le Professeur Hesâbi en a rassemblé les résultats dans un livre de dix pages. Il y évoque quatre éléments essentiels au progrès du pays : vaillance, justice, noblesse, amour. Selon lui, « noblesse oblige » et une telle croyance lui fait répondre à André Gide : « ...Moi aussi, je confesse que le plus grand honneur de ma vie fut de correspondre avec vous, le grand écrivain français... » Dans cette lettre, il invite André Gide à visiter l’Iran. Celui-ci accepte et souhaite avoir assez de temps pour y voyager un jour. Les derniers mots échangés entres eux révélaient combien Gide chérissait la poésie de Hâfez : « Savez-vous ce qui, la nuit, me rend calme pour dormir et le jour me donne l’espoir de travailler ? C’est le recueil des poèmes de Hâfez que vous m’avez traduit avec finesse... » André Gide ne put cependant jamais visiter l’Iran de son vivant. »


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* repris dans Entretiens sur André Gide, sous la direction de Marcel Arland et Jean Mouton, Mouton & Co, Paris, La Haye, 1967
** Payvand Goharpay, La Porte étroite et Le Langage des oiseaux, BAAG n°172, octobre 2011, pp. 463-474. L'article, à quelques légères tournures de langue près, est également disponible en ligne dans la Revue des  Annales du Patrimoine de l'Université de Téhéran, n°11, 2011.
*** André Gide. Lettre à La revue de littéraire persane Parse, n°3, première année, 21 mai 1921, pp. 33-34.
**** L’homme à qui la vie doit l’honneur, Professeur Mahmoud Hesâbi, son musée et sa vie. D’après l’entretien avec Iraj Hesâbi. Par Afsâneh Pourmazâheri et Farzâneh Pourmazâheri, Revue de Téhéran, n°15, février 2007. Voir la version en ligne de l'article.

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