André Gide, Le Prométhée mal enchaîné
traduction de Gholamreza Samie'e
Editions Vania, Téhéran, 2011
« Qu'est-ce que sont les Nourritures terrestres de Gide pour un connaisseur de la littérature persane ? En majeure partie, un nouveau retentissement de la voix de Saadi, d'Hafiz et surtout de Khayyam », déclarait Hassan Honarmandi aux Entretiens sur André Gide en septembre 1964 à Cerisy*. Le dernier BAAG donnait la parole à Payvand Goharpay pour une esquisse de rapprochement entre le mysticisme de La Porte étroite et le poème Le Langage des oiseaux**, montrant qu'on continue, en Iran, de lire Gide dans une certaine communion d'esprit.
Dans une lettre à la jeune Revue de littérature persane Parse, fondée en 1921 à Constantinople par un groupe d'écrivains persans, turcs et français, Gide confessait sa proximité avec les poètes persans : « Je sais bien, qu'il ne nous parvient d’eux, à travers les traductions, qu'un reflet dépouillé de chaleur, de couleur et de frémissement. Mais, comparant les traductions entre elles, me servant de l’allemand, de l’anglais, du français, je vous assure qu’il parvient encore, de ces étoiles, assez d’éclat pour nous laisser imputer leur grandeur.
J’ai pour ma part vécu avec Sadi, Ferdousi, Hafiz et Khayyam aussi intimement, je puis dire, qu’avec nos poètes occidentaux et communié étroitement avec eux - et je crois qu’ils ont eu sur moi de l’influence profonde, ils ont bu, et je bois avec eux, aux sources mêmes de la poésie. »***
Le lien de Gide avec l'Iran s'est poursuivi notamment au travers de Mahmoud Hesâbi, jeune étudiant doué venu en France étudier à l'Ecole Supérieure d'Electricité de Paris dans les années 20. Une relation qui a commencé un peu comme celle avec Malaquais, le jeune homme écrivant à Gide pour lui reprocher ses propos... Hesâbi allait devenir un important savant, proche d'Einstein, et continuerait de correspondre avec Gide, traduisant pour lui des poèmes de Hafêz et l'invitant à venir séjourner en Iran. Un aperçu de cette correspondance inédite a été donné par le fils de Mahmoud Hesâbi, Iraj Hesâbi, dans un entretien à la Revue de Téhéran en 2007**** :
« Sur le tas des lettres
accumulées, il y avait une série de lettres classées et bien
distinctes. J’y ai remarqué l’écriture de mon père qui y avait
tracé « lettres d’André Gide ». Ce dernier avait
confirmé dans l’une de ses œuvres qu’il était prêt à
consacrer toute sa vie à unifier toutes les nations du monde. Mon
père lui a envoyé une lettre y déclarant son opposition : «
...Et quant à moi, je consacrerai toute ma vie à vous empêcher
de le faire... » Quelle
audace ! Critiquer André Gide !?... En réponse, Gide lui avait
écrit : « ...Dans votre lettre, il y a deux choses qui
m’étonnent. Je connais la majorité des poètes, des écrivains et
des philosophes français. Mais je suis surpris de ne pas vous avoir
reconnu. Et votre écriture, je l’apprécie. Le manuscrit de la
plupart des gens de lettres, quand ils arrivent à un certain stade
de célébrité, devient moins lisible, tandis que le vôtre, il est
toujours beau... ».
Le Docteur Hesâbi lui répondit : « Je vous remercie de
votre compliment, mais je ne suis ni philosophe, ni écrivain, ni
homme de lettres. Je ne suis qu’un simple étudiant iranien à
l’Ecole Supérieure d’Electricité de Paris et je n’ai pas du
tout l’intention de rester en France. Dès que mes études seront
terminées, je rentrerai en Iran. »
Gide, pour sa part, le prit comme une douce plaisanterie et
écrivit en retour : « Je devais deviner, en voyant votre
nom et prénom, qu’il s’agissait d’une nationalité algérienne
et je dois avouer que votre mère française a fait de son mieux pour
que vous soyez un vrai français. » Afin de lui prouver la
certitude de ses paroles, mon père lui expédia son certificat
d’études. « Je suis renversé ! écrit Gide. Comment se
peut-il qu’un jeune iranien avec peu d’expériences mais grâce à
dix mille ans de civilisation puisse penser si profondément français
et l’écrire avec une telle dextérité ? Maintenant, j’aimerais
bien savoir avec quel courage vous avez composé votre première
lettre... » En guise de réplique, il expliqua qu’une
fois cette idée réalisée, il ne resterait qu’un mélange des
nations engourdies. Personne ne bougerait. Dans ce monde, la
motivation pour accomplir des progrès s’éteindrait et le résultat
serait l’immobilité et l’improductivité : « Permettez…
vous restez Français et nous restons Iraniens pour que chacun
s’escrime à son propre désir. » Gide lui répondit :
« Je confesse qu’après des années de réflexions sur ma
théorie, vous, jeune homme iranien, êtes parvenu à changer ma
pensée à moi, philosophe et écrivain français. Vous avez
raison…Il faut que vous restiez Iraniens et nous restions Français
et que chacun s’efforce d’atteindre ses propres désirs en vue de
réaliser les ambitions de sa nation. »
Après des années de recherches sur
l’Iran, le Professeur Hesâbi en a rassemblé les résultats dans
un livre de dix pages. Il y évoque quatre éléments essentiels au
progrès du pays : vaillance, justice, noblesse, amour. Selon lui,
« noblesse oblige » et une telle croyance lui fait
répondre à André Gide : « ...Moi aussi, je confesse que
le plus grand honneur de ma vie fut de correspondre avec vous, le
grand écrivain français... » Dans cette lettre, il invite
André Gide à visiter l’Iran. Celui-ci accepte et souhaite avoir
assez de temps pour y voyager un jour. Les derniers mots échangés
entres eux révélaient combien Gide chérissait la poésie de Hâfez
: « Savez-vous ce qui, la nuit, me rend calme pour dormir et le
jour me donne l’espoir de travailler ? C’est le recueil des
poèmes de Hâfez que vous m’avez traduit avec finesse... »
André Gide ne put cependant jamais visiter l’Iran de son vivant. »
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* repris dans Entretiens sur André
Gide, sous la direction de Marcel Arland et Jean Mouton, Mouton &
Co, Paris, La Haye, 1967
** Payvand Goharpay, La Porte
étroite et Le Langage des oiseaux, BAAG n°172, octobre 2011,
pp. 463-474. L'article, à quelques légères tournures de langue
près, est également disponible en ligne dans la Revue des Annales du Patrimoine de l'Université de Téhéran, n°11, 2011.
*** André Gide. Lettre à La revue
de littéraire persane Parse, n°3, première année, 21 mai
1921, pp. 33-34.
**** L’homme à qui la vie doit
l’honneur, Professeur Mahmoud Hesâbi, son musée et sa vie.
D’après l’entretien avec Iraj Hesâbi. Par Afsâneh
Pourmazâheri et Farzâneh Pourmazâheri, Revue de Téhéran,
n°15, février 2007. Voir la version en ligne de l'article.
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