Jeanne d'Etchevers fut la secrétaire
d'André Gide pendant quelques mois de 1914 à la Villa Montmorency,
puis entre 1915 et 1916 où elle l'assista surtout au Foyer
Franco-Belge. Elle publia en 1973 à Madrid et sous le pseudonyme de
Jeanne de Beaufort un petit livre de ses souvenirs intitulé Quelques
nuits, quelques aubes. Livre devenu aujourd'hui à peu près
introuvable. En 1964, elle livrait toutefois des Souvenirs inédits
sur André Gide dans La Gazette de Lausanne.
Ce sont ces souvenirs que je vous propose de lire, répartis en trois
billets en raison de leur longueur. Dans cette première partie,
Jeanne de Beaufort plante le décor du Foyer Franco-Belge...
"SOUVENIRS INÉDITS SUR ANDRÉ GIDE
Le Foyer Franco-Belge avait été
transféré au 63 de l'Avenue des Champs Elysées après sa création
de fortune au Cirque d'Hiver où les réfugiés belges et français
avaient été dirigés en masse dans les premières invasions
allemandes et après un court passage à la Galerie Druet 10 rue
Royale.
C'était un immeuble de luxe, non
terminé alors (actuellement le siège des Etablissements Voisins). A
peine crépi à l'intérieur, il ouvrait sa grande porte d'entrée en
pan coupé sur l'Avenue des Champs Elysées, au 63. Immédiatement à
droite, suivait la grande table des immatriculations que Raymond
Crombez de Montmort, premier secrétaire de l'Ambassade de Belgique à
Paris dirigeait avec une bonne humeur et une gentillesse parfaites,
secondé par Stanislas Godebski, frère de la très belle et célèbre
Mme Edwards (Missia) et lui-même très grand ami de Gide. Venait
ensuite un vieux bureau à coulisses, servant de caisse à M.
Martinon qui y payait, d'après nos chèques, les allocations
hebdomadaires des réfugiés. En face de lui, deux tables : celles du
Bureau de Placement. Mme André Reuyters [sic] et son mari, le
premier traducteur de Joseph Conrad et Guy de Possesse le
dirigeaient. Elle, jeune, dynamique, artiste, moderne ; lui, tout son
contraire, plus vieille France que nature et dont Gide disait un jour
:
« Je suis sûr qu'il dort avec
son bonnet de coton. »
Puis, venaient ensuite les services de
l'Assistance légale; M. Auger du Conseil d'Etat et son fils s'y
relayaient.
Sans aucune porte de communication et
par un simple grand trou dans le mur, on entrait ensuite dans la
partie Pierre Charron qui n'était qu'une très grande remise sans
aucune ouverture que ma petite porte et deux très haut
vasistas. Mme Van Rysselberghe, M. Gide et Charlie Du Bos, ce dernier
assisté de Darius Milhaud, et le Comte de Lauris y tenaient leurs
tables d'accueil. Tout au fond, un jeu de paravents dissimulait une
sorte de vestiaire et d'office où l'on pouvait se faire une tasse de
thé ou réchauffer quelque aliment en cas de travail de nuit ou de
grande affluence. Pour tous ces différents services, il n'y avait ,
accroché au mur, qu'un très vieux téléphone à manivelle,
fréquemment utilisé pour notre plus grande joie par Charlie du Bos,
et où l'on devait exposer à la cantonade les choses les plus
intimes.
PAR MA PETITE PORTE
J'avais été présentée à M. Gide
trois mois avant la guerre par son grand ami le pasteur Elie Allégret
et j'avais travaillé près de lui, à la Villa Montmorency, trois
mois à peine.
La Villa Montmorency, en lisière du
Bois de Boulogne, était alors une vraie petite ville provinciale en
elle-même, cernée de vieilles grilles, fermée le soir par de
hautes portes et composée de rues et d'avenues aux noms délicieux
du XVIIIe siècle : Rue d'Argenson, Avenue de Boufflers, ou de ceux
d'arbres exotiques. Gide y habitait Avenue des Sycomores, 18.
C'était une verte oasis remplie de
hauts arbres, d'oiseaux et de fontaines dégageant une paix et un
silence impossible à réaliser aujourd'hui. J'en revois encore les
vieilles boites à lettres grises perdues dans les haies des jardins
déserts où j'allais, plus tard, déposer d'anxieuses lettres vers
le front, me demandant si elles l'atteindraient jamais, ou y
resteraient perdues pour toujours dans les souvenirs heureux des
jours passés.
Je travaillai trois mois à peine à la
Villa Montmorency près de Gide, classant ses livres et mettant ses
références à jour sous l'effrayante supervision de trois
admirables chats siamois trônant chacun sur un fauteuil ancien de la
couleur de son pelage. Puis, il avait été question que j'aille le
rejoindre chez des amis, à Luxembourg, les Mayrisch de Saint-Hubert.
Les évènements en décidèrent autrement et je me rendis à son
appel qu'au tout début de 1915 alors qu'il avait entrepris de
diriger le Centre d'Accueil aux réfugiés belges et français : Le
Foyer Franco-Belge.
Voici la copie de sa lettre d'appel
précédée d'un télégramme que je reçus à La Rochelle où
j'étais infirmière à l'Hôpital des Femmes de France :
Chez Madame Van
Rysselberghe, 44
Rue Laugier
Paris 27 décembre 1914
Chère Madame,
La Lettre de vous que m'avait
communiquée mon ami Allégret m'avait fait espérer votre arrivée
presque immédiate. Je vous aurais écrit beaucoup plus tôt si
j'avais su que vous étiez disposée à partir et combien je déplore
(un mot barré) de ne pas l'avoir fait, à présent que je sais qu'il
vous faut encore tant de temps pour venir. Je vous écris en courant
et je ne peux que vous répéter ce que disait mon télégramme : le
plus tôt sera le mieux. Le travail que je fais ici est passionnant,
(un mot barré) et bien des choses restent en souffrance. J'ai dû
prendre en vous attendant plusieurs dispositions provisoires qui
fonctionnent tant bien que mal et fonctionneront ainsi jusqu'à votre
arrivée. Je n'ai pas le courage de vous demander de renoncer à
votre voyage en Sologne qui sera pour votre oncle, sans doute, d'un
grand réconfort moral. Mais, je vous en prie, ne vous attardez pas
en route, je vous serais reconnaissant de chaque jour que vous
gagnerez. Pour votre installation à Paris, ne doutez pas que nous
trouvions un arrangement confortable. Ne vous inquiétez pas de cela.
Je crois que vous et votre petite fille pourriez provisoirement
partager l'hospitalité des amis chez lesquels je loge moi-même en
ce moment et qui sont on ne peut plus complaisants. Je ne mets pas en
doute qu'ils ne vous l'offrent d'eux-mêmes, aussitôt que je leur en
parlerai. Cet arrangement pourrait simplifier beaucoup notre travail
du début. A bientôt n'est-ce pas ? Excusez cette lettre informe que
je vous écris, entouré de gens qui parlent.
Croyez, je vous prie, à mes
sentiments très amicaux.
André Gide.
C'est donc par ma petite porte,
celle des réfugiés, Rue Pierre Charron, que je rentrais près de M.
Gide, une seconde fois.
J'y retrouvai un tout autre Gide que
celui de la Villa Montmorency. Il était et s'était entièrement
submergé dans des malheurs, auxquels il ne voulait, ni ne pouvait
échapper. Chaque nouveau visage, chaque nouvelle blessure le
trouvait aussi neuf qu'à la première rencontre. Il se dévouait
totalement à des détresses dont il n'avait jamais pressenti
l'ombre. Il s'épuisait à trouver des solutions à des problèmes
dont chacun devenait immédiatement le sien. Le travail s'amoncelait,
les difficultés plus encore. Je le revois, je le reverrai toujours,
la tête perdue dans ses mains penchée tantôt à droite, tantôt à
gauche, pour mieux écouter, être là davantage. Il faisait
penser à un confesseur croulant sous le poids des confidences
irrémédiables. De temps en temps, il relevait la tête mais son
regard harassé ne voyait rien, ni êtres, ni choses... seulement la
peine qui venait de lui être révélée et qu'il fallait guérir.
Un soir, Albert Flament, de
l'Intransigeant, venu pour l'interviewer, s'arrêta net, dès
l'entrée, le contempla longuement, puis sortit sur la pointe des
pieds sans même vouloir qu'on fit passer son nom, en murmurant :
« Saint Augustin ».
M. Gide arrivait toujours très
exactement au Foyer vers 9 heures du matin. Je l'y précédais de
quelques vingt minutes. Lui aussi, comme intimidé par les grandes
entrées, pénétrait par ma petite porte de la Rue Pierre Charron,
celle des réfugiés déjà immatriculés. Une fois, arrivant
quelques minutes après lui, je l'avais vu sortir du métro de cette
démarche unique, vigoureuse, qui partait des épaules, qu'il
ralentissait en longeant le mur de la Rue Pierre Charron et la file
des réfugiés dont c'était le jour de paiement et qui attendaient
de toucher leur allocation.
Il pénétrait alors furtivement,
accrochait son chapeau à larges bords et son loden et se mettait à
consulter les fiches que je lui avais préparées la veille.
Il avait alors un tel besoin de
sympathie, d'amitié, qu'il allait jusqu'à les apprendre par cœur
dans les moindres détails pour mieux questionner, ou, s'en remettant
à ma mémoire, il me demandait avant de les recevoir un rapide
curriculum vitae de chacun. On leur remettait ensuite leur petit
chèque hebdomadaire : quelques bons de denrées alimentaires, de
charbon, de vêtements, de pharmacie, de consultations médicales de
repas pour notre centre hospitalier de la rue Taitbout, le tout,
suivant le cas de chacun et après une longue conversation avec M;
Gide qui les réconfortait mieux encore.
Le « Monsieur » m'a dit, le
« Monsieur » pense... le « Monsieur »... Il
n'y avait pour eux que le « Monsieur », et ce n'était
que la plus stricte justice car, seul, le « Monsieur »,
leur donnait ce qu'hélas pour nous autres, lui seul pouvait leur
donner : un irremplaçable colloque humain.
Un mercredi de janvier, arrivant
quelques minutes après lui, il me pria de lui trouver dans la file
« un jeune homme, 16 ans peut-être, mince, veste à carreaux
beiges et blanc, écharpe verte, il paraît mort de faim et de
froid. » Trois minutes après, je lui amenais Teughels.
Souvenirs inédits sur
André Gide, par Jeanne de Beaufort,
La Gazette de Lausanne,
12/13 septembre 1964
(suite)
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