lundi 17 octobre 2011

La figure d'André Gide, par Marcel Arland

Nous avons vu récemment que Marcel Arland jugeait avec sévérité les « juges » d'André Gide dans son recueil de critiques des Lettres de France, parue en 1951 chez Albin Michel. Critique intéressante à confronter avec le Moment littéraire qu'il donnait dans l'édition du 29 décembre 1951 de La Gazette de Lausanne, autour cette fois des livres de souvenirs de Jean Schlumberger, Roger Martin du Gard et Claude Mauriac.



LA FIGURE D'ANDRÉ GIDE

« Il a fallu la rigidité dernière de ses traits, figés dans un silence définitif, pour nous faire sentir tout ce que l'œuvre avait laissé échapper de l'homme, toute la part de lui-même, de sa séduction et de sa noblesse, dont elle ne nous conserve qu'un reflet. » C'est Jean Schlumberger qui parle ainsi, en tête de l'Hommage à André Gide que vient de publier la Nouvelle Revue Française. Lisez cet Hommage : si diverses qu'en puissent être les voix, c'est la figure de Gide, beaucoup plus que son œuvre, qui s'y trouve interrogée. Les livres mêmes que l'on a consacrés depuis quelques mois à André Gide, sont des souvenirs, des confidences, des témoignages, non pas des études. Ces livres répondent aussi bien à l'appel du public ; et, sans doute, il entre de tout dans une telle curiosité : le goût du ragot et de la révélation scandaleuse, comme l'attrait d'une figure si complexe et si rare. Mais enfin, quelque part de lui-même que Gide n'ait pu traduire dans son œuvre, il a nourri cette œuvre de sa propre vie, il y a mêlé et patiemment composé sa figure. L'œuvre elle aussi se trouve donc mise en jeu, lorsque nous cherchons à connaître l'homme.
L'homme ne cesse de nous surprendre. Il n'est pas jusqu'à ses amis les plus intimes qui, racontant leur commerce, ne semblent eux-mêmes à tout instant s'étonner. Si bien que nous suivons leur témoignage comme une enquête, une progression découverte, et l'on dirait un peu comme un roman.
Au premier rang de ces témoignages, je place les Notes sur André Gide que nous donne Roger Martin du Gard. Le titre est modeste ; mais l'œuvre, ferme et d'un grand prix. C'est que l'amitié que l'on y sent ne comporte aucune complaisance ; c'est aussi que l'auteur apporte à ce témoignage le scrupule, le travail, l'aplomb scénique, le trait sobre et vigoureux, que nous aimons dans son œuvre de romancier. La plupart des témoignages que l'on nous propose pourraient s'intituler : Gide et moi ; quelques-uns, Moi et Gide. Martin du Gard n'a d'autre souci que de restituer une figure, telle qu'il l'avait surprise ou lentement cernée. Si sa propre figure ne s'en affirme pas moins dans ces Notes, il le doit à son objectivité même, qui nous fait sentir tout ensemble, entre le modèle et le peintre, l'opposition et l'alliance de deux natures.
Il n'est rien d'aussi plaisant que la première rencontre de Gide et de Martin du Gard. Le jeune auteur de Jean Barois se hasarde en 1913, dans le petit et déjà fameux local de la N.R.F., rue Madame. Entre des registres, des tasses dépareillées et des gâteaux secs (ce n'était pas encore l'époque des fastueux cocktails), voici Gaston Gallimard et ses premières séductions ; Jacques Rivière, gracieux et gauche, qui sert gentiment un thé de patronage ; Jean Schlumberger, qui va de l'un à l'autre, courtois et attentif ; Henri Ghéon, « Barbe-bleue hilare, qui s'agite comme un démon » ; Léon Paul Fargue : « curieux mélange de sensualité frémissante et d'impassibilité orientale » ; la cigarette aux lèvres, « la voix douce, enjôleuse, il s'écoute, semble dicter un texte et le déguster au passage ». Mais la présence de tous ces personnages ne suffirait pas à expliquer cette légère odeur de soufre qui rôde dans la boutique. Patience ; la porte s'entre-baîlle : voici l'Ange des Ténèbres, qui de loin a flairé l'innocence et vient séduire notre Eloa.
« La porte s'entrouvre. Un homme se glisse dans la boutique, à la façon d'un clochard qui vient se chauffer à l'église. Le bord d'un chapeau cabossé cache les yeux ; un vaste manteau cloche lui pend des épaules. Il fait songer à un vieil acteur famélique, sans emploi ; à ces épaves de la bohème qui échouent, un soir de dèche, à l'Asile de nuit ; ou bien à ces habitués de la Bibliothèque nationale, à ces copistes professionnels, au linge douteux, qui somnolent à midi sur leur in-folio après avoir déjeuné d'un croissant. Un défroqué, peut-être ? Un défroqué à mauvaise conscience ? Gautier accusait Renan d'avoir gardé cet « air prêtreux »... Mais tous s'approchent, c'est quelqu'un de la maison. Il s'est débarrassé de son manteau, de son chapeau ; son complet de voyage, avachi, ne parait pas d'aplomb sur son corps dégingandé ; un cou de vieil oiseau s'échappe de son faux col fripé, qui baille ; le front est dégarni ; la chevelure commence à grisonner ; elle touffe un peu sur la nuque, avec l'aspect terne des cheveux morts. Son masque de Mongol, aux arcades sourcilières obliques et saillantes, est semé de quelques verrues. Les traits sont accusés, mais mous ; le teint est grisâtre, les joues creuses, mal rasées; les lèvres minces et serrées dessinent une longue ligne élastique et sinueuse ; le regard glisse sans franchise entre les paupières, avec de brefs éclats fuyants qu'accompagne alors un sourire un peu grimaçant, enfantin et retors, à la fois timide et apprêté ! Schlumberger le guide vers moi. Je reste confondu : c'est André Gide... ».
Et Gide entraine le jeune romancier dans l'arrière-boutique, s'accroupit sur un escabeau, murmure quelques propos aimables. Il hésite encore, il suppute, il se rassemble. « Tout à coup il se redresse, pose un coude sur son genou, le menton sur sa main mollement repliée, me regarde, et commence à parler d'abondance. La voix dévient aisée, coulante ; elle est admirablement timbrée, chaude, basse et grave, confidentielle à souhait et enjôleuse, et sussurrante, avec des modulations nuancées, et, par instants, un brusque éclat...» Comment résister à cette voix savante, au chatoiement des idées, à cette force naturelle, à ce génie ? Et comment résister à cette figure ? « Je l'avais vue, dit Martin du Gard; mais je ne l'avais pas regardée. Peu m'importe la barbe de deux jours, les cheveux mal entretenus, le col en accordéon. Combien je suis sensible maintenant à la noblesse de ce visage frémissant d'émotion et d'intelligence, à la tendre finesse de son sourire, à la musique de sa voix, à l'attention, à la chaleureuse bonté du regard dont il vous enveloppe ! Car il ne me quitte pas des yeux. Visiblement il cherche la réciprocité, l'accord ; il offre l'échange, il quête une alliance. Cette sympathie me bouleverse... » C'en est fait : le Séducteur a triomphé, et si pleinement que soudain, sans un mot, sans un regard, sans le moindre signe d'adieu, il plante là sa conquête.
Ce fut pourtant une longue et noble alliance, qui fait honneur aux deux écrivains. Leur amitié s'est nourrie de leurs dissemblances et de leur mutuelle franchise. Dans le bon sens, le réalisme et la stabilité de son ami, Gide trouvait un contrôle, dont il a lui-même, plus d'une fois, souligné le bienfait. Et Martin du Gard, de son côté, se plaît à reconnaître ce qu'il doit à Gide : en premier lieu, de plus strictes exigences sur la qualité de l'œuvre d'art. Parlant de Gide, il peut être sévère ; il le serait moins, s'il avait pour lui moins d'estime ; il ne l'est que pour rappeler Gide au meilleur de lui-même. Voilà le propre d'une amitié véritable. Et Gide le sait, l'approuve, s'y prête, qui, par delà les sautes d'humeur et les brusques engouements, reste fidèle à Martin du Gard, comme il reste fidèle, depuis plus longtemps encore, à Schlumberger.
Au demeurant que lui reproche Martin du Gard ? D'être maniaque et tyrannique, d'être homme de lettres, du matin au soir même dans le plaisir, même dans l'amour ; de tout ramener à son œuvre, à sa figure, à cette statue qu'il « module d'avance avec une astucieuse sincérité ». Mais aussitôt : « Comme je suis injuste ! Ai-je jamais passé une heure auprès de lui sans en revenir enrichi ! »
Ah ! une telle amitié n'est pas de tout repos ; et l'on devine aisément combien Martin du Gard put être parfois gêné, malheureux, scandalisé (c'est même là l'un des agréments de son livre). « Je lui fais remarquer, note le narrateur, qu'il vient de se contredire. Il me répond en souriant : « Vous connaissez le mot de Stendhal : J'ai deux manières d'être ; bon moyen pour éviter l'erreur ». N'est-ce qu'une boutade? » Deux manières d'être, quelle modestie ! Gide en a dix, en a vingt ; il semble qu'il en ait autant que de témoins. Voyez-le simplement à Cuverville, plein d'attentions et de silences à l'égard de sa femme, puis courant sous la pluie, dans les ténèbres, à travers la campagne ; flattant dans une masure la tête d'un enfant rachitique ; tremblant d'émoi en montrant le banc, le banc de La Porte étroite, gloussant de plaisir quand il rapporte le srunom dont le village l'a baptisé : « l'idiot ». N'est-ce pas assez ? Voyez dans l'Hommage de la N.R.F., Dominique Drouin nous le montre qui, « vêtu d'un costume de bain noir, trop large, piaffe dans l'allée boueuse, offrant à l'averse tantôt ses reins, tantôt sa poitrine, et tendant vers elle des bras reconnaissants, tandis que, derrière la porte vitrée, sa femme l'observe avec consternation, entre deux petites Luxembourgeoises absolument médusées ».
« De tout temps, écrit Roger Martin du Gard, la gravité lui a été naturelle ». Mais de cette gravité, il lui arrive de se faire un masque. Mais encore, à Pontigny, il est le maître des petits jeux, des impromptus et des farces (il n'a pas été remplacé).
Il veut lire à son ami un rapport officiel sur la misère d'une tribu d'Afrique ; vingt-quatre ans ont passé depuis ces faits : mais Gide sanglote, se lève, titube et s'enfuit dans une autre pièce. — Et le voici à Nice, dans une salle de cinéma ; il a pris la fâcheuse précaution de se munir de deux caleçons superposés ; mais quelle chaleur ! Gide se penche sur Martin du Gard : « Si seulement vous consentiez à m'aider un tant soit peu, cher... A la faveur de l'obscurité, peut-être ne serait-il pas impossible, très discrètement... »
Mettez-vous à la place du narrateur. Le rôle d'Alceste est de ceux qu'il peut tenir. Donc il dit à Gide
que tel chapitre de Geneviève est « franchement mal venu », que son discours d'Oxford, sous une forme raffinée, est, hélas ! d'une « banalité de pensée manifeste » ; qu'il peut et doit se corriger au plus tôt d'une gravité intempestive. Mais lui dire que « l'on ne se déculotte pas au cinéma » !... Bon, Martin du Gard bougonne, parfois s'insurge, mais enfin déplore d'être assez faible pour « souffrir du qu'en dira-t-on », et conclut en rappelant le mot d'une amie commune: « Ne souhaitons pas qu'il se corrige du moindre de ses travers : il perdrait toutes ses qualités, du même coup ».
Ainsi de tous rapports entre les deux amis ; c'est, chez Gide, un incroyable jeu, mais le plus naturel, et souvent pathétique, de séductions, de désinvolture et de généreux abandon ; une grande chaleur humaine, avec ses heures de sécheresse ; un art, un don de vivre, qui tout ensemble blesse et désarme par ses excès. Et chez Martin du Gard, à mesure qu'il découvre son ami, c'est une suite de concessions et de reprises, de jugements et de repentirs, une constante mise au point. Il peut nous arriver d'en sourire, comme d'une fine comédie ; mais nous aimons ces scrupules d'un cœur droit. Gide, écrit-il par exemple, aborde toujours les idées de biais, — Oui, mais, continue-t-il, c'est de son biais, ce qui constitue déjà une originalité. — Attention ! prendre un chemin détourné, ce n'est pas explorer un pays neuf. — Mais quelle magie dans son style ! — Sans doute, mais il use parfois de cette magie pour donner le change sur un lieu commun. — Peut-être. Mais un lieu commun ne traverse pas l'esprit d'un Gide sans s'y transformer... S'il s'en tient là dans ses Notes, c'est pure charité pour nous.
« Je crois, dit Roger Martin du Gard, n'avoir caché à Gide aucune des notes que je publie ici ». Et l'on peut croire que Gide, devant l'image que nous propose l'ensemble de ces notes, n'eût pas été mécontent. C'est un livre dont il ne sort certes pas diminué.
Le témoignage de Claude Mauriac : Conversations avec André Gide, plus minutieux dans l'instant, plus proche du journal intime et de la confidence, plus ingénu, n'a trait qu'à une phase de la vie d'André Gide. C'est toutefois un document d'un vif intérêt. (Déjà, quelques-unes de ces pages avaient retenu l'attention, quand elles parurent, à la mort de Gide, dans l'Hommage très particulier que composa la Table ronde.)
Un document, et, à sa manière, une histoire d'amour. Très jeune, Claude Mauriac rencontre Gide dans un café ; il se présente : « le fils de François Mauriac » ; voilà des mots qui pourraient ouvrir les cœurs les plus revêches. On cause, on se découvre des sympathies communes, voire en politique. Gide avoue que, ce même jour, il est allé deux fois au cinéma : « Je me sentais si abandonné, si seul... » Quelle détresse au cœur de la gloire ! Le jeune homme s'émeut et rêve de l'en tirer.
Il l'en tire. Il va chez Gide, il le retrouve chez Jouhandeau. « Nous sommes faits pour nous comprendre », lui dit Gide. C'est le début des confidences : « Claude, savez-vous que j'ai une fille ? » Et Claude, pudiquement: « Non, pas du tout ». Un autre jour : « Je me sens en confiance avec vous, dit Gide, et je m'en étonne presque. Vous m'êtes beaucoup plus proche que votre père. » Pourtant Gide aime bien l'auteur de Génitrix ; et François Mauriac, de son côté, aime bien Gide, ne l'aime que trop. Mais quoi ! « II y a entre nous une timidité qui tient à mon âge, et peut-être au sien : je ne me sens vraiment proche que des jeunes gens. »
Oui, cet homme dont on veut faire un pervertisseur, c'est avant tout le goût de l'innocence, qui l'anime. Claude n'en peut douter, et comment ne serait-il pas conquis par les marques d'amitié qui lui sont prodiguées ! Les confidences les plus intimes et les plus audacieuses, les secrets que l'on hésite à confier à l'ami de toute une vie : c'est ce jeune homme qui les reçoit. C'est à lui qu'André Gide expose comment malgré lui, il fit souffrir ; comment et à quel point il souffrit lui-même.
Vient l'été, l'été de 1939, et l'amitié grandit encore. C'est à Malagar, dans le domaine de François Mauriac, dont Gide est l'hôte. Journées pleines et émouvantes; voir l'un près de l'autre son père et son illustre ami, les entendre parler, les surprendre dans leurs oppositions et leur accord, c'est pour le jeune homme un enchantement. Son père lit le poème d'Atys, et Gide aussitôt : « Tout est beau, d'un bout à l'autre, d'une rare beauté... Que ne publiez-vous ce poème ? Ce serait une surprise, une stupeur... — Justement, s'écrie François Mauriac, et j'ai trop peur de scandaliser... Je représente tellement pour tant de jeunes gens, pour tant d'hommes... J'ai une telle responsabilité... Je sais bien que j'occupe une place imméritée. Mais que faire ? » Voilà de ces débats dont une jeune âme se trouve à bon droit enivrée. Et Gide lit a son tour l'une de ses œuvres : L'intérêt général ; hélas ! elle est mauvaise ; François Mauriac en montre les défauts ; Gide enchérit, accuse sa vieillesse, et ne trouve enfin un peu de réconfort que dans les encouragements de Claude...
C'est en vérité l'homme le plus nu, le plus désarmé, que nous croyons surprendre dans ces pages. « Si vous saviez, Claude, comme je me dégoûte parfois... Il y a en moi un besoin de sympathie, d'amitié, qui me conduit aux limites de l'hypocrisie. Oui, le mot n'est pas trop fort ni celui de perfidie. » Paroles excessives, paroles injustes ; paroles fort subtiles toutefois, et qui eussent pu troubler une flamme moins ardente que celle du narrateur.
Car voyez. Deux semaines s'écoulent. Gide et Claude Mauriac se retrouvent à Pontigny. Mais le maître se disperse, papillonne, préside aux petits jeux. Ce ne serait rien, cela n'aurait pas d'autre effet qu'un pincement au cœur. Mais soudain, un soir, tandis qu'André Gide fait une lecture de Maldoror, cette figure de lui-même qu'il trahit, qu'il caresse, qu'il proclame : c'est une figure proprement diabolique. Gide, on n'en peut douter, est « la chose du Démon », Et Claude Mauriac, blessé dans sa ferveur et son respect, n'a plus d'autre ressource que de serrer d'assez près, le soir, sur un divan, une jeune et jolie Suédoise. « Ce que je reproche à Gide ? écrit-il. Un défaut de pudeur, de réserve, malgré sa réserve, sa pudeur en apparence excessive. Il lui manque cette rigueur profonde sans laquelle il n'y a pas pour l'homme de grandeur. Son intransigeance extérieure cache un cœur qui toujours est disposé à pactiser. »
Que s'écoulent encore quelques années, ce vieillard et ce jeune homme qu'unissait une entente si profonde, se retrouvent à peu près, l'un à l'autre, étrangers.

« Je ne renie rien de cette amitié qui est une des plus précieuses que j'aie éprouvées, écrit Claude Mauriac. Je constate seulement qu'elle ne correspond plus à ma personnalité présente. » Les personnalités ont de grandes et soudaines exigences. Ce sera la morale de cette histoire, qui, tout compte fait, est sans gaieté.
Mais elle est alerte et vivante, riche de traits, de silhouettes et de scènes. Et l'on se plaît à la jeunesse du regard et de l'accent, à la fraîcheur du témoignage.
J'y ai été plus sensible que d'autres, en me trouvant mêlé à tant de brillants personnages dont Claude Mauriac se fait un instant le chroniqueur. Oui, un soir que Gide, sur un banc de Saint-Germain-des-Près, parlait à son confident des souffrances qu'il « devait à sa fille » : « Quand je pense, dit-il, que Marcel Arland a écrit : « II manquera toujours à André Gide, malgré tout son talent, l'expérience de la douleur. » Et quelques jours après, le jour précisément où Gide vient de lire au jeune homme ces pages qui constitueront le beau, l'émouvant récit de Et nunc manet in te, Claude, déchiré, murmure à son tour : « Dire que Marcel Arland... » Le mot de Gide m'avait un peu surpris ; celui de Claude, je l'avoue à ma honte, s'il m'attendrit, ne m'en donna pas moins le fou-rire.
Non que je ne pusse comprendre les dispositions et la peine de Claude Mauriac. J'aurais voulu m'expliquer ; j'allais lui écrire, peut-être. Mais, tournant quelques feuillets, je vis que l'explication n'était plus nécessaire. Il avait retrouvé la page dont s'était blessé Gide, et deviné le malentendu. Je n'y disais point que Gide ignorait la douleur (je ne le dirais d'aucun homme) ; j'écrivais seulement : « II y a dans l'œuvre de Gide une lacune immense et peut-être est-ce là, en définitive, ce qui provoque ma résistance. Cette œuvre semble ignorer la douleur. Toute l'intelligence de Gide, son intuition et la bonté véritable qui, je crois, est en lui, n'ont pu remplacer ce que la douleur lui aurait apporté s'il en avait accepté l'enseignement. »
Bon ! C'est éclairci ; pourtant je veux revenir sur cette page, qui ne contient rien d'inexact, mais que je n'écrirais pas aujourd'hui. Gide a montré, dans son Voyage au Congo, et plus tard, à maintes reprises, qu'il n'était certes pas insensible aux souffrances des hommes ; il était charitable ; il éprouvait le même sentiment de révolte devant la misère que devant l'injustice. Il s'y est naturellement prêté, autant du moins que le lui permettaient sa vie, ses amitiés, ses voyages, ses lectures et son œuvre. Cette œuvre n'en est pas moins essentiellement une œuvre de luxe, de même que sa vie, qui nous est ouverte aujourd'hui, fut essentiellement une vie privilégiée. (C'est en 1938, à l'âge de 69 ans, qu'il dit à Martin du Gard que la mort de sa femme est le premier grand chagrin de sa vie). — Mais ces privilèges, il lui appartenait de s'en montrer digne, et il l'a fait. Son art, son éthique, sa leçon, ne sont pas axés sur la douleur; mais ce que nul autre que lui ne pouvait dire, et qui n'importe pas moins peut-être que la douleur, il l'a dit. Il en a fait un chant harmonieux jusque dans ses dissonances, comme nous apparaissent enfin, à travers détours et caprices, l'équilibre de sa figure et l'unité de sa vie.

Moments littéraires, La figure d'André Gide, par Marcel Arland
paru dans La Gazette de Lausanne, le 29 décembre 1951

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