samedi 22 octobre 2011

Souvenirs inédits, par Jeanne de Beaufort (3/3)

Suite et fin des souvenirs de Jeanne d'Etchevers parus en 1964 dans La Gazette de Lausanne, neuf ans avant son livre Quelques nuits, quelques aubes (Jeanne de Beaufort, Madrid, 1973) : les derniers temps au Foyer Franco Belge, l'érosion du sentiment d'utilité, la routine, les besoins moins fréquents... Et l'évocation d'un autre jeune garçon rencontré au Foyer, Jean Billiet, auprès de qui Gide joua les précepteurs.





SOUVENIRS INÉDITS SUR ANDRÉ GIDE 

"NOUS SOMMES ÉMUS...

Gide qui paraissait exténué et dont les yeux nécessitaient quelque repos dut se décider à partir à Curverville où l'appelaient des questions de son domaine. Il y retrouvait auprès de Mme Gide, son beau-frère et grand ami Marcel Drouin, ses belles-sœurs, ses petites nièces et neveux, les Jacques Copeau, Mme Jacques Rivière, et... ses longues soirées avec Chopin. Ses lettres nous arrivaient pleines de notre travail comme le prouve celle-ci, réponse à l'une des miennes où je lui avais dit qu'une de nos pauvres petites réfugiées avait, en se réveillant trouvé sa mère morte dans leur lit.

Cuverville, 11 mars 1916.
Chère Madame et amie,
Nous sommes tous ici extrêmement émus par votre lettre... Oui, certes je revois la petite Forest et je pense à elle avec une grande tristesse. Que va devenir cette pauvre enfant ? Qui est cette grand-mère auprès de qui elle va vivre et dont je ne me souviens absolument pas ? Ma femme propose de la prendre à Cuverville, si vous estimiez que cela pût être bon pour elle... c'est-à-dire si sa situation vous paraissait par trop lamentable.
Mais, je voudrais qu'elle passât d'abord à la visite médicale et que l'un de nos médecins donnât son
avis, car le climat d'ici est assez rude. Elle pourrait, au besoin faire le voyage avec Mme Jacques Rivière que nous attendons, dans une dizaine de jours. Causez-en avec Mme V. R. et décidez pour le mieux sans cause d'indiscrétion, car, au contraire, je vous sais gré de m'avoir parlé de cette tristesse.
Ici, tout va bien, sauf que j'ai les yeux de nouveau très fatigués et que, depuis quelques jours j'ai dû m'interdire à peu près toute lecture. Un peu de mal du Foyer aussi, car mon cœur et mes pensées hantent bien souvent la table No1 et ...même les autres,
Au revoir, mes affectueux sourires à Jacqueline et mes meilleurs souvenirs à vous. Ma femme y joint les siens.
Tout amicalement votre, André Gide.

Puis, il nous revenait, tout d'un coup sans crier gare avec un élan et une ardeur où je croyais déjà discerner comme un remords de ses absences présente et futures...

Monsieur Gide et l'heureux petit homme

Je me souviens d'une de ses arrivées, un jour froid de novembre où quelques-uns d'entre nous prenaient une lasse de thé derrière les paravents afin d'éviter et de neutraliser, si possible les grippes, microbes et rhumes dont l'atmosphère du Foyer était saturée. Il arriva, son grand loden au vent et, sur son visage une expression de blâme si concentrée qu'elle semblait s'adresser à chacun de nous personnellement. Sans rien dire il nous fit sentir l'indécence de cette petite réunion confortable si près de nos pauvres amis. Cela jeta sur nous un froid plus glacial que celui de la rue... Que de fois depuis, et pendant ses absences, alors que je voyais de la lumière derrière les paravents ou que j'y croyais entendre du bruit de porcelaine n'ai-je pas résisté au plaisir d'y annoncer que le train de Cuverville rentrait en gare.
Pendant les absences de plus en plus renouvelées de M. Gide, mes lettres ne lui transmettaient pas toujours des nouvelles aussi navrantes que celles de la pauvre petite Forest ; la plupart le tenaient au courant de notre vie quotidienne du Foyer qu'il voulait entièrement partager avec nous comme on le sentira dans cette réponse.

Cuverville, mardi.
Chère Madame
Je comprends mais un peu tard que j'ai fait une bêtise en vous demandant de me renvoyer ici mon courrier. Il eût fallu vous demander de l'ouvrir d'abord, nous eussions évité des contretemps fâcheux et des retards... Voici trois lettres que je reçois ce matin et qui me sont cause des réflexions précédentes. Vous ferez pour le mieux et saurez dire : tant pis.
Je compte rentrer au Foyer jeudi, vers la fin du jour de manière à être nu Foyer vendredi. Mon esprit ne se débarrasse pas facilement des préoccupations de là-bas et, je sens trop que je n'achète mon repos qu'au prix de la fatigue des autres et de la vôtre en particulier. Désormais en tout cas, ouvrez toutes mes lettres et gardez-les moi. Renvoyées ici, elles risqueraient de n'arriver qu'après mon départ. Veuillez annoncer mon retour à Mme Van Rysselberghe; je suis honteux de ne pas lui avoir écrit. Tous mes souvenirs à nos compagnons d'œuvre. Pour vous, l'assurance de mes sentiments très amicaux.
André Gide.
P. S, Si je n'étais pas là vendredi, dites au petit Jean Billiet que je ne l'oublie pas et suis bien décidé à le sortir de là. Veuillez dire ce qui en est à Mme Théo ; qu'il ait un peu de patience, car l'Ecole de la Rue Taitbout n'est pas encore organisée. Peut-être Underwood vaudrait mieux ?
Remettre à du Bos la lettre de Berthe Willière. Faire envoyer le 7 la Revue Hebdomadaire à Charles Meunier.
Tâchez, si Mme Van Rysselberghe est de retour de la faire recommander à Mme Chausson pour la printemps à Jeanne Hougrand.

Le petit Jean Billiet sur lequel M. Gide me demandait de veiller en son absence était un petit bonhomme de 14 ans environ, sérieux comme un pape, râblé, rouquin et qui en d'autres circonstances n'eut attiré aucune attention. La figure bien nette, pas très grand pour son âge, il arrivait au Foyer exactement toujours le même jour à la même heure pour y toucher l'allocation de sa mère retenue chez elle par d'autres enfants. Son père était prisonnier en Allemagne. Sitôt arrivé, il s'asseyait, tirait un livre de sa poche, et se mettait à lire sans se préoccuper le moins du monde de ce qui se passait autour de lui. L'appel de son nom le surprenait toujours. Il allait ensuite à la caisse et y signait son chèque avec le sérieux d'un notaire. Ses livres qui n'étaient jamais les mêmes traitaient surtout de voyages et de sciences vulgarisées. Ils étaient l'objet de longues conversations avec M. Gide qui lui en prêtait d'autres, en corrigeait méticuleusement les résumés qu'il lui en demandait. Leurs séances étaient de véritables classes. En somme le petit Jean Billiet était un heureux petit homme pour qui ce séjour forcé à Paris devenait une vraie chance. On sentait en lui une vive curiosité, une grande impatience d'apprendre. Son rêve : entrer vite dans une bonne école et en sortir savant au retour de son père.
Mais déjà cet automne de pluie et de peine devenait un autre hiver, bientôt, une nouvelle année. La routine, il faut bien le reconnaître, s'infiltrait peu à peu, malgré nous dans notre travail par la constance même du malheur... cette routine, l'horreur de Gide, qu'il guettait cependant en nous... et dont il exécrait l'idée même... à moins qu'il ne désirât la voir s'y établir pour enfin... s'en évader lui même.

LA FIN ÉTAIT VENUE

Dans les postscriptums inquiets de ses lettres et les annotations du même genre qui s'amoncelaient sur ma table, je ne pouvais m'empêcher de sentir dans son étrange ardeur à ne rien laisser échapper ou plutôt à ne rien vouloir laisser échapper, comme un effort désespéré de s'accrocher à tout pour se retenir un peu encore à ce qu'il désirait fuir de tout lui même pour... retrouver enfin... sa précieuse disponibilité.
Car ses absences allaient se succédant rapidement et ses séjours parmi nous étaient de plus en plus courts et malheureux. Notre travail s'amenuisait. Beaucoup de réfugiés avaient trouvé à Paris et ailleurs des emplois et un mode de vie définitif. Les industriels du Nord et de l'Est sous l'impulsion d'Albert Thomas repartaient dans toute la France. On commençait à nous rendre des cartes d'immatriculation. Quelques-uns d'entre nous quittèrent le Foyer pour reprendre leurs occupations d'avant-guerre...
Chaque soir de ma petite porte je guettais cette nuit déjà nouvelle, j'en interrogeais la vie, la chaleur, la protection diminuantes. Ce ciel s'éclairerait-il pour le meilleur ou pour le pire ? Un autre printemps allait venir et après lui, tout serait-il fini de ces jours si humains ?
Sans nous en parler jamais M. Gide savait comme moi que la fin était venue, la fin d'une vie qu'il n'avait jamais prévue, qu'il ne revivrait jamais, qu'il avait vécu si amplement et où il avait laissé peut-être le meilleur de lui-même ?
Mais ce n'est pas à moi de le dire... ni même de le deviner... Les yeux bien ouverts, la bouche bien fermée je garde à tout jamais en moi le souvenir unique d'un tendresse humaine répandue tumultueusement jusqu'à son épuisement...
Et maintenant quand la brise du soir, celle de ma jeunesse revient de loin en loin palpiter autour de moi, près de la table No 1 au Foyer Franco-Belge 63 Avenue des Champs Elysées, ce ne sont pas des fantômes que je revois, mais des amis toujours présents et à jamais comblés d'un très beau, d'un unique souvenir :
Celui du Monsieur Gide des années 16."

Souvenirs inédits sur André Gide, par Jeanne de Beaufort,
La Gazette de Lausanne, 12/13 septembre 1964
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