vendredi 14 octobre 2011

André Gide et ses juges, par Marcel Arland

Dans ses Lettres de France (Albin Michel, 1951), Marcel Arland regroupe plusieurs de ses chroniques parues dans la Gazette de Lausanne et ajoute des chapitres qu'on devine tout récents, tel ce « André Gide et ses juges » qui évoque la situation critique juste après la mort de Gide et ne sera pas publié par le quotidien suisse. Elle ne semble pas avoir été reprise ailleurs, et c'est fort dommage car elle constitue une photographie intéressante de ce moment qui suit la mort de Gide.

Intéressante aussi parce qu'elle est une version moins édulcorée que le « Gide reste présent » que Marcel Arland a donné au volume d'hommage qui devait relancer la NRF en novembre 1951. Le mois suivant, Marcel Arland publiait encore dans la Gazette de Lausanne une recension des livres de témoignages paraissant sur Gide sous le titre « La figure d'André Gide ». Mais là non plus on ne trouvera pas le petit côté corrosif de celui-ci...




"ANDRÉ GIDE ET SES JUGES

Voilà une trentaine d'années, je me trouvai mêlé, je ne sais par quel hasard, à la direction d'une jeune revue. C'était une revue d'étudiants, et la plus traditionnelle. Comme je restais peu sensible aux attraits de la Sorbonne, l'ambition me prit de faire de cette revue une véritable revue littéraire. Donc, non content d'y rassembler quelques garçons de mon âge : Dhôtel, Limbour, Malraux, Crevel, Vitrac..., j'appelai à notre aide certains de nos aînés, de Cendrars à Proust, d'Arnoux à Mac Orlan et à Max Jacob. Ce fut ainsi que je m'adressai à Mauriac. Il n'avait pas encore conquis la gloire ; s'il rêvait de répandre un jour la bonne parole à l'Académie ou au Figaro, il le tenait secret. Mais il était déjà l'auteur de Préséances et du Baiser au Lépreux ; j'aimais son beau chant, voluptueux et tourmenté. Mauriac accepta de nous donner quelques pages ; et comme une étude d'Henri Massis venait de paraître, qui s'en prenait à Gide, ce pervertisseur, il y répondit, en écrivain et en catholique tout ensemble, par un article qu'il intitula : Ne jugez pas.
J'y ai songé, tous ces derniers jours, en parcourant les articles qu'a suscités la mort de Gide. Je donnerai, je pense, une idée de ma candeur en disant que la plupart d'entre eux m'ont surpris, parfois peiné, parfois même indigné. Que tel écrivain ne voie dans cette mort qu'une occasion de parler de lui-même et de son œuvre propre, c'est une faiblesse très humaine, sinon très décente. Que tels débutants, si on leur demande : « Que pensez-vous de Gide ? » répondent : « Connaissons pas », il s'agit là d'une réaction de défense, il s'agit de jeunes gens, et qui auront le temps de le « connaître » — je l'espère du moins. Laissons donc ces coquetteries et ces refus, pour ne parler que des jugements. On a beaucoup jugé, c'est-à-dire condamné. Le conseil de Mauriac était d'un autre temps; d'un autre monde, la parole qu'il citait, et sans doute d'une autre religion.
Gide mort, l'heure est enfin venue de rendre des comptes. Nulle crainte que l'accusé ne se dérobe, qu'il ne nous séduise par un nouvel artifice, qu'il ne trompe encore une fois notre longue attente. C'est l'instant de la vérité nue. Nous la devons à la France, qui compte un tel nombre de grands écrivains, qu'elle peut ça et là raccourcir quelques têtes ; nous la devons à nous-mêmes; nous ne la devons pas moins à ce grand cadavre — oh ! après tout, pas si grand.
Car enfin qu'est-ce que Gide ? Un dilettante, un esprit ondoyant et subtil, c'est entendu. Un maître de la langue ? Oui, c'est-à-dire attention ! non pas un maître égal à Proust, à Valéry, à Claudel ou à Péguy ; il écrit à ravir, mais trop visiblement. Ne parlons pas de son théâtre. Un bon essayiste ? Parfois. Un romancier ? mais qui nous intéresse dans la seule mesure où il se rattache à l'auteur du Journal. L'auteur du Journal ? Certes, encore que l'on trouve dans le Journal comme dans Si le Grain ne meurt des « pages proprement révoltantes ». Et n'allons pas oublier ceci, qui est essentiel : il y a chez Gide une « inaptitude philosophique ». « Au fond, comme disait Charles du Bos, Gide est quelqu'un qui n'a jamais réfléchi. »
Je ne doute point que les auteurs de ces « jugements » (il leur arrive, dans le même article, d'en porter de plus équitables) n'aient cherché l'expression la plus exacte de leur pensée. Ils y ont parfaitement réussi. D'où vient donc que l'on croit percevoir tant de ressentiment et de hargne ?

Trois griefs, affirmés ou secrets, me semblent dresser contre Gide la plupart de ses juges. Le premier tient à la morale ; le deuxième, à la religion ; l'autre... mais j'y viendrai.
Ce que l'on reproche à Gide, est-ce tout à fait son homosexualité ? On la réprouve, sans doute. Toutefois, si peu averti que je me trouve d'un tel sujet, il m'est revenu que la réprobation se faisait moins éclatante, quand le coupable savait garder quelque prudence ; qu'elle se voilait même, non pas certes d'indulgence, mais de compassion, s'il arrivait (mais comment le penser !) que le coupable appartînt au camp des juges. En vérité, ce que l'on reproche à Gide, plus que ses mœurs, c'est l'affirmation qu'il en fait. On lui reproche Corydon ; on lui reproche surtout cette phrase « navrante et proprement révoltante » qu'il écrivit en 1942 : « Corydon reste à mes yeux le plus important de mes livres. » Que cette phrase ait pu choquer maintes consciences, je le devine et le comprends. Il reste qu'elle ne doit point être séparée de l'œuvre entière et de la vie de Gide. Là où l'on ne veut voir qu'une obstination sénile, sachons reconnaître le courage. Corydon est un piètre livre ; je l'ai dit et écrit quand il parut, et l'on gardait alors un silence consterné. Mais quand un vieillard affirme, sachant fort bien les colères qu'il va soulever, que Corydon reste pour lui le plus important de ses livres, va-t-on préférer une sage hypocrisie ? Au reste, Corydon ne me semble ici qu'un symbole : celui de son indépendance et de la lutte qu'il a toujours menée pour une libération de l'homme. Qu'il se soit trompé : condamnez ses actes, mais n'en méconnaissez pas l'esprit.
De même, est-ce tout à fait son irreligion qu'on lui reproche ? On a montré moins d'humeur envers celle de Valéry ou même d'Anatole France. Gide a déçu cruellement les espoirs qu'il avait fait naître, et que de temps à autre il réveillait, d'un cœur sincère, mais d'un esprit fort lucide et fort sensible à la comédie, comme ceux de Constant. A l'heure où l'on pouvait attendre de lui, non pas, sans doute, un revirement, mais une hésitation, une fatigue, il a durci son attitude et consommé la rupture entre les dogmes et sa pensée. Si du moins il en eût souffert, s'il eût témoigné quelque angoisse à l'approche de la mort ! Mais jamais il ne montra plus de sérénité qu'en ses derniers jours. Dans la mort, qu'il ne séparait point d'un néant absolu, il est entré avec naturel, disant que tout était bien, et que sa vie d'homme lui suffisait, qui se trouvait remplie. Voilà peut-être ce qu'on lui pardonne le moins. Et voilà, je le sais bien, ce qui peut, ce qui doit peiner toute âme chrétienne. Mais ici surtout, ne méconnaissons point le courage et la noblesse d'un homme.
Ici comme là, c'est enfin son indépendance qu'on lui reproche. J'en préciserai une forme particulière, à laquelle je donne une adhésion presque sans réserves : je veux parler de son indépendance d'écrivain. Je ne prétends pas qu'il ait manqué de coquetterie et n'ait rien fait pour sa gloire. Mais il n'a fait aucune bassesse ; il est resté libre ; cette gloire même, il a su en choisir la qualité ; jamais enfin il ne lui a sacrifié la pleine expression de sa pensée et de son art. Je crois me souvenir que jadis quelques-uns de ses amis le pressèrent de songer à l'Académie ; ce fut l'instant qu'il choisit pour publier Corydon. — En regard de ce souvenir, j'en évoque un autre ; j'ai entendu, voilà quelques années, l'un des présents juges d'André Gide s'adresser par téléphone, non pas à un académicien, mais au gendre d'un académicien, sur un tel mode, avec de telles paroles, avec un tel accent de brave homme, d'homme éperdu, d'homme à tout faire... Je renonce à poursuivre, plus à l'aise dans l'admiration que dans le dégoût.

Au demeurant, je n'ai jamais été l'un des familiers de Gide, encore que, jeune écrivain, j'aie subi son influence et reçu, sans l'avoir cherché, son appui. Je ne l'ai vu de ma vie que huit ou dix fois, soit à la N.R.F., soit chez un ami commun. Je parle de lui en pleine liberté, comme j'ai toujours fait, et non pas toujours sans qu'il en fût irrité. J'avoue que je l'ai peu lu ces dernières années. Je reconnais aussi qu'une partie de son œuvre me laisse indifférent, ou m'agace ; que certains éléments de sa morale et même de sa sensibilité, non les moindres, ne rencontrent en moi qu'opposition. Mais il n'est rien là qui puisse me dérober la beauté de cette œuvre, l'harmonieux développement de cette vie et l'importance de cette figure.
Je reviens aux jeunes gens qui déclarent : « Nous ne le connaissons pas. » Entendons qu'ils ne veulent pas le connaître ; ils lui reprochent très exactement d'avoir fait son temps, qui n'est pas le leur. C'est qu'ils ont des soucis, des problèmes, une angoisse, que Gide, par lui-même, n'a pas connus. Certes, ils peuvent à bon droit, dans la vie d'André Gide, voir une vie miraculeusement privilégiée. Mais Gide a su se rendre digne de telles conditions, et ce n'était pas facile. Elles lui ont permis de donner à son chant toutes les nuances et l'ampleur qui le rendent « exemplaire ». Que ce chant, dans le monde actuel, semble assez étrange et même paradoxal, je ne doute point pourtant qu'il ne garde, pour des jours meilleurs, son plein sens et sa vertu possible. Après tout, il n'est pas dit que l'homme soit né pour la misère, l'humiliation et le mensonge.
Depuis un demi-siècle, plus peut-être que tout autre écrivain, Gide a honoré et servi la France. Il n'est guère que la France pour en douter encore. Non pas toute la France, je le sais bien. Et ce ne sont pas ses éléments les moins purs, ni les moins jeunes, qui ont salué décemment cet homme libre, ce grand artiste."

Marcel Arland, Lettres de France, Albin Michel, 1951, pp. 299-304


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