dimanche 30 août 2015

Le Café de Gide, par Hamid Grine


Lors de sa parution en Algérie en 2008, il avait été question ici même du Café de Gide, livre d'Hamid Grine évoquant le souvenir mêlé de Gide et de Biskra. Toutes les tentatives pour se procurer le livre étaient restées vaines, les Editions Alpha ne réussissant pas à le diffuser dans un système éditorial français désormais tenu par des marchands de yaourts. 

Même après le succès de Camus dans le narguilé (Editions Après la lune, 2011), seul ouvrage de Grine disponible en France en version papier, avec La Nuit du henné (Editions Alpha, 2007), disponible en version numérique, Le Café de Gide restait introuvable.

Mais c'était sans compter sur la solidarité du groupe e-gide de Facebook ! Grâce aux membres du groupe, quelques exemplaires ont pu être acheminés d'Oran et Alger, à Bruxelles, via Avignon, pour poursuivre leur course dans la Creuse et en Normandie. Que tous les maillons de cette chaîne littéraire soient ici remerciés.


Hamid Grine, Le Café de Gide
Editions Alpha, Alger, 2008


Le Café de Gide entraîne le lecteur du côté de Biskra. Car c'est la ville et ses habitants, à l'époque du passage de Gide, dans les années 60 et de nos jours, qui sont au cœur de ce récit. Un coup de fil replonge le narrateur, Azzouz, dans son enfance à Biskra, lorsque son professeur de français prononce ce nom qu'il entend pour la première fois. Certains camarades de classe connaissent « le Café de Gide », s'imaginant même qu'il s'agit du nom du propriétaire des lieux...

— Non, Hamma, André Gide n'avait pas de café, c'était un écrivain. Tu comprends ? Un homme qui écrit des livres et non un cafetier.
Son ton était très doux, comme une caresse. On crevait de jalousie, alors que le cancre, nullement conscient de l'honneur qu'elle lui faisait en concentrant son attention sur lui, ne voulait pas lâcher le morceau :
— Mais si Madame, il a un café au M'cid. Pourquoi alors l'appeler le Café de Gide s'il ne lui appartient pas ? martelait-il avec l'entêtement du mauvais élève qui trouve enfin l'occasion de briller à son tour. Refusant de s'embarquer dans une polémique avec un élève qui prenait Gide pour un cafetier, Mme Varennes prit un ton encore plus doux, doucereux même, celui que prennent les adultes quand ils s'adressent aux petits enfants :
— Mais oui, tu as raison Hamma, tout à fait raison... Puis, se détournant de lui, en le payant d'un sourire pour son audace, elle nous fit la leçon :
— André Gide est un grand, très grand écrivain. Il a été prix Nobel en 1947, c'est-à-dire qu'il a eu une consécration mondiale. Pour parler un langage que vous comprendrez aisément, je dirai qu'il a eu la Coupe du monde des écrivains. Mais ce n'est pas à cause de ça que je voulais vous le faire connaître. C'est le premier écrivain Français qui a vécu et aimé notre ville à la fin du siècle der­nier et au début du nôtre...

(Hamid Grine, Le Café de Gide, Editions Alpha, 2008, p.31)

Avant même de lire la première ligne d'un livre de Gide, Azzouz est fasciné par cet écrivain célèbre qui s'est intéressé à sa ville, à lui, d'une certaine manière. Avant de lire Gide, il est avide de voir Biskra par les yeux de l'écrivain, comprendre ce qui a pu le séduire dans cette ville où il se sent à l'étroit, appelé vers un autre destin, se sentant différent des autres garçons de son âge, comme Gide avait pu l'être avant lui.

J'avais envie de respirer un autre air que celui d'un quotidien banal. J'avais mille désirs, mille besoins, mille fantasmes, mille élans. Dans la réalité tout se transformait en frustration. Quand la réalité n'est pas conforme à nos aspirations, on vit une autre vie rêvée peuplée de tout ce qui nous manque. C'est là que j'ai appris que les frustrations développent les facultés créatives. L'abondance pourrit l'esprit. La pénurie le nourrit. C'est pour cela, sans doute, que je me nourrissais de Gide, m'accrochait à Gide. Je le cherchais pour me retrouver. Savoir ce qu'il avait fait pour savoir ce que je ferais, savoir comment il avait vécu pour que j'apprenne de lui comment vivre. Marcher sur ses pas, c'est déjà lui ressembler. Je voulais savourer chaque endroit qu'avait connu Gide, m'imprégner longuement des paysages et des objets qu'il avait visités et aimés. Etablir une parenté avec lui, au-delà du temps, c'est chercher un modèle dans une Algérie qui ne m'en offrait aucun. Ou plutôt aucun qui séduisait mon adolescence bercée uniquement par les chants révolutionnaires.
(Hamid Grine, Le Café de Gide, Editions Alpha, 2008, p.40)
Grâce au père d'un camarade qui a connu Gide, Azzouz se transforme en détective, traquant l'ombre furtive du gaouari – l'Européen – au Jardin Landon, à la palmeraie Ouardi, à l'Hôtel Oasis et bien sûr dans ce café à l'écart de l'agitation, où Gide venait se mélanger aux Biskris (et dont un commentateur du blog nous avait donné il y a quelques années une description). Et où le père de son ami l'accompagnait :

Ce n'est pas facile de revenir sur cette époque, reprit le père. Dans ce café où nous sommes, il y avait, à la tombée du soir, des conteurs populaires qui nous racontaient des histoires magnifiques, avec toujours une morale au final. Le conteur, meddah comme on dit, était souvent accompagné par un flûtiste qui tirait des airs tristes de son instrument. J'essayais de traduire à M. Gide l'essentiel des paroles. Eh oui, à chaque fois, il était émerveillé par la beauté et la subtilité morale des fables.
[...] Ce que je peux te dire, c'est que M. Gide était un grand monsieur d'une exquise politesse. Eh oui, des gens comme lui on n'en voit plus maintenant. A l'époque, alors que nous étions traités comme des bêtes, lui n'élevait même pas la voix sur nous. Par exemple, quand on venait à ce café, qu'il était bien servi ou mal servi, qu'on le faisait attendre ou pas, il accueillait tout avec le sourire. Discret, il avait toujours à la main un livre qu'il faisait semblant de lire à la lumière des bougies. Ainsi, pensait-il se faire oublier dans ce lieu qui ne voyait que rarement des consommateurs européens. Il sourit, sans doute à un souvenir très doux à son cœur, puis murmura comme s'il parlait à lui-même :
M. Gide n'était pas très disert, eh oui, il restait parfois de longues heures à contempler le mausolée blanc de Sidi Zarzour et plus loin, tout au fond, la chaîne des Aurès dont il devinait l'extraordinaire masse sombre et majestueuse. Joignant le geste à la parole, il nous indiqua du doigt le magnifique paysage qui s'offrait au regard de l'écrivain. Si beau fût-il, je le regardais à peine, subjugué que j'étais par les paroles de Aïssa.

(Hamid Grine, Le Café de Gide, Editions Alpha, 2008, p.54-55)

Ce sont les souvenirs de ce témoin d'une époque engloutie qui ramèneront le narrateur à Biskra, bien des années après qu'il a quitté la ville. Mais de l'enfance du narrateur, il ne reste déjà plus grand chose. Alors, du passage de Gide... En 2002, en partie défigurée par ce que le narrateur, urbaniste, appelle drôlement « des maisons cubiques », la ville ne ressemble plus à ce qu'il a connu dans les années soixante.

Azzouz avance dans les ruines de l'Hôtel Oasis. Au Jardin Landon, il retrouve un ancien camarade qui essaie de sauver ce qui peut l'être des espèces rares qui poussaient là. Même l'ami dont le père avait connu Gide est mort. Il lui a pourtant laissé un document de grande valeur qui permettra, une dernière fois, de remonter le temps : le journal de ce petit garçon qui, en décembre 1903, rencontre André et Madeleine Gide à Biskra.



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