mercredi 23 novembre 2011

Gide et Jaloux 2/3

Suite de la Saison littéraire en laquelle Edmond Jaloux rencontra André Gide à Marseille et de celles qui allaient suivre et voir se former les groupes et les amitiés littéraires au tournant du 19e siècle.




Les Saisons littéraires 
1896-1900

Cet André Gide, qui vînt me voir en mai 1896, commençait à peine alors de se dégager de l'étreinte du symbolisme.
S'il avait pu, à l'apparition de son premier roman, Les Cahiers d'André Walter (et que ce roman avait déjà de beautés ! il participe d'un romantisme éternel, qui semble affranchi de toute mode), se laisser confondre avec un disciple de Maurice Barrés : André Maurel, Maurice Quillot, Jean Thorel, Maurice Beaubourg ; si Le Voyage d'Urien le rangeait entre Henri de Régnier et Viélé-Griffin, il venait tout à coup de découvrir son propre espace et de s'y élancer. Nous étions alors bien peu à le savoir. Henri Ghéon, André Ruyters, Eugène Rouart, Jacques Copeau, Charles Chanvin; moi même, voilà, je crois, le groupe initial des amis de Ménalque. Jean Schlumberger n'y figurait pas encore et encore moins Roger Martin du Gard et Gide ne devait découvrir Charles-Louis Philippe que quelques années après.
Nous avons tous alors subi l'influence de Gide ; et bien d'autres après nous. En quoi a consisté cette influence ? On l'a beaucoup critiquée depuis ; et plus récemment, condamnée. Je ne crois pas qu'on se soit efforcé de l'expliquer ; ou plutôt ceux qui l'ont voulu faire ont toujours exposé ; leur propre cas. Ces temps derniers, on a reproché à Gide d'avoir donné à la jeunesse le culte de la jouissance, de l'hédonisme, comme on disait justement vers 1996. Mais c'est se tromper d'enseigne : le dit de la jouissance, il faut le chercher chez Anatole France ; Pierre Louÿs et Jean de Tinan en faisaient hautement profession. Comment le reprocher à Gide ? C'est oublier qu'il est l'auteur des Cahiers d'André Walter, et de La Porte Etroite, et du Roi Candaule. et de La Symphonie Pastorale. Son œuvre est dans l'ensemble une des plus austères de notre temps.
Il y a dans l'exemple de Gide, à l'origine (je dis : à l'origine, car les choses par la suite se sont extrêmement compliquées), deux éléments différents : l'un est le principe qu'il faut toujours exiger de soi le plus difficile (et ici Gide rejoint le stoïcisme et et Nietzsche), l'autre, que chacun de nous vaut par sa capacité de révéler une nature originale (et cette manière de voir est typiquement un idéal de romancier). En pratique, ces deux éléments se rejoignent ; on ne devient soi-même, c'est-à-dire un individu, que par une sévère discipline.
Les événements historiques ont si bien brouillé les notions que le mot individu a prit aujourd'hui un sens péjoratif et les hommes d'Etat contemporains semblent condamner l'individualisme au nom de la nation. Mais l'individualisme, au sens politique que l'on donne aujourd'hui à ce mot, représente une même mixture d'égoïsme, de paresse, d'indifférence au sort du pays, de tendance au plaisir facile et d'anarchie débrouillarde, qui n'a aucun rapport avec le vrai culte de l'individu. Ce sont les régimes sévères qui créent celui-ci ; non les veules ; et ce n'est pas la démagogie qui le sert. Les individus authentiques sont chez Plutarque ; non au milieu des peuples marchands. L'individu est le résultat d'un accomplissement personnel ; nullement un ennemi-né de l'Etat. C'est un produit psychologique ; non social. Et le mot le plus profond qui ait été prononcé, c'est à Goethe qu'il faut le demander : « Tout ce qui émancipe notre esprit émancipe sans nous donner la maîtrise sur nous-mêmes est funeste. »
Gide s'est, il est vrai, toujours élevé contre cette morale du XIXème siècle dont l'idéal est la respectabilité conventionnelle ; et justement parce qu'elle n'entretient que la facilité et l'intérêt privé ; qu'elle obture l'intelligence ; qu'elle demande à ses fidèles de considérer avant tout leurs aises et une adroite hypocrisie, non une vue générale, libre, hardie, des choses ; enfin parce qu'elle engourdit au lieu de susciter. Mais cette bourgeoisie qui se délectait à la lecture d'Anatole France, dont l'anarchie foncière flattait ses instincts, a boudé l'œuvre de Gide qui les contrecarrait.
Il est vrai aussi que par la suite les choses se gâtèrent. Lorsque Henri Massis, au nom de la morale religieuse et d'une notion toute idéologique du moi, accusa Gide d'immoralisme foncier et presque de perversité ou de satanisme, Gide releva le défi en affectant de croire qu'en prenant cette position, il avait eu raison de le faire. Mais cette position, justement, n'était pas la sienne ; et crier à la persécution eût été chez lui désaveu d'une philosophie complexe, dont un certain amoralisme — et non immoralisme — n'était pas exclu ; en revanche, une telle philosophie comportait aussi l'amour de la vertu, au sens antique du mot. Car il ne faut pas croire que la morale du XIXe ait un caractère éternel ; elle eût été incompréhensible au plus grand des moralistes : à Sénèque ; elle ne ressemble que de fort loin à celle du XVIe ou du XVIIe siècles. Il est vraisemblable qu'elle subira d'ici peu de lustres de profondes modifications.
Quoi qu'il en soit, André Gide devait par la suite mettre l'accent sur tout ce qui touche à la révolte en l'opposant à la résignation, et s'attirer beaucoup de critiques de la part de gens qui, ne pouvant !e suivre sur son terrain (et pas davantage Massis, sur le sien), traînèrent ce problème dans l'ornière des plus étroites considérations personnelles.
Il est vrai aussi que la philosophie « gidienne » n'eut jamais une forme précise ; que son créateur voulut admettre, dès le début, qu'il entendait lui-même demeurer indépendant d'elle ; qu'il revendiqua sa propre disponibilité comme sa première raison de vivre et que, par crainte d'être distancé, il se laissa compromettre par beaucoup, qui se servirent de lui en le revendiquant comme un guide.
Enfin la première position prise par Gide envers le communisme acheva de brouiller les cartes : on vit le défenseur de l'individu prendre parti pour ses destructeurs. Il devait revenir de son erreur. Mais à nous, à la fin de l'autre siècle, qu'apportait-il de si important ?
Un sens nouveau de la terre et, pour ainsi dire, l'amour de la découverte ; le sentiment que vivre est en soi-même une action admirable, en dehors de ses conséquences ; et même si elle ne devrait avoir aucune conséquence ; la ferveur envers ce qui est parce que cela est. C'est dans cet enthousiasme que nous nous rejoignions, Gasquet, Ghéon, Ruyters, Copeau, Rouart, Chanvin, Michel Arnauld, Charles-Louis Philippe, les naturistes, moi-même et quelques autres, auxquels devaient succéder Jean Schlumberger, Jacques Rivière, Alain-Fournier, Michel Yell, Roger Martin du Gard, Valéry Larbaud, pour ne citer que plusieurs des plus représentatifs.
André Ruyters était alors un de ceux qui le mieux mettaient en lumière la première morale de Gide ; celle de l'originalité foncière. Gide devait la résumer lui-même par cette phrase si lourde de sens :
« Jette mon livre ; dis-toi bien que ce n'est là qu'une des mille postures possibles en face de la vie. Cherche la tienne. Ce qu'un autre aurait aussi bien fait que toi, ne le fais pas. Ce qu'un aurait aussi bien dit que toi, ne le dis pas, — aussi bien écrit que toi, ne l'écris pas. Ne t'attache en toi qu'à ce que tu ne sens qu'en toi-même, créé de toi, impatiemment ou patiemment, ah ! le plus irremplaçable des êtres. »
Cette conception des êtres, André Ruyters la reprenait à son tour dans des contes transparents, des romans légers, où certain style rococo, inspiré du XVIIIème siècle, prenait paradoxalement un maintien gourmé et presque pédant. Dans des décors qui empruntaient quelques-unes de leurs parures à l'imagination de Henri de Régnier, circulaient, aimaient et discutaient des personnages qui typiquement incarnaient la jeunesse de 1900. J'ai gardé un souvenir exquis de La Correspondance du Mauvais Riche et des Jardins d'Armide que traversait le Ménalque de Gide, cette fois, égaré au milieu de trop de fleurs.
Plus tard, Ruyters alla en Ethiopie représenter je ne sais quelle société belge, dont les attributions me sont inconnues. Il cessa donc d'écrire, mais, en revanche, il put réunir une petite ménagerie qui groupait quelques spécimens sauvages de la faune abyssine. C'était le rêve de toute sa vie. Les guépards et les gazelles, personnages d'une féerie orientale et réelle, ont dû lui faire oublier les figurines galantes de ces fables modernes, où l'on retrouvait l'abbé de Voisenon, Henri de Régnier et André Gide et qui m'ont procuré des heures si charmantes. .
Dans un roman que j'ai beaucoup aimé aussi, vers ma vingtième année, Eugène Rouait ressuscita également la personne légendaire de Ménalque. La Villa sans Maitres, ainsi s'appelait ce livre incertain, où la fluidité du style de Gide se faisait plus liquide encore, plus ductile, mais où tout, sujet, héros,paysages se fondait dans une simplicité délicieuse, une sorte d'euphorie de la plus rare-délicatesse; Rouart, lui aussi, s'arrêta de bonne heure d'écrire, se consacra à l'agriculture, fit valoir un domaine... Rien de plus émouvant que ces premiers regards jetés sur la vie par des écrivains destinés à devenir des hommes d'action et qui se sont laissés emporter par leurs rêves avant de faire un choix positif (1).
Un autre encore, Charles Chanvin, a été de ceux-là. Intime ami de Gide et de Léon-Paul Fargue, avant de devenir avocat et de se consacrer au barreau, il a écrit des vers intenses et sensibles, dont l'accent pathétique est brisé par une pudeur défensive. On y retrouvait quelquefois la pureté troublée de Virgile, quelquefois l'écho dramatique des dialogues de Dostoïewski... Ils n'ont jamais été réunis en volume.
Michel Arnauld (de son vrai nom Marcel Drouin), professeur d'histoire au Prytanée de la Flèche, beau-frère d'André Gide, publiait de temps en temps dans les jeunes revues, notamment dans L'Ermitage, des fragments d'un livre sur la sagesse de Goethe, qui n'a pas été achevé. Vers 1896, Goethe, malgré de nombreux travaux; était encore mal connu ; on ne voyait guère en lui que le romantique de Werther et du premier Faust. Michel Arnauld aura donc contribué à le faire mieux comprendre aux générations qui se formaient et, sans doute aussi, aura-t-il révélé à Gide lui-même, dont il était l'aîné, une pensée qui devait devenir si profitable à l'auteur des Nouvelles Nourritures.
A cette époque, Gide et Henri Ghéon, que tout devait séparer par la suite, étaient fraternellement unis. L'exaltation, l'exubérance de Ghéon renforçaient, étayaient la ferveur plus austère de Gide. Les éclats de voix du premier, ses gestes amples, sa façon précipitée de se courber en deux pour mieux prononcer certaines phrases, son rire tumultueux faisaient plus grave l'allure mystérieuse et un peu contractée de son ami. Les évoquer ainsi dans mon souvenir me rend quelque chose du plaisir que j'éprouvais à les voir ensemble, car la mémoire possède ceci de merveilleux, si l'on sait s'en servir, qu'elle peut nous replonger à n'importe quel moment précis des époques écoulées et vaincre ainsi le temps.
Ghéon rêvait d'écrire des romans de caractère, dans la grande tradition de l'esprit français et des meilleurs romanciers du XIXe siècle. Il publia La Vieille dame des rues, Le Consolateur, œuvres originales, frémissantes et curieuses, que l'on ne devrait pas oublier... Mais la guerre vint ; et sa conversion au catholicisme. Un autre Ghéon naquit ; on sait le reste...
Je le répète : Copeau, Ghéon, Arnauld, Ruyters, Rouart, Chanvin, et Fargue (2) aussi, et Charles-Louis Philippe, et moi-même, nous avons tous subi l'influence de Gide. Elle s'est fait sentir de la façon la plus variée. Elle n'avait donc rien de tyrannique. Elle consistait bien à demander à chacun ce qu'il contenait d'irremplaçable. J'entends bien que l'irremplaçable n'est pas fatalement le meilleur. Mais il n'est pas de vérité morale également bonne pour tous ; comme le disait Claude Bernard dans une tout autre science, c'est le terrain seul ici qui compte. Ce dont Gide s'effrayait, c'était de voir tous les individus passer sous la même toise. Mais je ne crois pas qu'il ait jamais pensé que tout homme pût devenir un individu. Un mot de plus, et je tomberais dans la politique : que Mnémosyrne et les Muses m'en gardent !

Edmond Jaloux, de l'Académie française.

(1) Il ne faut pas oublier que Napoléon Ier écrivit quelques œuvres romanesques avant d'entrer dans son véritable destin, qui était de vivre un immense roman. Bismarck disait un jour, à Londres, à Disraeli, que s'il n'était pas homme d'Etat, il eût voulu être romancier.
(2) Tancrède : le premier livre de Léon-Paul Fargues.

(La Gazette de Lausanne du 14 septembre 1941)

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