samedi 5 novembre 2011

André Gide à Neuchâtel (suite)

"Gérard Valbert ne fut pas le seul à le remarquer mais tout le monde n'eut pas sa bienveillance amusée. Un autre (remarquable) écrivain qui vivait à Neuchâtel l'observe et l'épie. C'est Henri Guillemin.", nous signale fort justement un fidèle lecteur d'e-gide. C'est dans le livre de souvenirs (des notes prises au fil des ans et classées en ordre chronologique) Parcours (Seuil, 1989), que Guillemin décrit un Gide errant et qu'il se prend à filer dans cette errance, malgré le peu de goût qu'il a pour l’œuvre et le personnage...


J'ai déjà signalé l'information dans le groupe Facebook mais pas encore ici : les éditions Utovie ont entrepris de publier l'ensemble des écrits, mais aussi des conférences d'Henri Guillemin (certaines sont disponibles via le très riche site consacré à cet auteur). Et puisqu'il y a finalement une documentation à regrouper autour de ce séjour suisse, je verse encore au dossier ce petit compte-rendu d'une visite que Jean Nicollier fit à Gide au début de 1948, chez l'éditeur Richard Heyd.
 
 
Gide en Suisse en 1947, photo de R. Heyd
tirée de l'Album de famille, de J.P. Prévost



« Visite à M. André Gide

Dans le tram qui m'emporte au travers d'une campagne gorgée d'eau et de neige sale, je tente de définir, pour ma craintive gouverne, la portée, le sens, le message enfin de l'œuvre de Gide. En effet, je vais rencontrer dans quelques instants l'homme des Nourritures terrestres et de la Symphonie pastorale. Or, si ses livres me sont familiers, que dois-je croire de la légende qui enveloppe leur auteur ? Est-il vraiment le tenant de l'immoralisme nietzschéen ? Convient-il de voir en lui un être qui, à l'inverse d'un Barrès, d'un Péguy, d'un Romain Rolland ou, même, d'un Anatole France, ne se montre pas un artiste passionné pour le bien public ? Sa « complexité morale » le plonge-t-elle authentiquement dans un perpétuel état de crise ? Cède-t-il tant que cela à ce que certain nomma la « pathologie de l'instinct » ? Le caractère trouble des Faux-Monnayeurs, de Corydon, de Si le grain ne meurt, trois ouvrages que je n'aime pas, doit-il nuire à un ensemble d'essais, de poèmes, de confessions écrites et de romans qui apparaît de premier ordre ? Est-ce que M. Gide n'a pas d'autre ambition que de s'accomplir sans cesse en dehors de la norme traditionnelle, sous le prétexte que la pratique de l'art dispense l'homme de vivre selon la morale commune ?
N'y a-t-il pas là une légende astucieusement tissée par des laudateurs maladroits, par de perfides adversaires résolus à ne jamais désarmer ? Ici ma mémoire intervient comme si le bercement de l'express l'avait mise en marche.
Sentimentalement dévié à ses heures, le narrateur de l'Immoraliste ne paraît nullement insensible à des anxiétés morales que sa formation protestante l'a engagé à aborder sans détours. Car, par delà les caprices de son imagination ou les vagabondages du cœur, André Gide n'a eu garde d'oublier la présence de Dieu. « Où que tu ailles, disent les Nourritures, tu ne peux rencontrer que Dieu. » II déclare dans les Nouvelles Nourritures : « C'est la reconnaissance de mon cœur qui me fait inventer Dieu chaque jour... Ne souhaite pas, Nathanaël, trouver Dieu ailleurs que partout. »
Nietzschéen en plus d'un cas de par un goût évident de la vie dangereuse, Gide n'a jamais voulu ni pu perdre de vue des perplexités qui lui font honneur et dont ses détracteurs affectent d'ignorer l'existence pourtant bien perceptible. Si, pour lui, la beauté réside dans le risque, n'est-ce pas aussi un risque, le plus enivrant de tous, que l'aventure de la vie éternelle qu'il ne condamne pas avec l'implacable raison destructrice d'un Sartre.

— Après tout, pensai-je, nous verrons bien. Il me semble difficile qu'un satanique intégral puisse cohabiter avec un écrivain d'une tenue aussi classique et si évidemment rattaché à la plus solide des traditions littéraires du génie français.
Eh bien, j'ai vu. Me voilà à Neuchâtel, dans l'appartement clair et vaste de l'éditeur Heyd. Sur les parois crème luisent doucement des toiles de Marie Laurencin, de Bonnard, d'Auberjonois. Des Raoul Dufy sont ingénieusement incrustés en carrés longs dans le trumeau d'une glace de Venise. Les trois baies du salon s'ouvrent sur le quai de l'Evole qu'aspergent les vagues d'un lac démonté et baveux. Tout à côté le studio à deux étages, avec sa bibliothèque surélevée. Bien vite de chaudes reliures sont extraites des rayons. Voici un manuscrit de Ramuz pieusement enrobé de beau cuir, un autre encore. Voici un Thésée de Gide, tirage limité, avec le chapitre IX que l'auteur a retranché de l'édition d'« Ides et Calendes ». Voici, je crois bien, tirés de leur sommeil, des soldats de plomb qui eussent ravi Valéry Larbaud. Mais voici aussi André Gide. Il est arrivé silencieusement sur ses babouches. Nous l'apercevons en contre-bas qui se met, gentiment, en quête de son visiteur. Le temps de dévaler les marches et le dit reçoit le choc d'un regard singulièrement pénétrant et clair, où l'on cherche cependant en vain... l'éclat diabolique.
Gide a revêtu un veston d'intérieur, arbore une écharpe d'un choix sûr et commence par assurer qu'il est encore plus... intimidé que l'intrus.
— Il faut vous dire que je vis dans une sorte de torpeur, que j'ai toutes les peines du monde à la dissiper.
Le Vaudois oppose à cette affirmation une incrédulité d'autant plus vive qu'il sait, par une indiscrétion du maître de céans, que le grand écrivain, chaque matin, travaille avec régularité. D'ailleurs M. Gide lui-même n'a pas l'air de tenir plus que cela à passer pour la victime d'un prétendu ensommeillement. Il se lance, à la grande joie de la charmante maîtresse de maison et pour celle aussi du journaliste, dans des propos aussi brillants que lucides sur les tendances du théâtre et, surtout, sur la propension de trop de jeunes artistes à dédaigner certaines lois, pourtant respectables, de la diction. Tout de suite, le défenseur du style et le dévot de la langue française tiennent le haut du pavé.
Devant les remarquables effets de cette bienfaisante « torpeur », l'indiscret signataire de ces lignes fait allusion au Procès de Kafka. Cela lui vaut non seulement des réponses empreintes d'une parfaite bienveillance mais le don spontané d'un exemplaire de la pièce munie d'une cordiale dédicace. Cela lui vaut encore d'entendre un hommage admirable aux dons de Barrault grâce auxquels l'adaptation de l'œuvre de Kafka a pris, sur la scène, substance et visage.
Mais M. Gide passe du particulier au général. Il trouve des mots éloquents et ce qui est plus précieux, à mes yeux, revêtus d'une chaude sympathie à l'endroit de cet ouvrage-cauchemar où frémit l'angoisse désespérée de l'époque. Cette époque, à son tour, la voilà définie en quelques traits saisissants avec ses déficits et ses zones moins sombres, ses espoirs même.
Je cherche, en vain, dans la chambre cet être « démoniaque », que tant de critiques ont voulu déceler à l'origine des nombreux tomes d'une œuvre considérable. Le titulaire du prix Nobel, qui a fait définitivement bon marché de sa feinte « torpeur », se montre bien au contraire fort au courant de l' « événement » et perméable jusqu'à un degré surprenant à toutes les terribles contradictions de ce temps.
Pourtant, la littérature « engagé » lui fait grief, plus fortement peut-être qu'à aucun autre, de ne pas conclure, d'aboutir à une sorte de morale fuyante, en constant « devenir » : préoccupations d'artistes plus soucieux de se poursuivre que de se pencher sur la misère de l'homme.
M. Gide évoque ces reproches et tique :
— Enfin, tout de même, je ne peux pas considérer l'art littéraire comme une sorte de... de journalisme. J'entends, par ce mot, non point désigner, avec un sens péjoratif, votre profession, mais viser cette tendance qui voudrait me pousser à stabiliser, une fois pour toutes, une actualité elle-même appelée à évoluer. En cherchant à parachever ma propre définition, partant celle de l'être humain, je dois aussi travailler en vue de l'avenir, de ce qui arrivera, de ce qui se transformera. Mon individualisme apparent a des visées altruistes et plus qu'on ne le prétend. J'ai le plus grand respect pour la liberté critique, l'ayant revendiquée moi-même ; néanmoins, il ne faudrait pas exagérer l'arbitraire des jugements.
M. Gide s'exprime sans colère mais avec décision. Il poursuit, sur le même ton, une conversation qui se prolonge, qui révèle en lui un juste connaisseur de la Suisse, de ses petits cercles et écoles littéraires. Il nous questionne sur les occupations ou la destinée de Bellettriens vaudois dont il n'a perdu ni le souvenir, ni le nom, ni oublié les projets. Il tient sur C.-F. Ramuz des propos d'une pénétration rare. Et comme notre hôte narre des souvenirs de la « Muette », conte des anecdotes sur l'accueil réservé par le romancier vaudois à ses hôtes et le décrit questionnant sans trêve, Gide manifeste un intérêt passionné, voudrait voir naître sous peu un livre qui serait la peinture de Ramuz intime.
Les heures ont passé comme elles pouvaient le faire au contact d'un homme étrangement plus humain, plus sensible et plus solidaire que tant de gens ne se sont évertués à le montrer. Il y a belle lurette que nos craintes ont fondu !..
En somme, St-Thomas prônait une excellente méthode. »

Jean Nicollier, Gazette de Lausanne, 31 janvier 1948

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