jeudi 17 novembre 2011

Quelques anecdotes de Gisèle Freund


 
La belle exposition Gisèle Freund, l'Œil frontière, Paris 1933-1940, se poursuit jusqu'au 29 janvier à la Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent, en partenariat avec le Fonds Mémoire de la création contemporaine (Fonds MCC) et l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC). La dernière rétrospective consacrée à la photographe remontait à 1991 au Centre Pompidou.

Mais fin 1980, la Galerie Canon, à Genève, exposait une trentaine de photographies de Gisèle Freund. Isabelle Martin l'avait alors rencontrée et recueillait quelques anecdotes assez drôles, sur le portail de Michaux, le portrait de Valéry après celui d'une pissotière, ou encore sur la pose non posée de Gide... L'occasion aussi d'entendre la voix de Gisèle Freund...






Rencontre avec Gisèle FREUND,
photographe :« Il faut aimer les visages »

SES portraits d'écrivains, d'artistes aussi, sont célèbres. Pourtant, Gisèle Freund se considère avant tout comme une photojournaliste. non comme une portraitiste. Sa vie professionnelle, ce sont ses reportages : en France (où elle s'est fixée dès 1933, fuyant le nazisme), en Amérique latine et plus particulièrement au Mexique où elle a vécu deux ans, en Angleterre, aux Etats-Unis, au Japon, etc. Les portraits, eux, ont été faits « pour son plaisir ». Plaisir qu'on peut partager en se rendant jusqu'au 2 décembre, à la galerie Canon, à Genève, qui expose une trentaine de ces portraits.
Quand on lui demande comment et pourquoi l'idée lui est venue de faire ces portraits, Gisèle Freund répond qu'elle a dès sa jeunesse manifesté un très vif intérêt pour la littérature, au point de vouloir écrire elle-même. A Paris, où elle poursuit à la Bibliothèque nationale les recherches nécessaires à sa thèse sur l'histoire de la photographie en France au XIXe siècle (commencée à l'Université de Francfort et soutenue en Sorbonne en 1936), elle se lance dans le photoreportage pour gagner sa vie : « Avec trois reportages par mois, dit-elle, je pouvais me payer mes études. » Elle fait la connaissance d'Adrienne Monnier, dont la petite librairie et bibliothèque de prêt au No 7 de la rue de l'Odéon (en face de Shakespeare and Co, autre librairie-bibliothèque-maison d'édition, tenue par Sylvia Beach, qui avait édité l'Ulysse de Joyce en 1922), est un lieu de rencontre pour les écrivains. Adrienne Monnier se prend pour elle d'une affection maternelle, alors qu'au même moment, Jean Paulhan, directeur de la NRF et éminence grise des lettres, lui voue une amitié paternelle. Grâce à eux, elle rencontre Valéry, Gide, Michaux et tous les écrivains que Paulhan recevait chaque mercredi.
Elle commence à faire des portraits, d'abord en noir-blanc, puis dès 1938, en couleurs. « Mes trois premières photos en couleurs, écrit-elle dans Mémoires de l'œil(1), furent la vitrine d'un coiffeur, les feux au coin d'une rue, et une pissotière; les deux suivantes, les visages de Paul Valéry et d'Adrienne Monnier. Mais, dit-elle, « mon premier portrait d'écrivain a été celui de Malraux, en 1935; c'est aussi ma première et ma dernière commande (Joyce mis à part) dans ce genre. Il est venu chez moi -j'habitais alors un petit logement avec une grande terrasse – et j'ai fait de lui ce portrait « cheveux aux vent » devenu célèbre, qu'il aimait tant. »
Gisèle Freund se veut une photographe « réaliste ». Elle ne travaille pas en atelier, mais se rend chez ses modèles, et ne retouche jamais les photographies qu'elle prend avec son petit Leica (un cadeau de son père pour son bac), sans flash ni objectif déformant : « Le 35 mm. j'en ai horreur, cela déforme tout. » L'essentiel dans un portrait, c'est de « faire ressortir le meilleur du modèle. Il faut aimer les visages. »
Comment se passe une séance ? Une fois sur place, répond Gisèle Freund, je dis à mon « modèle » de faire comme si je n'existais pas. Nous parlons de lui, de ses projets. C'est ainsi, au cours d'une discussion amicale, que j'ai pris ce gros plan d'Ivan Illitch, que je considère, parmi mes dernières photographies, comme une des meilleures. Mais je ne demande jamais à un écrivain de poser. La « pose » qu'il peut y avoir dans le portrait de Gide surmonté du masque mortuaire de Leopardi est donc naturelle... « Pourquoi, ai-je un jour demandé à Marcel Duchamp, les écrivains sont-ils si difficiles a photographier ? ». Il m'a répondu que cela était dû au fait que les écrivains veulent toujours poser, mais qu'au contraire des peintres, ils ne savent pas poser.
Le premier public d'une photographie, c'est le sujet lui-même. Or, les réactions de ses modèles, sur le moment, ont toujours été négatives : « Je me souviens d'une soirée chez Adrienne Monnier, à laquelle assistaient notamment Valéry et Breton, où furent projetés sur un drap quelques-uns de mes portraits. Tous les écrivains présents étaient atterrés ! Il faut dire que la mode était alors au « pictorialisme », à la photo retouchée, où l'on ne voyait pas, comme dans les miennes, tous les détails de la peau. Cependant, avec le temps, tous les écrivains dont j'ai fait le portrait sont revenus sur leur premier jugement. D'ailleurs, j'ai toujours montré mes photographies aux écrivains et je ne les ai jamais publiées sans leur accord puisqu'ils étaient aussi, souvent, mes amis. Seule exception : je n'ai pas osé montrer à Claudel le portrait que j'avais fait de lui, à cause de Mauriac qui, l'ayant vu. avait dit : « Comme il a l'air méchant ! Cet homme ne peut parler qu'à Dieu. » Vingt ans plus tard, Claudel a vu enfin son portrait, qui lui a plut ! » A propos de Michaux, qui déteste les photographes et qu'elle est la seule avec Brassai à avoir pu approcher, Gisèle Freund raconte cette anecdote : Michaux sort de chez lui (il habite une maison avec un beau portail du XVIIe siècle) accompagné de Kerouac, lorsqu'il voit une dame munie d'un appareil photo qui s'avance vers lui... et le prie, à son grand soulagement, de bien vouloir s'écarter : c'était le portail qu'elle voulait photographier ! vi Y a-t-il des écrivains célèbres dont Gisèle Freund n'a pas voulu faire le portrait ? « Céline, Jouhandeau. Ezra Pound : j'ai dit non. » Et d'autres dont elle aurait voulu faire le portrait ? Ah oui. Camus, un ami, ou Roland Barthes, ou encore Saint-Exupéry.
Et il y a aussi des portraits perdus, pendant la guerre. Pourtant sous l'Occupation, Gide, Valéry et Claudel épinglés au mur de sa chambre dans le Lot lui ont permis d'obtenir plus facilement un visa pour se rendre en Amérique latine : le gendarme dépêché chez elle considéra avec respect l'auteur des portraits de ces célébrités. « Ça,.c'est la France ! », commente Gisèle Freund.

Propos recueillis par Isabelle MARTIN

(1) Mémoires de l'œil, album illustré, a paru au Seuil, comme Photographie et Société, dont le premier chapitre s'inspire de la thèse de Gisèle Freund (Coll. Points). Parmi les autres livres encore disponible : Le monde et ma caméra (Denoël-Gonthier).


L'article paru dans le Journal de Genève du 22 novembre 1980
illustré d'un portrait d'Henri Michaux (cliquer pour agrandir)







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