samedi 31 décembre 2011

L'année est presque close...


Gide aux côtés de Borchardt et Bruckner au Museum Ludwig de Cologne, 
l'un des 48 portraits de l'artiste Gerhard Richter, 
photographie de Fabian Fröhlich (source)


 
Voici le 139e et dernier billet d'une année tout aussi riche que la précédente. Si vous vous souvenez du premier bilan dressé lors de l'assemblée générale de l'Association des Amis d'André Gide, 2012 ne devrait pas voir ralentir le nombre de publications et d'études consacrées à Gide. Lors de cette même assemblée générale Martine Sagaert nous signalait la très brillante thèse d'une étudiante croate à laquelle le jury donnait le matin même ses félicitations. Son sujet : « Les gestes d'amour et l'amour des gestes chez Gide ». Aujourd'hui encore j'apprenais que Michael Allan travaillait à la correspondance de André Gide avec Taha Hussein... Bref la liste des évènements attendus en 2012 devrait encore s'allonger.

2011 marque également une nouvelle hausse de la fréquentation de ce blog prouvant elle aussi que l'intérêt pour Gide ne faiblit pas. Chaque mois quelques 3000 visiteurs font entre 12 et 15000 passages par ce blog, dont un tiers de fidèles que je remercie très sincèrement. Tout comme je remercie les webmestres des blogs et sites amis d'où viennent 26% de ces visiteurs. Parmi les nouveaux liens : les Amis de Ramuz via leur site et leur blog, et un site consacré à Montherlant. Je ne peux que vous encourager à aller découvrir tous ces univers parfois proches de celui qui nous occupe ici, mais aussi parfois totalement différents et propices aux découvertes.

Toujours à propos de Ramuz, vous trouverez dans la rubrique vidéo du blog le petit film tourné lors de la visite de Gide à l'écrivain lors de l'hiver 1933, alors qu'il venait superviser la mise en scène des Caves du Vatican par les Bellettriens. Deux autres documents viennent d'être ajoutés à cette page : la longue interviou de Jean Schlumberger par Roger Stéphane sur les débuts de la NRF et un reportage très émouvant sur l'exposition Gide de Bruxelles en 1970. Pierre de Boisdeffre interroge Catherine Gide, Jean Warmoes, le conservateur, et Carlo Bronne, écrivain et président du conseil de la Bibliothèque royale.

Enfin, et pour finir l'année en beauté, 25 nouveaux documents ont été ajoutés à la page des ressources en ligne, parmi lesquels « Amitié de Gide » de Curtius, le « Témoignage » de Thomas Mann, un « Gide et Maurras » de Paul Gilbert, l'étude « Andre Gide and Roger Martin Du Gard: For and Against Commitment » de Catharine Savage-Brosman, ou encore « Jef Last and André Gide : The record of a friendship » de Basil Kingstone. A noter aussi deux articles de Diana Adriana Lefter et Irina Aldea qui me permettent de vous annoncer enfin la tout récente mise en ligne des actes de la conférence qui s'est tenue en juin à Piteşti « Langue et littérature, Repères identitaires en contexte européen » (2001, vol. 8, I) où figurent : « Spatialité dramatique et construction(s) de l’espace dans le théâtre d’André Gide » par Diana-Adriana Lefter, et « L’alterité comme composant poïetique dans la correspondance entre André Gide et Roger Martin du Gard », par Irina Aldea.

Il y a désormais 308 documents en ligne recensés : 237 en français, 58 en anglais, 6 en allemand, 2 en castillan, 2 en catalan, 1 en italien, 1 en portugais et 1 en néerlandais. Si je peux formuler un souhait pour 2012, c'est bien que cette ouverture vers des études de toutes les langues et de tous les pays se poursuive. Si vous souhaitez ajouter vos articles à la liste et que vous ne savez comment les mettre en ligne, n'hésitez pas à faire appel à moi ou à me signaler le lien. Une ouverture que permet aussi le très vivant groupe qui compte désormais 65 membres qui s'échangent tous les jours des informations, liens, photographies, documents, questions-réponses... En attendant de vous retrouver sur Facebook ou de vous lire au bas de mes petits billets, je vous adresse à tous mes meilleurs vœux.

Bonne année 2012 !



lundi 26 décembre 2011

Echec de la vente Green


La dispersion des manuscrits, lettres et objets de Julien Green fin novembre à Genève, pour éviter toute préemption de l'Etat français et les « mandibules d'insectes chercheurs déjà desséchés » (dixit Eric Green), n'a pas connu le succès escompté. A moins qu'on ne puisse parler d'échec mérité ? La plupart des manuscrits n'a pas trouvé preneur : ni celui d'Adrienne Mesurat estimé à 150.000 CHF (120.000€), ni Mont-Cinère, estimé au même prix, ni Léviathan estimé à 200.000 CHF (160.000€). Sur les 2,5 à 3 millions d'euros espérés au total, les résultats atteignent tout juste la barre des 200.000€.

Les deux seuls manuscrits qui ont trouvé un acquéreur sont ceux, mineurs, de Ralph et la quatrième dimension et Dionysos ou la chasse aventureuse (18.000 CHF, estimés à 20-30.000 CHF chacun). Ce sont également les meilleures ventes réalisées, suivies par la volumineuse correspondance avec Jacques Maritain (17.500 CHF, estimée 15-20.000 CHF). A noter que la quatrième meilleure vente concerne le lot 172, la correspondance avec André Gide. Les 14 lettres autographes signées et 5 lettres signées datées de 1927 à 1949 ont été adjugées 8.000 CHF (6.000€), soit l'estimation basse.

samedi 24 décembre 2011

Un normand illustre

Dessin de Chaunu pour l'exposition Normands Illustres

mercredi 21 décembre 2011

Souvenirs de Jean Meyer


Après les trois représentations données par les Bellettriens en 1933, les Caves du Vatican font l'objet d'une nouvelle mise en scène à Paris fin 1950. Jean Meyer, metteur en scène et acteur dans le rôle de Protos, raconte ses souvenirs à Louis-Albert Zbinden dans la Gazette de Lausanne du 18 février 1961 (où ces souvenirs sont mis en parallèle de ceux d'Auguste Martin, le Lafcadio de Belles Lettres). J'illustre cet article par les personnages de la pièce tels que les présentait la revue Paris-Match n°92 du 23 décembre 1950.


"LA CREATION A PARIS
Une interview de Jean Meyer


Un emploi ne saurait être que glorieux
Quand il part du pouvoir qui m'envoie en ces lieux...

SUR la scène du Palais-Royal, Jean Meyer égrène les derniers vers de Tartuffe. Je l'entends de sa loge, qui communique directement avec le plateau. Rideau : voici l'acteur-metteur en scène. Il m'a donné rendez-vous ici, sans savoir ce que je désire. Il me faut la surprise, son premier mot, quand je lui dirai « Caves du Vatican ». Le moment est venu. Je le lui dis, tandis qu'il quitte sa défroque d'imposteur : « Caves du Vatican ». Ce mot l'immobilise, les bras à moitié retirés des manches et la tête dans le jabot. Il me répond : « Conte de fée ! ». Puis il tourne vers moi le haut d'une face radieuse et étonnée.
— Je dis conte de fée, parce que c'est cela qui vient d'abord, quand on veut désigner quelque chose de merveilleux et de magique. J'entends par là que du début à la fin, nous avons travaillé dans un climat d'exaltation, de joie où tout, grâce à Gide, était redécouvert, réinventé. Il y avait comme un charme dans tout cela.
— Est-ce vous qui avez eu l'idée de monter ce spectacle ?
— J'avais, peu avant, relu l'œuvre de Gide dans la collection « Ides et Calendes »(1). C'est au moment de cette lecture que mon projet se forma.
— Vous saviez que les « Caves du Vatican » avaient été portées à la scène déjà auparavant !
— Je le savais, sans détail. Je connaissais l'expérience de Madame Lara (2) au studio des Champs-Elysées, avant-guerre. Ç'avait été un échec. Madame Lara avait cru devoir ajouter un tableau final de son cru, où l'on voyait Lafcadio en masque et Protos en banquier, vivant enfin ce qu'ils avaient rêvé d'être. Gide avait peu apprécié cette initiative et d'un mot avait fait un sort à ce maquignonnage en disant : « Résolument coupé par l'auteur ! » Je connaissais aussi la tentative faite par les belletriens de Lausanne, mais je ne tins pas compte de ces précédents. Mon intention était de partir à zéro avec l'auteur. Avant de lui en parler, je fis part de mon projet au comité de lecture de la Comédie française et j'eus tout de suite l'accord de notre administrateur, M. Touchard. C'est avec ce dernier que je fis les premières démarches. Nous partîmes tous les deux pour Juan-les-Pins où Gide se trouvait alors en séjour. C'était le début de l'été de 1950. Gide nous reçut, nous écouta et accepta. Deux mois plus tard, je repartais seul, vers la Sicile où Gide s'était déplacé entre temps. C'était à Taormina dans les fleurs, entre la mer et l'Etna. J'y passai une semaine au cours de laquelle nous préparâmes le plan de la pièce.
— Ce travail absorbait-il Gide ?
— Non, il avait d'autres activités. Ainsi, le matin, dès sept heures, il faisait du latin. Il avait redécouvert Virgile, le lisait en profondeur, cherchant l'homme sous les mots, s'émerveillant sur les métaphores et la syntaxe. Après, nous passions aux « Caves » Mais tout fut mené rondement quand même et le 13 septembre, à Paris, nous commencions les répétitions. Elles durèrent trois mois, jour pour jour, puisque la générale eut lieu le 13 décembre.
— Des photographies montrent Gide; assistant à ces répétitions...
— Son attention fut continue. Il était de toutes les séances. Il devait s'y plaire, y trouver un jeu excitant pour l'esprit. Le soin qu'il avait apporté à la construction de la pièce, il l'apporta dans le choix des acteurs.
Il voulut que Lafcadio fût Roland Alexandre, Carola Jeanne Moreau, Fleurissoire Chamarat. Enfin il suivit toute la mise en scène, ne se contentant pas de donner son avis de son fauteuil. Il se levait, joignait le geste, à la parole, prenait la place de l'acteur, donnait la réplique. Je me souviens d'une porte qui l'occupa longtemps. Il s'agissait de l'ouvrir, de la passer et de la laisser entrebâillée, pour faire sentir qu'un autre personnage arrivait derrière. Gide manœuvra cette porte de cent façons jusqu'à ce qu'il ait trouvé la bonne.
— Et vous le laissiez faire !
— Non seulement je le laissais faire, mais je l'écoutais avec attention et profit. J'ai beaucoup appris à son contact. Je peux dire qu'il y a, à ma connaissance tout au moins, deux auteurs qui ont le sens de la scène : Gide et Jules Romains.
— Gide reconnaissait-il ses personnages au fur et à mesure qu'ils prenaient forme sous ses yeux ?
— Pas toujours. Un après-midi, il croisa en coulisse Georges Chamarat, dont l'œil est clair et rond. « Tiens, dit Gide, je ne me souvenais pas d'avoir donné à Fleurissoire des yeux d'alose ! »
— Enfin arrivèrent les représentations dont la première fut donnée en présence du Président de la République. Malheureusement, la presse ne fut pas chaleureuse. Dussane donna le ton en comparant le spectacle à une omelette norvégienne.
— Oui, hélas, et Gide fut très affecté par l'hostilité de la critique. Gautier écrivait que notre spectacle était bâtard, entre le cinéma et le Châtelet. « On me traite comme un débutant ! » me confiait Gide. C'était l'ombre au tableau, ce tableau qui, dès le début, n'avait été que joie et lumière et où l'exaltation de la création rejoignait l'amitié. Ce fut regrettable, car ce qui fut sa dernière joie fut aussi sa dernière peine (3).

Louis-Albert Zbinden"

(Gazette de Lausanne, 18_19 février 1961)


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Notes :
(1) Maison d'édition de Richard Heyd en Suisse
(2) Sic, pour Yvonne Lartigaud
(3) La critique ne fut pas aussi unanimement mauvaise : voir le dossier de presse de la pièce.
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 Roland Alexandre dans le rôle de Lafcadio (Paris Match, 23/12/50)



André Gide et Roland Alexandre lors des répétitions 
des Caves du Vatican en 1950


Balade gidienne à Uzès


Feuillets gidiens offerts à Uzès par N. Chaîne
Le musée d'Uzès s'apprête à prendre ses quartiers d'hiver : vous n'avez plus que jusqu'au 31 décembre pour aller y découvrir la salle Gide, récemment enrichie d'objets offerts par Catherine Gide.

Poussez ensuite votre balade gidienne jusqu'à la médiathèque qui présente quelques papiers gidiens retrouvés dans le coffre fort de Cuverville et offerts par son actuel propriétaire à la ville d'Uzès.

Place aux herbes, la librairie Le Parefeuille, après avoir reçu de nombreux invités dont Roger Grenier, Alban Cerisier ou le biographe de Gide Pierre Lepape, prolonge son exposition sur le centenaire des éditions Gallimard jusqu'au 2 janvier.

Et pour finir vos pas vous conduiront jusqu'au très beau cimetière protestant où reposent les grands-parents d'André Gide.





Plus d'informations sur le site de la ville d'Uzès.

mercredi 14 décembre 2011

Belles-Lettres et les Caves du Vatican (3/3)




Epilogue

La polémique autour des Caves du Vatican par les Bellettriens a contribué à donner plus d'importance que l'évènement n'en méritait. La présence de Gide et sa collaboration active au projet y sont évidemment pour beaucoup. Cette polémique a surtout laissé croire que l'entreprise fut au mieux un scandale, au pire un échec. Si bien qu'en 1950, alors qu'on monte de nouveau les Caves, mais à Paris cette fois, le jeune journaliste Franck Jotterand (il avait 10 ans en 1933) ne sait plus qui croire. Sur la – mauvaise – foi des anciens de la Gazette, il écrit dans celle du 2 décembre 1950 :

« Rive droite, Rive gauche
 « Ne vous moquez jamais d'un cabinet qui tombe. » Ce n'est plus le moment de rire. Les changements de ministère ont excité jusqu'alors la verve des chansonniers. Aujourd'hui, le spectacle est plutôt navrant. Corée, Indochine, réarmement allemand... Une atmosphère d'apocalypse. Et pourtant, la vie continue, le couple royal du Danemark est reçu par le président de la République qui arbore son plus large sourire pour la photo officielle, alors que tout à l'heure il a reçu le ministère chancelant ; le ballet national américain danse de joie aux champs-Elysées ; les enfants attendent Noël ; et Gide s'enfonce, lugubre, dans les Caves du Vatican.
EN SORTIRA-T-IL ?

Les difficultés ont déjà commencé entre le metteur en scène des Caves et le lauréat du Prix Nobel. On dit que des drames éclatent à chaque répétition à la Comédie française. Les spécialistes prétendent qu'il faut changer le texte, que ce n'est pas du théâtre ; André Gide répond que c'est du Gide et que cela suffit. Ce sont en somme les mêmes discussions qui emplissaient l'air lausannois de leur tumulte, il y a 27 ans, alors que le célèbre romancier, invité par Belles-Lettres, adaptait son roman à la scène.

LAFCADIO LAUSANNOIS

Les Bellettriens savaient qu'une dame pleine de bonnes intentions avait monté la pièce à Paris, dans une adaptation de son cru. Ils demandèrent à Gide, qui à cette époque corrompait la jeunesse autant que Sartre corrompt celle d'aujourd'hui {dixit un père au nom de plusieurs), de revoir cette adaptation et d'en faire profiter leur théâtrale. Le grand homme accepta. C'était en 1933. En deux mois il tira 18 tableaux de son roman, choisit les acteurs idoines, dont un Lafcadio insurpassable, aujourd'hui marchand de charbon. Comme le grand soir approchait, on recourut enfin aux bons soins d'un homme de théâtre, M. Béranger, pour s'occuper de la mise en scène. Le ton alla montant jusqu'à la générale.
Le public ingurgita le prologue en moins de deux, passa l'entracte à parler Nourritures terrestres et Corydon et affronta d'un cœur serein la suite du spectacle. Une demi-heure plus tard, on entendait claquer le premier strapontin du premier spectateur qui sortait. Deux heures se passent. Des rangées entières se vident. A 2 heures du matin, le rideau tombait parmi les vociférations des machinistes et dans le silence de la mort. Il restait quatre personnes, dont Gide, qui s'enfuit, poursuivi dans les coulisses par l'actuel secrétaire du Théâtre qui voulait l'obliger à prendre sa part des responsabilités. Ce fut mémorable. Gide songe-t-il à Lausanne, en préparant sa grande première pour le Tout-Paris ? »


Le marchand de charbon et ancien Lafcadio indépassable écrivait à son tour à la Gazette pour corriger les élans satiriques du journaliste, auteur dramatique, critique littéraire et ancien Bellettrien lui-même. La lettre d'Auguste Martin à Franck Jotterand paraissait dans un rectificatif de la Gazette de Lausanne du 2 février 1951 :

« A propos des « Caves du Vatican »

Nous avions laissé entendre, lors de notre critique des « Caves du Vatican » créées par la Comédie-Française — après les Bellettriens de Lausanne — que le Lafcadio au béret vert considérait actuellement la part qu'il avait prise à ce spectacle comme une erreur de jeunesse. Il veut bien nous assurer qu'il n'en est rien, et nous envoie, avec un recueil de vers qui prouve que sa muse a toujours vingt ans, une lettre aimable dont nous extrayons ces quelques passages :

Cher Monsieur,
J'ai été assez amusé par le rappel que vous faites, dans la « Gazette », d'un passé déjà lointain.
En revanche, l'image que vous donnez de la représentation, à Lausanne, des fameuses « Caves », m'a quelque peu inquiété ; en effet, si la pièce était indiscutablement ratée — le découpage ayant été fait à la hâte et sans guère tenir compte des exigences de la scène — la représentation eut lieu dans une atmosphère plutôt sympathique ; elle dura jusqu'à minuit (la première, à Montreux, s'était terminée à une heure du matin, devant une salle pleine, et Gide avait supprimé des scènes entières pour Lausanne) ; contrairement à vos affirmations, la salle ne s'est nullement dégarnie, mais, à la fin du spectacle, applaudissait très honnêtement, et réclamait l'auteur, qui, sauf erreur, refusa de paraître. Ce refus n'a, d'ailleurs, rien de surprenant, l'accueil fait à André Gide par la presse lausannoise ayant été d'une unanime malveillance.
Auguste Martin.

J'avais averti mes lecteurs que mon âge ne m'ayant pas permis d'assister aux « Caves du Vatican » en 1933, je rapportais les dires de plusieurs spectateurs. Je suis d'autant plus heureux d'entendre un son de cloche différent.
Franck Jotterand. »


En 1952 Auguste Martin donnait son témoignage dans un article intitulé « Les Caves du Vatican 1933 » dans la Revue des Belles-Lettres (n°6, novembre-décembre 1952, Genève). Et dans un dossier consacré à l'influence de Gide en 1961, dix ans après sa mort, la Gazette de Lausanne l'interrogeait de nouveau :


« La création à Lausanne des Caves du Vatican

En novembre 1933, André Gide, l'explorateur et naturaliste fameux, s'arrêta parmi nous et parut s'intéresser quelque temps à notre peuplade – celle des Belletriens de Lausanne – qui s'étaient mis en tête de représenter, pour leur fête annuelle, la pièce tirée des Caves du Vatican.
L'entreprise était audacieuse, la pièce boiteuse, et l'atmosphère de Lausanne réfrigérante. Gide, qui connaissait La Brévine, ne dut pas être autrement surpris. Evidemment, il sentait le soufre de plus en plus ; sa notoriété de mauvais aloi se compliquait alors d'un retour de l'URSS déplorable [le Retour de l'URSS date bien sûr de 1936, ndla]. Et, pour certains, le seul nom de Gide s'étalant sans abréviation sur des affiches en pleine ville, constituait une offense à la moralité publique. Si son faciès avait été plus connu, bien des mères de famille eussent, à l'approche du réprouvé, rappelé leurs enfants jouant dans la rue. Cependant, Gide allait et venait comme si rien n'était, l'air plutôt content de lui-même.
Il faut reconnaître qu'il était doué d'un certain cynisme. Comme il l'écrit très bien dans son Journal, il « faisait semblant » de surveiller les représentations de sa pièce. En réalité, un sourire quelque peu satanique plissant son masque mongol, il restait là à observer les auteurs novices que nous étions, s'amusant fort de nos maladresses. Il ne disait strictement rien, et paraissait enchanté quand notre répétiteur, directeur de théâtre style sergent-major, m'écrasait de son mépris si je hasardais une remarque, dont la pertinence ne m'échappait pourtant pas – à moi...
J'avais eu l'honneur d'être choisi par le Maître, bien par hasard, pour tenir le rôle de Lafcadio. Une fois désigné après avoir prononcé quelques répliques dans vue scène dont je comprenais mal le sens, je pensai utile de lire les Caves du Vatican. J'en appris ainsi de drôles sur le compte de mon personnage, et sur ses curieux liens de parenté avec la famille Baraglioul. Et c'est finalement avec beaucoup de plaisir que je me mis dans la peau de ce Hamlet peu tragique, mais poussant jusqu'au crime le plus gratuit le besoin de se prouver son existence et en même temps l'absurdité de celle-ci.
C'était une chance inespérée pour un jeune homme timide comme j'étais, que de pouvoir approcher André Gide. J'ai eu ainsi l'occasion de le voir seul deux ou trois fois. Dans la crainte de ne rien dire d'intelligent, je ne parlais guère. Et j'avais mieux à faire en l'écoutant.
Sa présence était plutôt curieuse, un peu gênante tant il se donnait de peine pour ne pas gêner son interlocuteur, pour ne pas le blesser, et pour faire oublier qu'il était un homme célèbre. S'il y avait bien quelque cynisme dans ce visage, assez « pasteur protestant » par ailleurs – dont l'impassibilité était habitée par un regard d'une mobilité extrême, on y distinguait aussi une sorte de tendresse aiguisée, cruelle peut-être, attentive aux réactions intérieures d'un être aux signes révélateur de sensibilité. Sa connaissance des méandres psychologiques et sentimentaux de l'homme – il en adonné suffisamment de preuves – était évidente. Et l'on percevait constamment dans sa conversation, dans la retenue de sa voix, la nécessité de donner à l'expression d'une idée ou d'un sentiment les inflexions les plus justes, aux mots leur sens le plus « utile ». Je me rappelle la façon si simple et convaincante dont il me parla de Dostoievski, en particulier, de l'Esprit souterrain, œuvre pour laquelle il avait une très grande admiration. Bien que je n'aie jamais été « gidien », je n'ai pu m'empêcher d'éprouver pour cet homme qui semblait à la fois heureux et tourmenté, du respect et de l'affection. « Il est difficile de bien vieillir », me disait-il d'un air amusé ; en apparence tout au moins, il ne s'en tirait pas trop mal.
Pour en revenir aux « Caves », les trois représentations que nous en avons données ne furent nullement le jour que pouvaient laisser prévoir de bien évasives répétitions. Notre troupe, nombreuse, et hétéroclite à souhait, anima honnêtement les tableaux de la « sotie » (17 primitivement). A part celui de Lafcadio, presque tous les rôles étaient des rôles « de composition », avec quelques travestis et, quand même, deux charmantes jeunes femmes (des véritables). Notre fête annuelle nous réserva des joies profondes ; Montreux nous supporta avec une bonne volonté exemplaire, jusqu'à une heure du matin, mais elle fut la seule ville à avoir droit à la version in extenso du chef d'œuvre. Lausanne et Genève durent se contenter d'un abrégé qui, s'il donnait plus de vivacité à la pièce, la rendait un peu moins intelligible.
André Gide ne parut pas impressionné par nos talents et les charmes des acteurs belletriens, qui ne peuvent, malgré leur singularité, rivaliser avec ceux des aborigènes du Tchad ou du Congo. Tout au plus note-t-il, dans son Journal, à propos de la représentation de Genève : « Il (le public) suivait le dialogue, et chaque drôlerie portait aussitôt que les acteurs inexpérimentés consentaient à la faire valoir. Il n'eût tenu qu'à eux d'intéresser et d'amuser bien davantage. »
Par la suite, il parla pourtant avec beaucoup de gentillesse de cette aventure, et de ce qui fut, malgré tout, une grande « première mondiale »... »




A lire aussi sur ce sujet :

De Auguste Martin : « Les Caves du Vatican 1933 » (Revue des Belles-Lettres, n°6, novembre-décembre 1952, Genève)
De Pierre Beausire, qui tenait le rôle du second speaker : « André Gide à Lausanne » (Écriture, n°14, 1978, Vevey, Éditions Bertil Galland), et « Scène XII ou « le point de vue du speaker » ». (BAAG, n° 72, octobre 1986, p. 92).
De Irène de Bonstetten : « André Gide et Belles Lettres » (BAAG, n° 61, janvier 1984, pp. 47-54) et « Belles Lettres, Les Caves du Vatican et Gide à Lausanne en 1933. Présentation d'une lettre d'un des acteurs [Arthur Martin] » (BAAG, n° 72, octobre 1986, pp. 87-92).
De Jean-Pierre Borle, un autre acteur de la troupe de l'époque : « Souvenirs » [de la représentation des Caves du Vatican à Lausanne]. (BAAG, n° 72, octobre 1986, p. 87).
Et bien sûr l'étude de Jean Claude : André Gide et le Théâtre (Gallimard, Cahiers André Gide, 1992) et sa notice de Les Caves du Vatican, farce in André Gide. Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, vol. II (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2009, pp. 1391-1403)

mardi 13 décembre 2011

Menace à Cuverville

Après les tombes Gide à Uzès, c'est au tour du manoir de Cuverville d'être menacé : un permis de construire a été demandé pour implanter un bâtiment agricole à 80 mètres du château classé depuis 1970, dans un site classé depuis 1945 à la demande d'André Gide. Malgré les avis négatifs de la commune et du Service territorial de l'Architecture et du Patrimoine, la Commission régionale du patrimoine et des sites a donné son accord pour cette construction et le projet suit son cours comme si de rien n'était...



L'Association des Amis d'André Gide monte donc à nouveau au créneau et par la voix de son président Pierre Masson attire l'attention des services du ministère de la culture sur le risque imminent de voir ce site gravement défiguré. Le blog e-gide ne peut que se joindre à cet appel : en relayant dès aujourd'hui la lettre adressée à M. Frédéric Mitterrand, et en restant bien entendu très attentif aux décisions qui seront prises dans les prochains jours.





« Monsieur le Ministre,

    J’ai l’honneur de m’adresser à vous afin d’appeler votre attention sur le préjudice qui risque d’être infligé à un monument doublement historique du département de Seine-Maritime..
    Il s’agit du château de Cuverville, château du dix-huitième siècle, conservé dans son état originel, et qui a acquis une célébrité plus récente en raison des séjours longs et répétés qu’y a effectués André Gide pendant plus de cinquante ans, auprès de sa femme qui en était propriétaire, écrivant là la majeure partie de son œuvre. Le site fut classé en 1945, à la demande de Gide, et le château l’a été à son tour en 1970.
    Cette demeure, Gide l’a immortalisée à travers ses écrits, son Journal, ses Mémoires, sa correspondance, et surtout son roman La Porte étroite auquel elle sert de cadre essentiel. Elle a vu passer dans ses murs une bonne partie de l’élite littéraire du vingtième siècle, de Francis Jammes à Georges Simenon, en passant par Paul Valéry et Roger Martin du Gard.
    C’est à ce titre particulièrement que le château de Cuverville, grâce à l’hospitalité de son propriétaire, Monsieur Chaine, accueille chaque année des centaines de visiteurs venus de tous les pays, et généralement très familiers de l’œuvre de Gide, ainsi que des manifestations culturelles.
    Or, l’entrée de ce site est menacée d’être défigurée par la construction, à 80 mètres du château, d’un grand hangar agricole de 7 mètres de haut. Monsieur Chaine, qui pensait que le classement protégeait son domaine au moins dans un rayon d’une centaine de mètres (la pose de velux est interdite à 500 mètres du château), a tenté alors de s’opposer à cette construction. Alertés, le maire de Cuverville, puis les membres du Service territorial de l’Architecture et du Patrimoine (Madame Lelièvre, chef de service, et Monsieur Pusateri, architecte responsable des Monuments historiques) ont émis des rapports très négatifs à l’égard de ce projet.
    Malgré cela, la Commission régionale du patrimoine et des sites a donné son accord pour cette construction, et le dossier a été transmis pour décision définitive au Ministère de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement.
    Il paraît regrettable qu’une telle décision ne dépende pas du Ministère directement concerné, qui est celui dont vous avez la charge. C’est pourquoi, Monsieur le Ministre, au nom de l’Association des Amis d’André Gide, qui compte des centaines de membres à travers le monde, je me permets de faire appel à vous afin d’intervenir pour  préserver dans son intégrité ce site qui, par son charme naturel et en raison du prestige lié à la renommée d’André Gide, constitue l’une des plus remarquables demeures d’écrivains de notre pays.
    Je vous prie de croire, Monsieur le Ministre, à l’assurance de mes sentiments respectueux et dévoués.

Pierre Masson » (Président de l’Association des Amis d'André Gide)

Pourtant mis à l'honneur comme un lieu touristique important, 
le château de Cuverville est menacé par un projet de hangar agricole

lundi 12 décembre 2011

Belles Lettres et les Caves du Vatican (2/3)

(lire la première partie)



Gaston Bridel a tort. Non seulement les Bellettriens connaissent bien l'œuvre de Gide, mais en particulier les Caves du Vatican et le personnage de Lafcadio qui ne les laisse pas indifférents. Déjà en 1918, la Revue de Belles Lettres, leur avait consacré un article élogieux. L'association avait d'ailleurs invité Gide une première fois en 1927. Quant à Daniel Simond, « l'ancien » décrié par Gaston Bridel, il allait cette même année 1933 publier un premier article sur Gide intitulé « La Sincérité et le Sentiment religieux chez André Gide », dans la revue Présence.

Élevé dans la religion réformée, comme beaucoup des jeunes Bellettriens, Daniel Simond voyait un « frère aîné » en Gide, un précurseur dans la recherche d'une émancipation dans l'individualité si chère à la tradition protestante, ainsi qu'il l'explique dans cet article de Présence :

« Peut-être est-ce le combat qu'ici nous avons tous dû livrer au sein et en vertu de notre protestantisme originel – qu'il faut chercher l'origine, sinon la justification, de notre sympathie pour Gide. Car il a, lui aussi, dû livrer ce dur combat, et l'individualisme même des Nourritures terrestres atteste qu'il est sorti vainqueur, sans avoir pour autant trahi ce qui, selon nous, constitue la valeur essentielle et durable et le résultat dynamique de notre éducation protestante de la vérité et de la liberté. »(Présence, N°1, deuxième année, 1933, repris dans le recueil d’essais Antipolitique, Lausanne, Trois colline, 1941)

D'ailleurs les Bellettriens sont loin d'être de dangereux anarchistes. Ceux qui troquent leur célèbre casquette verte contre les costumes des personnages des Caves allaient devenir préfet de Lausanne (Jean-Jacques Bolens), professeur à l'Université de Saint-Gall (Pierre Beausire), avocat (Raymond Fonjallaz), pharmacien (J. Dubugnon)... Et dans le rôle de Lafcadio, le « violemment sympathique » Auguste Martin continuera bien à écrire quelques poèmes, tout en devenant marchand de charbons. 


Gide entouré de la troupe des Belletriens. Auguste Martin/Lafacadio 
est le deuxième en partant de la gauche, à droite à ses côtés, Pierre Beausire
(cliquer sur la photo pour l'agrandir)


Le comité de Belles-Lettres est quant à lui présidé par le latiniste Jean-Pierre Borle. C'est ce comité qui répond à la protestation des pasteurs Burnand et Pache dans la Gazette de Lausanne du mardi 26 décembre 1933. Réponse suivie d'une précision de la rédaction du journal annonçant une suite à l'affaire :


« Le comité des Belles-Lettres

A la suite de la protestation de MM. les pasteurs Burnand et Pache, relative aux dernières soirées théâtrales des Belles-Lettres, nous avons reçu la lettre suivante :

La protestation que vous avez accueillie dans votre journal exige que l'on renseigne le public sur le sens de l'effort fait par la Société des Belles-Lettres, effort digne d'ailleurs d'une meilleure compréhension.
Belles-Lettres, en transportant à la scène « Les Caves du Vatican » n'avait d'autre souci que de restituer aux lecteurs d'André Gide la pensée même de l'auteur, travestie de différents côtés pour des raisons diverses, aujourd'hui plus encore que jadis. Elle aurait ainsi dispensé les lecteurs futurs de perpétrer les funestes erreurs de leurs aînés.
Or voici de que des voix respectables couvrent de leur autorité une légende dont ils savent pourtant l'indiscutable exagération comme aussi la redoutable perversion, puisqu'elle encourage en définitive à lire Gide à la faveur d'un louche éclairage, ce qui n'est pas sans causer certains dommages spirituels dont l'auteur est tenu pour seul responsable.
Il faut le dire, Belles-Lettres et intimement convaincue, en dépit de la bonne foi des protestataires, qu'André Gide, s'il est un auteur difficile et d'une inévitable nocivité quand on se méprend sur le but qu'il poursuit, peut aider la jeunesse à se critiquer elle-même et à remplir cet élémentaire devoir de qui prétend être homme : chercher à être plus qu'à paraître.
Il est des écrivains plus rassurants, plus optimistes d'apparence, plus moralisants, il n'en est guère de plus averti, puisque aussi bien ce que nous propose son œuvre proprement littéraire est un appel à ne pas se laisser asservir par quoi que ce soit d'humain, de trop humain, fût-ce par un parti (ce qui n'exclut pas de sympathiser, ni d'adhérer à un parti).
Outre sa valeur morale, cette œuvre nous offre en plus un idéal de conduite intellectuelle, des plus nécessaires aujourd'hui, puisqu'elle met en évidence l'exigence de penser droit, en esprit non prévenu, rebelle aux a priori de toutes sortes.
Belles-Lettres ne saurait donc, sans se trahir, laisser déconsidérer une œuvre et un homme qui, trop soucieux de préserver la liberté de jugement d'autrui, a préféré laisser au lecteur le soin de réagir contre les attitudes de ses personnages, fût-ce à son détriment. .
C'est sur ce point précisément que le malentendu entre le public et l'œuvre d'André Gide mérite d'être dénoncé, d'autant qu'il revêt un caractère des plus tragiques qui se puisse. On ne saurait le taire quand une fois on l'a saisi dans sa flagrante injustice.

Le Comité de Belles-Lettres :
Le président: BORLE.
Le secrétaire : TROILLET.
L'auteur: GAVILLET.

Réd. — Dans la mesure où nous en avons saisi le sens (ce qui n'est pas chose aisée), la lettre ci-dessus nous paraît contenir des erreurs de jugement assez graves. La place nous faisant défaut aujourd'hui, nous renvoyons à demain les réflexions que nous désirons soumettre à ce sujet à nos lecteurs.


La suite tombait en effet le lendemain, dans le numéro 359 de la Gazette de Lausanne du mercredi 27 décembre 1933, signée Georges Rigassi. Lui-même ancien de Belles-Lettres et président de son comité central au début du siècle, député au Grand Conseil vaudois, Rigassi est journaliste à la Gazette depuis 1924 et en deviendra le directeur en 1939. Une « mise au point » qui, comme l'indique son sous-titre, veut montrer l'influence néfaste d'un Gide.


MISE AU POINT
(A propos de l'influence d'André Gide)

La réplique du Comité de Belles-Lettres qui a paru hier dans la Gazette appelle quelques réflexions que nous avons le devoir de soumettre à nos lecteurs, car la question soulevée par l'auteur de cette réplique — l'influence d'André Gide — est, comme on va le voir, d'une importance considérable.
Nous prions, au préalable, qu'on ne se méprenne pas sur nos intentions. En discutant de l'influence exercée par un écrivain dont nous connaissons l'intelligence subtile et le talent orné des plus redoutables séductions, nous ne voulons en aucune façon pratiquer je ne sais quelles brimades intellectuelles et nous ne réclamons aucune mesure de contrainte destinée à restreindre les droits de la pensée. La Suisse est un des rares pays où les individus jouissent encore de leur indépendance spirituelle, et nous souhaitons que notre pays conserve ce privilège dans une Europe où de grandes nations tendent de plus en plus à soumettre l'activité intellectuelle de leurs « sujets » à une sorte de caporalisme d'Etat.
Nous comprenons, d'autre part, qu'aux alentours de la vingtième année, des jeunes gens aient le goût de la fantaisie et du paradoxe, et soient enclins à ruer dans les brancards. L'inquiétude qu'ils ont de l'avenir, dans une société dont nous n'ignorons pas les défaillances ni les abus, nous paraît naturelle. Nous nous efforçons ici de faire preuve de la plus large compréhension à l'égard de la jeunesse moderne. Nous ne demandons pas mieux que de pouvoir compter sur son concours, au moment où il s'agit de faire promouvoir une doctrine qui, en face du matérialisme bourgeois et socialiste, affirme la primauté des valeurs spirituelles et qui permette d'instaurer un ordre politique, économique et social meilleur.
Cela étant rappelé, nous disons tout net que, de tous les écrivains contemporains, André Gide est non seulement celui qui est le moins apte à servir de guide à une jeunesse soucieuse d'un avenir meilleur, mais qu'il est un de ceux qui, à divers égards, peuvent exercer l'influence la plus pernicieuse sur de jeunes lecteurs.

Parmi les affirmations discutables que contient la déclaration insérée hier, il en est certaines auxquelles nous préférons ne pas nous attarder. Par exemple, proclamer la « valeur morale » de l'œuvre de Gide est si monumental qu'on ne peut que sourire, comme on fait à l'ouïe d'un de ces énormes paradoxes ou à la vue d'une de ces bonnes « blagues » dont nos étudiants sont volontiers coutumiers dans leurs accès d'exubérance : ils sont du reste les premiers à en rire après coup.
Avouons seulement que, dans le cas particulier, la plaisanterie est d'un goût douteux, ...et passons !
Nos trois jeunes thuriféraires de Gide paraissent plus sérieux lorsqu'ils déclarent rechercher dans l'œuvre de cet écrivain un idéal de « conduite intellectuelle ». Ce qu'ils prônent en lui, c'est, nous disent-ils, l'aide qu'il apporte aux lecteurs avides avant tout de penser librement, de s'affranchir de tout parti pris, de tout préjugé, de tout conformisme.
Nous accordons que tel fut le propos de Gide dans une partie de son œuvre ; mais ceux qui la connaissent dans son ensemble, cette œuvre, savent bien que cette guerre aux « préjugés » n'a pas tardé à se transformer en un singulier jeu de l'esprit où se mêlaient d'autres éléments, infiniment plus troubles que le seul désir du vrai, que cette poursuite des valeurs dites « gratuites » est devenue une sorte d'anarchisme intellectuel d'où tout sens du remords et même de la simple solidarité humaine est totalement absent, où l'homme est déchargé du fardeau de sa conscience pour pouvoir obéir sans entrave à tous ses instincts.
Comment ne pas apercevoir ce qu'il y a de périlleux, pour de jeunes êtres encore en pleine disponibilité, dans l'étrange intérêt que sous couleur d'émancipation morale, l'auteur de l'Immoraliste manifeste pour les dérèglements et les perversions humaines ? Et n'est-ce pas le cas de rappeler que le talent n'a pas le privilège de tout oser ?
Nous ne voulons pas faire du vertuisme ; nous croyons que l'art doit bénéficier de la plus large liberté dans les limites de la simple décence ; mais sachons pourtant rappeler, sans fausse hypocrisie, que le vice reste le vice, fût-il paré des plus séduisants atours, et que la vraie liberté ne s'obtient que par un dur combat et non par un lâche abandon aux instincts. Certes, on comprend que des hommes qui ont charge d'âmes jugent de leur devoir de mettre la jeunesse en garde contre cette œuvre à la fois subtile et cynique, qui exhale un parfum mortel et comme un relent de pourriture.

Ce n'est pas tout, il est un autre domaine où nous réclamons le droit d'apprécier Gide autrement que d'après les mérites proprement littéraires de son œuvre, un domaine où il a lui-même dissocié l'homme de l'artiste.
Contrairement à ce que prétendent ses avocats, l'auteur des Faux Monnayeurs, en effet, a pris parti de la façon la plus nette et il doit être désormais jugé en tant que partisan. Comme on sait, il a fait, il y a quelques mois, une profession de foi retentissante au communisme ; voici ce qu'il écrivait alors dans la Nouvelle Revue Française :
« Je voudrais crier très haut ma sympathie pour l'U. R. S. S., et que mon cri soit entendu, et ait de l'importance. Je voudrais vivre assez pour voir la réussite de cet énorme effort ; son succès, que je souhaite de toute mon âme, auquel je voudrais pouvoir travailler; voir ce que peut donner un Etat sans religion, une société sans cloisons. La religion et la famille sont les deux pires ennemies du Progrès. »
Ainsi, après avoir passé sa vie à s'affranchir de toute règle, à se dérober à toute autorité, l'écrivain vieillissant aboutit à ce résultat paradoxal : se convertir soudainement à la doctrine la plus exclusive de liberté qui soit au monde, courir le risque de subir au nom de sa nouvelle foi (c'est le mot qu'il emploie plus loin) la plus redoutable discipline qu'aucun despotisme ait jamais imposée à ses sujets. Au soir de la vie, Gide renonce au suprême dilettantisme intellectuel auquel il s'adonna jusqu'alors, pour embrasser avec enthousiasme la cause d'un Etat où l'homme est réduit à un rôle de machine, pour travailler à l'avènement d'une société sans âme, sans liberté, sans dignité, où les intellectuels doivent servir des maîtres inflexibles ou disparaître.
Et l'on voudrait nous interdire de critiquer et de dénoncer l'action d'un homme dont la responsabilité est ainsi ouverte sur le plan politique et social où il s'est délibérément placé ? Vraiment, de qui se moque-t-on ici ?

Encore une fois ; il nous plaît que nos cadets se préoccupent des choses de l'esprit et aspirent à un renouvellement ; nous comprenons qu'ils n'acceptent pas toutes les idées de leurs prédécesseurs et qu'ils le leur disent avec quelque rudesse; mais qu'ils choisissent précisément comme guide spirituel un écrivain dont l'œuvre entière est une longue révolte contre la règle chrétienne et dont le dernier avatar est une adhésion éperdue au bolchévisme des Sans-Dieu, voilà qui est de nature à inquiéter sérieusement. Nous le leur disons comme nous le pensons. Et parce que nous savons aussi que tels sont les sentiments de l'immense majorité de ceux de nos lecteurs qui ont porté jadis la casquette verte.
Croyez-nous : Gide est un mauvais maître pour la jeunesse, en un temps où la vraie liberté, celle qui doit être définie comme le droit de faire son devoir, est partout en déclin et où nous avons, en Suisse autant qu'ailleurs, besoin d'un redressement moral. De graves dangers nous guettent si notre jeune élite ne sait pas interpréter les signes des temps, si elle ne comprend pas que, pour sauvegarder dans l'Europe d'aujourd'hui un régime de liberté, il importe d'accepter une discipline consentie et d'en donner l'exemple.

Georges RIGASSI.


Un autre ancien Belletrien, qui a également été critique littéraire à la Gazette, mais aussi l'un des professeurs de Daniel Simond, donne un tout autre son de cloche dans une lettre adressée à Gide et montrée à la Petite Dame :

« … [Gide] me donne à lire une lettre exquise du professeur Edmond Gilliard, une des notoriétés de l'Université, où il y a cette phrase charmante : « Votre pièce est comme un cheval de Troie qu'on aurait introduit dans la ville, votre présence ici a été libératrice. » » (CPD, t.2, p.361)


(lire la troisième et dernière partie)

samedi 10 décembre 2011

Belles Lettres et Les Caves du Vatican (1/3)


Tout juste après une première expérience ratée avec le groupe « Art et Travail » en octobre 1933 à Paris, dans une adaptation d'Yvonne Lartigaud, les Belletriens de Lausanne sollicitent à leur tour l'autorisation de Gide pour jouer Les Caves du Vatican lors de leur fête de fin d'année. Repris par la tentation du théâtre, aiguillonné par la récente déception, Gide propose alors d'écrire avec eux une version pour la scène et se rend à Lausanne, avec Elisabeth Van Rysselberghe, le 10 novembre 1933. Ils y seront rejoints le 14 décembre par Maria Van Rysselberghe.

Ce séjour en Suisse est des plus remplis : Gide retrouve sa fille Catherine, en pension à La Pelouse, rencontre Ramuz à La Muette, sa maison de Pully, assiste à la prestation de serment du Conseil d'Etat de Genève... La présence de Gide ne passe d'ailleurs pas inaperçue lors du serment de Léon Nicole : « La presse socialiste assure qu'on remarquait parmi les assistants l'écrivain français André Gide », note le Journal de Genève du 5 décembre. « Depuis que je suis en Suisse, le drapeau rouge flotte sur l'hôtel de ville de Lausanne et sur celui de Genève », confie Gide à Maria Van Rysselberghe (Cahiers de la Petite Dame, tome 2, p.357).


A l'occasion de ce voyage, Gide rencontre Ramuz chez lui,
à La Muette, sa maison de Pully

Et voici qu'on annonce dans les agendas des journaux et aux portes des boutiques les trois représentations prévues le 10 décembre à Montreux, le 15 décembre à Lausanne, et le 18 décembre 1933 à Genève. L'un des jeunes Bellettriens, Daniel Simond, alors professeur au Collège de Morges et au Collège classique cantonal de Lausanne et qui est à l'origine du projet théâtral, donne même le mardi 12 décembre à la Radio Suisse Romande une « causerie » intitulée « André Gide et la Caves du Vatican ». C'est alors que paraît une première protestation dans la Gazette de Lausanne du samedi 16 décembre 1933 :

« Une protestation

Lausanne, le 12 décembre 1933.

Monsieur le Rédacteur en chef de la « Gazette de Lausanne ».

Monsieur,
Permettez-nous de solliciter respectueusement la publication de ces quelques lignes dans un des prochains numéros de votre journal.
Il est, dans le public de notre ville, des réactions puissantes, sinon généralisées, qui ne savent comment s'exprimer. Il conviendrait pourtant qu'elles ne restent pas tacites ou privées. Sans prétendre engager, en quoi que ce soit, la Rédaction de la « Gazette », nous venons vous demander d'accueillir une très brève et très nette protestation, qui soulagera, nous en avons l'intime conviction, la conscience de beaucoup de gens.
Sur les murs, et à la porte de nombreux magasins, ont été apposées, pendant plusieurs jours des affiches annonçant les soirées théâtrales de Belles-Lettres. Le nom de l'auteur de la pièce est mis particulièrement en vedette. Or ce nom est devenu synonyme, dans le public, et à juste titre, d'amoralisme, pour ne pas dire plus. Nous ne nous permettons pas, cela va de soi, de juger
l'homme. Nous ne méconnaissons ni le talent de l'écrivain, ni d'autres faces de sa personnalité comme de son œuvre. Mais nous sommes en droit de ne point oublier la position que M. André Gide a prise a l'égard de certains absolus de la loi morale ni l'action néfaste que tels de ses livres exercent sur la jeunesse.
Comment une société de jeunes hommes n'a-t-elle pas senti l'inconvenance qu'il y avait à faire une publicité quelconque à cet auteur, chez nous et en ce temps où toutes les énergies doivent être tendues vers un redressement moral nécessaire ? Belles-Lettres elle-même ne nous a-t-elle pas invités, tout récemment, à un retour aux valeurs spirituelles, en organisant la conférence de M. Mounier ?
Des aînés en grand nombre, pères et mères de famille, des jeunes aussi, souffrent. C'est au nom de ceux-là que nous prenons la plume.
Veuillez agréer, Monsieur le Rédacteur, l'expression de nos sentiments distingués et dévoués,

Franz BURNAND, pasteur.
Th.-D. PACHE, pasteur.

Réd. — MM. les pasteurs Burnand et Pache, dans la lettre qu'on vient de lire déclarent ne vouloir engager en rien la rédaction de la « Gazette ». Nous tenons à les dispenser de cette réserve et à faire savoir que nous nous associons sans hésiter à leur juste et nécessaire protestation.
L'opinion qu'ils expriment est du reste aussi celle de nombre d'anciens Bellettriens qui, nous le savons, réprouvent énergiquement la grave erreur commise. »

Les Belletriens essaient de cacher à Gide « certains mauvais vouloirs, certaines attaques que la représentations des Caves avait eu à subir, même parmi les étudiants »  (CPD, t.2, p. 361), mais bien entendu cela intéresse Gide autant que le succès. Il fraye désormais depuis un mois dans la bonne société suisse et « il a trouvé ces gens bouchés, imperméables à ce qui se passe dans le monde » (Ibid. p.258) et cite ce mot resté fameux d'une de ses voisines de table : « Mais Monsieur Gide, c'est bien simple, si je n'avais plus de domestiques, je n'aurais plus le temps de tricoter pour les pauvres !!! ». Mot que Gide réutilisera d'ailleurs dans Robert ou l'Intérêt général...

La première représentation des Caves du Vatican en « 17 scènes adaptées du roman par l'auteur » à Montreux s'était prolongée jusqu'à une heure du matin. On coupa donc dans le texte pour la seconde, le 15 décembre à Lausanne. Maria Van Rysselberghe assiste aux répétitions et à la séance du soir :

« La pièce qu'on a déjà jouée une première fois à Montreux est sue, plus rien à changer, ce n'est plus qu'une question de changements de décors, de rapidité d'action et surtout d'éclairage; on insiste donc sur le commencement et la fin de chaque acte, passant tout ce qui n'a pas besoin d'être réglé. Dix-sept scènes, deux speakers, qu'on finit par mettre dans l'orchestre et qu'on voit de dos, éclairent eux-mêmes leur texte par des lampes de poche. Ces deux points lumineux dans le noir sont d'un excellent effet. Les rôles de femme, à l'exception de celui de Carola (ce qui prêtait au mauvais goût), sont tenus par des garçons, et excellemment; c'est tout à fait bon et fait ressortir le côté sotie sans tomber dans la charge. […] Lafcadio, avec lequel je parle un peu, est violemment sympathique, il ne fait pas une faute de goût, pas une faute de compréhension, son jeu est intelligent, mais trop intérieur, trop gris; il est racé, mais n'a rien du charme triomphant de Lafcadio; nature mélancolique, je pense, où l'amertume noie trop souvent le plaisir; il fait un peu protestant, on ne croit pas du tout qu'il ait mené une vie de sauvage au bord de l'Adriatique.
Protos n'est pas bon, il manque irrémédiablement de lyrisme, ne donne pas du tout le côté Robert Macaire du personnage. Anthime, intelligent, Julius pas assez, il n'a pas l'air de comprendre tout ce qu'il dit; Fleurissoire trop jeune, un peu caricature, très Töpfer. L'ensemble est terne et trop long ; dix-sept bonnes scènes ne font pas une bonne pièce. Celle du wagon-restaurant (qu'on ne jouait pas à Paris) pourrait être prodigieuse et ne l'est pas, il y faudrait un savant truquage, celle avec Juste-Agénor de Baraglioul (qu'on ne jouait pas à Paris non plus) m'a émue profondément. Évidemment, le côté amateur et occasionnel de ces représentations transforme beaucoup les exigences de la critique, et l'amusement et l'entrain de toute cette jeunesse rendent indulgent. Le soir, la salle est des plus brillantes, un peu province; théories de jeunes filles en toilettes claires, tous les pensionnats donnent. La soirée commence par une revue très enlevée, pleine d'entrain, d'allusions locales qui nécessairement amusent et sont .très applaudies, après quoi les Caves ne peuvent que paraître mornes. Je suis au balcon, au centre de la salle; Gide tout en haut, seul, perdu dans la foule. Sitôt la représentation terminée, il se perd dans les couloirs du théâtre en essayant de retrouver le vestiaire où nous avions rendez-vous. Il y a là de tels courants d'air que craignant d'avoir pris froid il se précipite aussitôt dans l'omnibus de l'hôtel qui était venu nous reprendre. A peine arrivé, il se rend compte qu'il a sans doute déçu les acteurs en prenant ainsi la fuite et retourne en ville dans l'espoir de les trouver encore attablés quelque part. » (CPD, t.2, p.360-362)

Une autre critique qui allait stimuler Gide est celle parue le lundi 18 décembre 1933, toujours à la Une de la Gazette de Lausanne. On peut d'ailleurs remarquer le silence des autres quotidiens suisses. En 1932 déjà, le Journal de Genève titrait « Gide sombre dans le bolchévisme » à la parution dans la NRF des lignes du Journal par lesquelles Gide disait sa sympathie pour l'URSS. « Constatons le fait sans le commenter », concluait l'article. De la même façon l'année suivante le journal se contentera d'annoncer la séance à Genève d'une ligne dans son Carnet du jour du 18 décembre 1933. Dans la Gazette de Lausanne, Gaston Bridel donne, lui, une critique copieuse :


Le théâtre
« Les Caves du Vatican »

La question du droit de l'adaptateur, qui se posait à propos de Crime et Châtiment, on ne peut même pas l'envisager quant aux Caves du Vatican, d'une part parce qu'un auteur a toujours le droit de vilipender son œuvre ; d'autre part parce que la « sotie » de M. Gide ne contient aucun élément de drame scénique. Il était loisible à M. Gide de découper en 17 scènes les 296 pages de son ouvrage et nous nous trouvons, par voie de conséquence, fort à-l'aise pour montrer que cette entreprise était absurde.

L'argument du programme nous rappelle que l'auteur a produit trois drames. Les deux premiers Saül et Le Roi Candaule ne sont pas à proprement parler œuvres originales, mais tentatives de transposer à la scène des récits connus ; le troisième Œdipe avait été précédemment inventé par un tragique grec. Or ces trois ouvrages s'ils « attestent », comme le dit encore l'argument du programme, « le goût constant de leur auteur pour le théâtre » montrent aussi que goût n'est point synonyme de talent et que M. Gide, à la scène, a continué d'écrire comme un auteur de livres. Et, cependant, l'histoire de Saül par exemple comporte une inspiration lyrique et épique, une part d'humanité profonde, une somme d'expérience humaine qui sont autant d'éléments propres à composer une tragédie. Seulement le sujet ne suffit pas ; il y faut ce sens du mouvement, de la péripétie, du raccourci, du style propre au dialogue de la scène qui ont toujours manqué à M. Gide. Il a bénéficié à deux reprises de la vision de Jacques Copeau (Saül) ou de celle de Max Reinhardt (l'Enfant prodigue), c'est-à-dire du génie de deux metteurs en scène remarquables, qui sont parvenus à remédier dans une certaine mesure à la carence de l'auteur. Reinhardt a même été, comme Baty pour Crime et châtiment, jusqu'à se charger lui-même de l'adaptation.
Cette fois, non seulement Gide travailla seul mais encore s'attaqua à un ouvrage le moins fait pour la scène. La fantaisie que d'aucuns louent dans les Caves du Vatican et que nous estimons quant à nous fort laborieuse, insistante et surannée est d'un ordre purement littéraire. Elle tire ce qu'on y trouve de charme d'un ensemble d'observations, de descriptions et de notations curieuses, qui déjà à la lecture lassent et agacent par leur minutie, leur lenteur, leur caractère de farce déplaisante. Ainsi Protos escroquant les bigottes en leur faisant croire que le pape a été séquestré ; cette épaisse mystification devient assommante dans la pièce. Le récit que fait Protos, entrecoupé des gloussements ridicules d'un jeune homme travesti, qui parle avec une voix de fausset dont la moitié des sons ne passe pas la rampe est d'une longueur qui n'a d'égal que son manque d'attrait et de mouvement. Joué — comme plusieurs autres scènes — au fond, contre la toile, sans aucun relief avec des passades toutes parallèles à la rampe, sur un plan unique et trop lointain, baigné dans un éclairage faux, mal distribué, créant des ombres portées qui exagèrent encore les erreurs de la mise en scène, ce monologue prouverait à lui seul que le livre est impropre à toute transposition scénique. Un autre exemple : quand Lafcadio, le héros de la comédie médite dans son compartiment, en face de Fleurissoire le meurtre de celui-ci, les acteurs se taisent soudain et deux voix alternées, à l'orchestre, nous font part des sentiments des deux voyageurs. C'est enfantin ! on confond le théâtre avec la récitation.
La pièce avance par à-coups, avec des arrêts, des retours, des trous, des incohérences et le rythme du livre est absent de l'adaptation. En voilà assez sur ce point.

Ce qui est plus grave que tout cela, c'est l'intention d'André Gide dans les Caves du Vatican. Sous la farce, dont il ne faut pas exagérer la portée, apparaît déjà l'une des revendications morales que l'auteur ne cessera de développer dès lors (Les Caves datent de 1914) : la liberté absolue de la pensée, même de l'acte. Et l'épigraphe du volume, empruntée à une chronique de Georges Palante est significative : « Pour ma part, mon choix est fait. J'ai opté pour l'athéisme social... » C'est ce que les braves gens appellent plus simplement l'anarchie. Raskolnikow lui aussi a accompli « un acte gratuit », mais il lui a coûté cher, car il n'est pas d'acte gratuit. Le héros de M. Gide ignore le remords, la solidarité humaine. Il est affranchi de toute contrainte, parce qu'il est intelligent (1). Lafcadio est le grand-père de ces jeunes gens modernes qu'on nous peint dans Mademoiselle de Deval ou dans Cette Nuit-là. Il n'a plus aucun sens moral. C'est de cette petite crapule que l'argument du programme nous dit froidement : « ...cédant à la sympathie que les Bellettriens éprouvent pour Lafcadio, en qui ils ont depuis longtemps reconnu un frère... ». C'est tout à fait le genre de railleries provocantes avec quoi M. Gide pense faire rire les «esprits libres » en scandalisant les bourgeois. L'écrivain français peut être fier de son succès ! Le poison qu'il a distillé dans tous ses ouvrages avec une intelligence et un charme démoniaques a fait son œuvre. Cette longue série « d'actes gratuits » qui trouve son couronnement (en ce qui nous concerne) dans ces 17 scènes que nous avons chèrement payées, en voila donc le résultat. M. Gide lui-même nous fournit la preuve qu'il n'est pas d'attitude sans conséquence, pas d'acte sans portée et qu'elle est simplement monstrueuse l'intelligence sans support moral.

Je ne voudrais pas terminer sans dire que Belles-Lettres me paraît innocenté dans toute cette malheureuse affaire. Que ces jeunes gens soient troublés et incertains, l'époque où ils vivent l'explique et les justifie. Dans cette atmosphère, un « ancien » — dont ce n'est d'ailleurs pas le rôle — leur recommande un écrivain dont plusieurs ne connaissent naturellement pas tout l'œuvre et il emporte aisément l'adhésion. Sans que ses camarades y voient malice.
La conscience, le soin, le talent aussi que la plupart des acteurs ont mis sans réserve, avec le bel élan de leur jeunesse, au service d'un mauvais ouvrage, ils l'emploieront demain pour des causes plus intéressantes, se souvenant que le rôle traditionnel d'une société comme Belles-Lettres n'est pas d'honorer un vieil écrivain étranger dont l'action est nulle depuis longtemps sur la jeunesse saine de son pays, mais de faire connaître à leur fidèle public des ouvrages nouveaux, fussent-ils d'auteurs suisses, plutôt qu'une plaisanterie surannée et usée jusqu'à la corde.
Gaston BRIDEL.

(1) Dans le roman, il est sur le point de se repentir mais l'amour le détache du remords. Dans la pièce il n'aime que lui et ne songe pas au regret.



lundi 5 décembre 2011

Trois ventes en décembre


Vente de lettres et manuscrits autographes - PIASA
Mardi 6 décembre 2011, Drouot Richelieu, salle 11, Paris (11h, Histoire, 14h, Sciences , Beaux-Arts, Musique et spectacle, Littérature).
Exposition lundi 5 décembre de 11h à 18h.
Catalogue complet sur le site de Piasa


Lot 395
André GIDE (1869-1951).
L.A.S., Cuverville [1901, à Édouard DUCOTE, directeur de la revue L'Ermitage] ; 4 pages in-8.

Au sujet de son texte sur Les Limites de l'Art : « j'ai peur qu'il ne vaille rien, malgré tout le mal que je me suis donné après, ou mieux à cause de ce mal ; depuis que je suis ici je n'ai rien fait d'autre - et jamais travail ne m'a plus exaspéré. […] Tout ce que j'y dis est si connu ! cela valait-il la peine vraiment de le redire ?! - Enfin j'en suis débarrassé et je vais pouvoir travailler dans l'amusant ! »… Puis il parle de Raymond BONHEUR qui en peut se charger d'une chronique régulière, ne pouvant pas suivre d'assez près le mouvement musical ; mais « il donnerait volontiers à l'Ermitage, d'une manière intermittente et en plus de la chronique (qui serait tenue par qui d'autre ??) quelques notes de critique musicale plus générale… Je crois qu'il n'y a qu'à accepter ».

Estimation : 250 / 300 €

Lot 396
André GIDE.
L.A.S., [3 novembre 1909, à Francis JAMMES] ; 1 page et demie in-8.

Publication de La Vie. « Ton manuscrit me rejoint à Paris », mais le prochain numéro est occupé par Claudel et Régnier. « Si tu tiens à paraître aussitôt, ce ne peut être à la “très bonne place” (la meilleure) que nous eussions voulu te donner, et que nous te garderions dans le N° suivant »…

Estimation : 200 / 250 €

Lot 397
André GIDE.
3 L.A.S. et 1 L.S., 1919-1920, à Marcel DUMINY ; 8 pages in-12 et 1 page in-4.

Au sujet de sa traduction d'Antoine et Cléopâtre de SHAKESPEARE, et de sa publication dans les Feuillets d'art. 29 mars 1919, il a récupéré son manuscrit et met à sa disposition un acte de cette traduction… 5 avril : il faut s'adresser à Léon BAKST pour l'illustration ; il veut recevoir des épreuves, et aimerait reparler de la proposition « d'éditer la pièce entière, au moment de la représentation » en octobre… 2 février 1920 : « Il est convenu maintenant que la pièce passe en juin, à l'Opéra » ; il veut savoir si le projet d'édition tient encore, car il est sollicité par la Nouvelle Revue Française pour « une édition de grand luxe, avec reproduction des maquettes, des costumes - et peut-être quelques dessins d'après Madame Rubinstein »… - Cuverville : il écrit à Ida RUBINSTEIN, « tout dépend d'elle »…

Estimation : 400 / 500 €

A signaler aussi :

Lot 310
Florent SCHMITT.
4 L.A.S., 1918-1922 et s.d., à ROLAND-MANUEL ; 10 pages in-8 ou in-12 (une carte post. ill. avec adresse).

[1918] : « Grand merci de l'aimable envoie de Farizade que je viens de recevoir. J'espère que vous en avez bientôt fini de vos préoccupations extra-musicales et que des temps meilleurs sont enfin proches »... Artiguemy septembre [1919] : « je crois que vous vous faites des illusions sur l'avidité de vos lecteurs quant aux informations artistiques. Il n'y a plus que deux choses qui intéressent deux catégories de Français : les uns veulent voler sur le sucre, les autres en avoir au prix de tout leur argent et de tous leurs efforts. Le reste - s'ils en ont le temps, et ils ne l'ont jamais. Enfin, j'ai presque achevé une sonate pour piano et violon, et je tâche en ce moment à des prologues et des interludes pour l'Antoine et Cléopâtre d'André Gide (et un peu Shakespeare tout de même) que doit interpréter Ida Rubinstein », puis « des illustrations pour la Terpsichore de Robert de Souza », et « aux calendes macédoniennes », un ballet d'André Hellé… Artiguemy 25.VII [1922], amusantes félicitations… Lundi, remerciant d'un article « magnifique - plus que nature […] Mais il serait dommage qu'il se limitât aux lecteurs “éclairsemés” », et il aimerait le voir paraître dans Le Courrier musical…

Estimation : 250 / 300 €



Bibliothèque d’un Amateur Lyonnais - ALDE
Lundi 12 et mardi 13 décembre 2011, salle Rossini, Paris (vente à 14h30)
Exposition le 12 décembre de 10h à 13h
Catalogue complet sur le site de Alde – Paris


Lot 124
GIDE (A.).
Paludes.
Paris, Librairie de l'Art indépendant, 1895, in-8° carré, maroquin janséniste vert, dos à nerfs pincé, doublure de box taupe, gardes de soie verte, couverture et dos, tranches dorées, chemise à rabats et étui de même maroquin (H. Alix).
Édition originale.
Exemplaire sur hollande antique.
Sobre reliure janséniste de H. Alix, mort prématurément en 1989.
Il est le fondateur d'un atelier, ayant produit et produisant toujours des reliures de haute qualité.

Naville, Bibliographie des écrits d'André Gide, VIII. 

Estimation : 400 / 600€



Autographes et manuscrits - Succession Sylvain Laboureur, Tausky et divers - ADER
Mardi 13 décembre 2011, salle des ventes Favart, Paris (14h)
Exposition : Lundi 12 décembre de 10h à 18h et mardi 13 décembre de 10h à 12h
Catalogue complet sur le site de Ader – Paris 



Lot n° 264
André GIDE (1869-1951).
2 L.A.S., 26 et 27 novembre 1926, à Jean-Émile Laboureur; 4 pages grand in-8 sur papier orange, une enveloppe. Au sujet de l'édition des Caves du Vatican illustrée par Laboureur (Gallimard, 1929). Gide tient à ce projet: « L'important, c'est que ce livre se fasse. Et j'y tiens d'autant plus que vous semblez y tenir vous-même - ce à quoi je suis très sensible ». À son retour du Congo, il est allé voir Gallimard à ce sujet qui lui a répondu « de manière assez vague quant à vos illustrations qu'il attendait », mais lui a assuré qu'il tenait fermement au projet, d'autant qu'il s'est montré très affecté d'apprendre que Gide voulait céder les droits pour une édition de luxe d'un de ses ouvrages à un autre éditeur. « Mais ce que vous m'écrivez est parfaitement juste et je vais essayer de nous dégager de Gallimard pour ce livre (je craints toutefois qu'il n'y tienne, car l'idée lui plaisait beaucoup »... Il va lui parler le jour même, et écrit dès le lendemain une « Seconde lettre » pour lui rendre compte de cet entretien... Samedi matin [27 novembre]. Gallimard s'est montré très surpris que Laboureur ait pu croire ce projet abandonné, alors qu'il l'intéresse tout particulièrement: « Il attendait, pour vous en reparler, la fin de l'année, car vous lui auriez dit ne pouvoir commencer [...] avant cette époque. Quant aux frais consentis pour établir l'édition, même l'éditeur le plus regardant ne peut songer à lésiner ». Gallimard ne lui a vraiment donné « aucune raison, aucun motif de le lâcher. Vous voudrez convenir avec lui de l'aspect du livre - dont je serais également heureux de causer avec vous; certain pourtant d'avance d'approuver ce qu'aura choisi votre goût »... On joint 2 brouillons autographes de Laboureur à Gide, 25 et 28 novembre 1926 (2 pages in-8, une au crayon). Laboureur annonce à Gide qu'il croit le projet abandonné par la N.R.F., etc. Puis il le remercie d'avoir éclairci la situation; il compte bientôt se mettre au travail, se tient à sa disposition: « j'estime indispensable de vous soumettre mon projet, à grands traits, surtout s'il s'agit d'une édition de la NRF où les vues sont quelquefois un peu flottantes »...

Estimation : 500 / 600€

Lot n° 265
André GIDE.
L.A.S., 22 février 1932, à Jean-Émile Laboureur; 1 page in-8, enveloppe. « Votre album est exquis et de le tenir de vous me fait un vif plaisir. Merci. La vie me bouscule, et je me laisse entrainer par elle avec le regret de ne savoir pas trouver le temps de vous voir. Avec vous l'on pourrait causer je le sens; et l'on se laisse harceler par tant de gens à qui l'on n'a rien à dire ! »... On joint une carte postale a.s., Fès 11 mai 1932.

Estimation : 200 / 250€


Toujours au sujet des Caves du Vatican :

Lot n° 203
Roger ALLARD (1885-1961).
31 L.A.S. et 1 L.S., 1914-1943, à Jean-Émile Laboureur, et 2 manuscrits autographes signés; 78 pages formats divers, adresses et enveloppes. Belle et importante correspondance, notamment pendant la Guerre 14-18, par l'auteur des Élégies martiales […] dont : [1920, à en-tête de la revue Le Nouveau Spectateur], au sujet du projet d'illustration des Caves du Vatican, annonçant la visite d'André Gide: « Je lui ai fait part de l'illustration que nous avions arrêtée. Il est enchanté, mais il m'a parlé de bois en couleurs, etc... Je vous ai dit que nous voulions faire quelque chose de pas trop cher. Il faut donc écarter sa formule et s'en tenir à la nôtre. Pour cela, trouvez les arguments plastiques convenables »... Etc. […] On joint 3 L.A.S. à Mme Laboureur, 1943-1946, relatives à la mort de Laboureur, et aux contrats avec Gallimard pour l'illustration des Caves du Vatican et d'À l'ombre des jeunes filles en fleurs.

Estimation : 1200 / 1500€

Et la maquette au :

Lot n° 290
André MALRAUX (1901-1976).
14 L.A.S. et 1 L.S., Paris 11 octobre 1928-2 janvier 1929, à Jean-Émile Laboureur; 16 pages in-8 et 1 page in-4, à en-tête de la Librairie Gallimard, Éditions de la Nouvelle Revue Française ou nrf, une enveloppe. Au sujet de l'édition illustrée des Caves du Vatican d'André Gide. Le projet voit le jour en 1926 et sera mis en chantier en 1928; un contrat est signé en novembre 1928, et le livre paraîtra en 5 livraisons en 1929 et 1930. Malraux en suit de près l'élaboration et rencontre Laboureur à plusieurs reprises. 11 octobre 1928: « Je voudrais au nom de la N.R.F. dont je viens de prendre la direction artistique renouer les pourparlers engagés avec vous à propos des Caves du Vatican et de quelques autres éditions de luxe »... 5 janvier 1929: il donne l'adresse de Gide: « 1 bis rue Vaneau »... 25 février: il a bien reçu les épreuves des illustrations des Caves: « Chacun ici les aime ». 5 juin: il a bien reçu la gravure de couverture; il lui fait envoyer le chèque convenu et prie de lui adresser les calques par la poste. 12 juin: il a reçu les calques du tome II. « Nous aimerions recevoir les gravures du III à la fin du mois, celles du IV vers le 14 Juillet par exemple, puisque, contre notre espoir, le dernier tome ne pourra être publié avant les vacances. Ce dernier tome, est-il impossible d'en recevoir les cuivres fin septembre ? Fin octobre nous oblige à publier en Novembre, Décembre peut-être ? »...12 novembre: « Au moment de vous envoyer les ex. des Caves qui vous appartiennent, on me demande si vous avez reçu un ex. du Tome II [...] Et quand parlerons-nous de Proust ? »... On joint la maquette de la couverture et un essai de mise en page, avec notes autogr. de Laboureur; 2 l.s. de Gaston Gallimard et 4 l.s. de Raymond Gallimard à propos de la rédaction des contrats et des versements, et demandant l'illustration d'À l'ombre des jeunes filles en fleurs (1926-1929); 1 l.s. et 2 brouillons autogr. de J.-E. Laboureur à propos du contrat et la bibliographie des Peintres-graveurs; 2 l.a.s. du graveur Edmond Rigal; 2 l.s. de M. Charny de la Librairie Gallimard, accompagnant les versement des droits pour les Caves; et un brouillon de lettre de Mme Laboureur, après le décès de son mai, se plaignant de n'avoir pas reçu les exemplaire des Caves et d'être sans nouvelles du Proust illustré par son mari.

Estimation : 2000 / 2500€


Maquette de la couverture des Caves du Vatican
par Jean-Emile Laboureur