lundi 12 décembre 2011

Belles Lettres et les Caves du Vatican (2/3)

(lire la première partie)



Gaston Bridel a tort. Non seulement les Bellettriens connaissent bien l'œuvre de Gide, mais en particulier les Caves du Vatican et le personnage de Lafcadio qui ne les laisse pas indifférents. Déjà en 1918, la Revue de Belles Lettres, leur avait consacré un article élogieux. L'association avait d'ailleurs invité Gide une première fois en 1927. Quant à Daniel Simond, « l'ancien » décrié par Gaston Bridel, il allait cette même année 1933 publier un premier article sur Gide intitulé « La Sincérité et le Sentiment religieux chez André Gide », dans la revue Présence.

Élevé dans la religion réformée, comme beaucoup des jeunes Bellettriens, Daniel Simond voyait un « frère aîné » en Gide, un précurseur dans la recherche d'une émancipation dans l'individualité si chère à la tradition protestante, ainsi qu'il l'explique dans cet article de Présence :

« Peut-être est-ce le combat qu'ici nous avons tous dû livrer au sein et en vertu de notre protestantisme originel – qu'il faut chercher l'origine, sinon la justification, de notre sympathie pour Gide. Car il a, lui aussi, dû livrer ce dur combat, et l'individualisme même des Nourritures terrestres atteste qu'il est sorti vainqueur, sans avoir pour autant trahi ce qui, selon nous, constitue la valeur essentielle et durable et le résultat dynamique de notre éducation protestante de la vérité et de la liberté. »(Présence, N°1, deuxième année, 1933, repris dans le recueil d’essais Antipolitique, Lausanne, Trois colline, 1941)

D'ailleurs les Bellettriens sont loin d'être de dangereux anarchistes. Ceux qui troquent leur célèbre casquette verte contre les costumes des personnages des Caves allaient devenir préfet de Lausanne (Jean-Jacques Bolens), professeur à l'Université de Saint-Gall (Pierre Beausire), avocat (Raymond Fonjallaz), pharmacien (J. Dubugnon)... Et dans le rôle de Lafcadio, le « violemment sympathique » Auguste Martin continuera bien à écrire quelques poèmes, tout en devenant marchand de charbons. 


Gide entouré de la troupe des Belletriens. Auguste Martin/Lafacadio 
est le deuxième en partant de la gauche, à droite à ses côtés, Pierre Beausire
(cliquer sur la photo pour l'agrandir)


Le comité de Belles-Lettres est quant à lui présidé par le latiniste Jean-Pierre Borle. C'est ce comité qui répond à la protestation des pasteurs Burnand et Pache dans la Gazette de Lausanne du mardi 26 décembre 1933. Réponse suivie d'une précision de la rédaction du journal annonçant une suite à l'affaire :


« Le comité des Belles-Lettres

A la suite de la protestation de MM. les pasteurs Burnand et Pache, relative aux dernières soirées théâtrales des Belles-Lettres, nous avons reçu la lettre suivante :

La protestation que vous avez accueillie dans votre journal exige que l'on renseigne le public sur le sens de l'effort fait par la Société des Belles-Lettres, effort digne d'ailleurs d'une meilleure compréhension.
Belles-Lettres, en transportant à la scène « Les Caves du Vatican » n'avait d'autre souci que de restituer aux lecteurs d'André Gide la pensée même de l'auteur, travestie de différents côtés pour des raisons diverses, aujourd'hui plus encore que jadis. Elle aurait ainsi dispensé les lecteurs futurs de perpétrer les funestes erreurs de leurs aînés.
Or voici de que des voix respectables couvrent de leur autorité une légende dont ils savent pourtant l'indiscutable exagération comme aussi la redoutable perversion, puisqu'elle encourage en définitive à lire Gide à la faveur d'un louche éclairage, ce qui n'est pas sans causer certains dommages spirituels dont l'auteur est tenu pour seul responsable.
Il faut le dire, Belles-Lettres et intimement convaincue, en dépit de la bonne foi des protestataires, qu'André Gide, s'il est un auteur difficile et d'une inévitable nocivité quand on se méprend sur le but qu'il poursuit, peut aider la jeunesse à se critiquer elle-même et à remplir cet élémentaire devoir de qui prétend être homme : chercher à être plus qu'à paraître.
Il est des écrivains plus rassurants, plus optimistes d'apparence, plus moralisants, il n'en est guère de plus averti, puisque aussi bien ce que nous propose son œuvre proprement littéraire est un appel à ne pas se laisser asservir par quoi que ce soit d'humain, de trop humain, fût-ce par un parti (ce qui n'exclut pas de sympathiser, ni d'adhérer à un parti).
Outre sa valeur morale, cette œuvre nous offre en plus un idéal de conduite intellectuelle, des plus nécessaires aujourd'hui, puisqu'elle met en évidence l'exigence de penser droit, en esprit non prévenu, rebelle aux a priori de toutes sortes.
Belles-Lettres ne saurait donc, sans se trahir, laisser déconsidérer une œuvre et un homme qui, trop soucieux de préserver la liberté de jugement d'autrui, a préféré laisser au lecteur le soin de réagir contre les attitudes de ses personnages, fût-ce à son détriment. .
C'est sur ce point précisément que le malentendu entre le public et l'œuvre d'André Gide mérite d'être dénoncé, d'autant qu'il revêt un caractère des plus tragiques qui se puisse. On ne saurait le taire quand une fois on l'a saisi dans sa flagrante injustice.

Le Comité de Belles-Lettres :
Le président: BORLE.
Le secrétaire : TROILLET.
L'auteur: GAVILLET.

Réd. — Dans la mesure où nous en avons saisi le sens (ce qui n'est pas chose aisée), la lettre ci-dessus nous paraît contenir des erreurs de jugement assez graves. La place nous faisant défaut aujourd'hui, nous renvoyons à demain les réflexions que nous désirons soumettre à ce sujet à nos lecteurs.


La suite tombait en effet le lendemain, dans le numéro 359 de la Gazette de Lausanne du mercredi 27 décembre 1933, signée Georges Rigassi. Lui-même ancien de Belles-Lettres et président de son comité central au début du siècle, député au Grand Conseil vaudois, Rigassi est journaliste à la Gazette depuis 1924 et en deviendra le directeur en 1939. Une « mise au point » qui, comme l'indique son sous-titre, veut montrer l'influence néfaste d'un Gide.


MISE AU POINT
(A propos de l'influence d'André Gide)

La réplique du Comité de Belles-Lettres qui a paru hier dans la Gazette appelle quelques réflexions que nous avons le devoir de soumettre à nos lecteurs, car la question soulevée par l'auteur de cette réplique — l'influence d'André Gide — est, comme on va le voir, d'une importance considérable.
Nous prions, au préalable, qu'on ne se méprenne pas sur nos intentions. En discutant de l'influence exercée par un écrivain dont nous connaissons l'intelligence subtile et le talent orné des plus redoutables séductions, nous ne voulons en aucune façon pratiquer je ne sais quelles brimades intellectuelles et nous ne réclamons aucune mesure de contrainte destinée à restreindre les droits de la pensée. La Suisse est un des rares pays où les individus jouissent encore de leur indépendance spirituelle, et nous souhaitons que notre pays conserve ce privilège dans une Europe où de grandes nations tendent de plus en plus à soumettre l'activité intellectuelle de leurs « sujets » à une sorte de caporalisme d'Etat.
Nous comprenons, d'autre part, qu'aux alentours de la vingtième année, des jeunes gens aient le goût de la fantaisie et du paradoxe, et soient enclins à ruer dans les brancards. L'inquiétude qu'ils ont de l'avenir, dans une société dont nous n'ignorons pas les défaillances ni les abus, nous paraît naturelle. Nous nous efforçons ici de faire preuve de la plus large compréhension à l'égard de la jeunesse moderne. Nous ne demandons pas mieux que de pouvoir compter sur son concours, au moment où il s'agit de faire promouvoir une doctrine qui, en face du matérialisme bourgeois et socialiste, affirme la primauté des valeurs spirituelles et qui permette d'instaurer un ordre politique, économique et social meilleur.
Cela étant rappelé, nous disons tout net que, de tous les écrivains contemporains, André Gide est non seulement celui qui est le moins apte à servir de guide à une jeunesse soucieuse d'un avenir meilleur, mais qu'il est un de ceux qui, à divers égards, peuvent exercer l'influence la plus pernicieuse sur de jeunes lecteurs.

Parmi les affirmations discutables que contient la déclaration insérée hier, il en est certaines auxquelles nous préférons ne pas nous attarder. Par exemple, proclamer la « valeur morale » de l'œuvre de Gide est si monumental qu'on ne peut que sourire, comme on fait à l'ouïe d'un de ces énormes paradoxes ou à la vue d'une de ces bonnes « blagues » dont nos étudiants sont volontiers coutumiers dans leurs accès d'exubérance : ils sont du reste les premiers à en rire après coup.
Avouons seulement que, dans le cas particulier, la plaisanterie est d'un goût douteux, ...et passons !
Nos trois jeunes thuriféraires de Gide paraissent plus sérieux lorsqu'ils déclarent rechercher dans l'œuvre de cet écrivain un idéal de « conduite intellectuelle ». Ce qu'ils prônent en lui, c'est, nous disent-ils, l'aide qu'il apporte aux lecteurs avides avant tout de penser librement, de s'affranchir de tout parti pris, de tout préjugé, de tout conformisme.
Nous accordons que tel fut le propos de Gide dans une partie de son œuvre ; mais ceux qui la connaissent dans son ensemble, cette œuvre, savent bien que cette guerre aux « préjugés » n'a pas tardé à se transformer en un singulier jeu de l'esprit où se mêlaient d'autres éléments, infiniment plus troubles que le seul désir du vrai, que cette poursuite des valeurs dites « gratuites » est devenue une sorte d'anarchisme intellectuel d'où tout sens du remords et même de la simple solidarité humaine est totalement absent, où l'homme est déchargé du fardeau de sa conscience pour pouvoir obéir sans entrave à tous ses instincts.
Comment ne pas apercevoir ce qu'il y a de périlleux, pour de jeunes êtres encore en pleine disponibilité, dans l'étrange intérêt que sous couleur d'émancipation morale, l'auteur de l'Immoraliste manifeste pour les dérèglements et les perversions humaines ? Et n'est-ce pas le cas de rappeler que le talent n'a pas le privilège de tout oser ?
Nous ne voulons pas faire du vertuisme ; nous croyons que l'art doit bénéficier de la plus large liberté dans les limites de la simple décence ; mais sachons pourtant rappeler, sans fausse hypocrisie, que le vice reste le vice, fût-il paré des plus séduisants atours, et que la vraie liberté ne s'obtient que par un dur combat et non par un lâche abandon aux instincts. Certes, on comprend que des hommes qui ont charge d'âmes jugent de leur devoir de mettre la jeunesse en garde contre cette œuvre à la fois subtile et cynique, qui exhale un parfum mortel et comme un relent de pourriture.

Ce n'est pas tout, il est un autre domaine où nous réclamons le droit d'apprécier Gide autrement que d'après les mérites proprement littéraires de son œuvre, un domaine où il a lui-même dissocié l'homme de l'artiste.
Contrairement à ce que prétendent ses avocats, l'auteur des Faux Monnayeurs, en effet, a pris parti de la façon la plus nette et il doit être désormais jugé en tant que partisan. Comme on sait, il a fait, il y a quelques mois, une profession de foi retentissante au communisme ; voici ce qu'il écrivait alors dans la Nouvelle Revue Française :
« Je voudrais crier très haut ma sympathie pour l'U. R. S. S., et que mon cri soit entendu, et ait de l'importance. Je voudrais vivre assez pour voir la réussite de cet énorme effort ; son succès, que je souhaite de toute mon âme, auquel je voudrais pouvoir travailler; voir ce que peut donner un Etat sans religion, une société sans cloisons. La religion et la famille sont les deux pires ennemies du Progrès. »
Ainsi, après avoir passé sa vie à s'affranchir de toute règle, à se dérober à toute autorité, l'écrivain vieillissant aboutit à ce résultat paradoxal : se convertir soudainement à la doctrine la plus exclusive de liberté qui soit au monde, courir le risque de subir au nom de sa nouvelle foi (c'est le mot qu'il emploie plus loin) la plus redoutable discipline qu'aucun despotisme ait jamais imposée à ses sujets. Au soir de la vie, Gide renonce au suprême dilettantisme intellectuel auquel il s'adonna jusqu'alors, pour embrasser avec enthousiasme la cause d'un Etat où l'homme est réduit à un rôle de machine, pour travailler à l'avènement d'une société sans âme, sans liberté, sans dignité, où les intellectuels doivent servir des maîtres inflexibles ou disparaître.
Et l'on voudrait nous interdire de critiquer et de dénoncer l'action d'un homme dont la responsabilité est ainsi ouverte sur le plan politique et social où il s'est délibérément placé ? Vraiment, de qui se moque-t-on ici ?

Encore une fois ; il nous plaît que nos cadets se préoccupent des choses de l'esprit et aspirent à un renouvellement ; nous comprenons qu'ils n'acceptent pas toutes les idées de leurs prédécesseurs et qu'ils le leur disent avec quelque rudesse; mais qu'ils choisissent précisément comme guide spirituel un écrivain dont l'œuvre entière est une longue révolte contre la règle chrétienne et dont le dernier avatar est une adhésion éperdue au bolchévisme des Sans-Dieu, voilà qui est de nature à inquiéter sérieusement. Nous le leur disons comme nous le pensons. Et parce que nous savons aussi que tels sont les sentiments de l'immense majorité de ceux de nos lecteurs qui ont porté jadis la casquette verte.
Croyez-nous : Gide est un mauvais maître pour la jeunesse, en un temps où la vraie liberté, celle qui doit être définie comme le droit de faire son devoir, est partout en déclin et où nous avons, en Suisse autant qu'ailleurs, besoin d'un redressement moral. De graves dangers nous guettent si notre jeune élite ne sait pas interpréter les signes des temps, si elle ne comprend pas que, pour sauvegarder dans l'Europe d'aujourd'hui un régime de liberté, il importe d'accepter une discipline consentie et d'en donner l'exemple.

Georges RIGASSI.


Un autre ancien Belletrien, qui a également été critique littéraire à la Gazette, mais aussi l'un des professeurs de Daniel Simond, donne un tout autre son de cloche dans une lettre adressée à Gide et montrée à la Petite Dame :

« … [Gide] me donne à lire une lettre exquise du professeur Edmond Gilliard, une des notoriétés de l'Université, où il y a cette phrase charmante : « Votre pièce est comme un cheval de Troie qu'on aurait introduit dans la ville, votre présence ici a été libératrice. » » (CPD, t.2, p.361)


(lire la troisième et dernière partie)

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