mercredi 14 décembre 2011

Belles-Lettres et les Caves du Vatican (3/3)




Epilogue

La polémique autour des Caves du Vatican par les Bellettriens a contribué à donner plus d'importance que l'évènement n'en méritait. La présence de Gide et sa collaboration active au projet y sont évidemment pour beaucoup. Cette polémique a surtout laissé croire que l'entreprise fut au mieux un scandale, au pire un échec. Si bien qu'en 1950, alors qu'on monte de nouveau les Caves, mais à Paris cette fois, le jeune journaliste Franck Jotterand (il avait 10 ans en 1933) ne sait plus qui croire. Sur la – mauvaise – foi des anciens de la Gazette, il écrit dans celle du 2 décembre 1950 :

« Rive droite, Rive gauche
 « Ne vous moquez jamais d'un cabinet qui tombe. » Ce n'est plus le moment de rire. Les changements de ministère ont excité jusqu'alors la verve des chansonniers. Aujourd'hui, le spectacle est plutôt navrant. Corée, Indochine, réarmement allemand... Une atmosphère d'apocalypse. Et pourtant, la vie continue, le couple royal du Danemark est reçu par le président de la République qui arbore son plus large sourire pour la photo officielle, alors que tout à l'heure il a reçu le ministère chancelant ; le ballet national américain danse de joie aux champs-Elysées ; les enfants attendent Noël ; et Gide s'enfonce, lugubre, dans les Caves du Vatican.
EN SORTIRA-T-IL ?

Les difficultés ont déjà commencé entre le metteur en scène des Caves et le lauréat du Prix Nobel. On dit que des drames éclatent à chaque répétition à la Comédie française. Les spécialistes prétendent qu'il faut changer le texte, que ce n'est pas du théâtre ; André Gide répond que c'est du Gide et que cela suffit. Ce sont en somme les mêmes discussions qui emplissaient l'air lausannois de leur tumulte, il y a 27 ans, alors que le célèbre romancier, invité par Belles-Lettres, adaptait son roman à la scène.

LAFCADIO LAUSANNOIS

Les Bellettriens savaient qu'une dame pleine de bonnes intentions avait monté la pièce à Paris, dans une adaptation de son cru. Ils demandèrent à Gide, qui à cette époque corrompait la jeunesse autant que Sartre corrompt celle d'aujourd'hui {dixit un père au nom de plusieurs), de revoir cette adaptation et d'en faire profiter leur théâtrale. Le grand homme accepta. C'était en 1933. En deux mois il tira 18 tableaux de son roman, choisit les acteurs idoines, dont un Lafcadio insurpassable, aujourd'hui marchand de charbon. Comme le grand soir approchait, on recourut enfin aux bons soins d'un homme de théâtre, M. Béranger, pour s'occuper de la mise en scène. Le ton alla montant jusqu'à la générale.
Le public ingurgita le prologue en moins de deux, passa l'entracte à parler Nourritures terrestres et Corydon et affronta d'un cœur serein la suite du spectacle. Une demi-heure plus tard, on entendait claquer le premier strapontin du premier spectateur qui sortait. Deux heures se passent. Des rangées entières se vident. A 2 heures du matin, le rideau tombait parmi les vociférations des machinistes et dans le silence de la mort. Il restait quatre personnes, dont Gide, qui s'enfuit, poursuivi dans les coulisses par l'actuel secrétaire du Théâtre qui voulait l'obliger à prendre sa part des responsabilités. Ce fut mémorable. Gide songe-t-il à Lausanne, en préparant sa grande première pour le Tout-Paris ? »


Le marchand de charbon et ancien Lafcadio indépassable écrivait à son tour à la Gazette pour corriger les élans satiriques du journaliste, auteur dramatique, critique littéraire et ancien Bellettrien lui-même. La lettre d'Auguste Martin à Franck Jotterand paraissait dans un rectificatif de la Gazette de Lausanne du 2 février 1951 :

« A propos des « Caves du Vatican »

Nous avions laissé entendre, lors de notre critique des « Caves du Vatican » créées par la Comédie-Française — après les Bellettriens de Lausanne — que le Lafcadio au béret vert considérait actuellement la part qu'il avait prise à ce spectacle comme une erreur de jeunesse. Il veut bien nous assurer qu'il n'en est rien, et nous envoie, avec un recueil de vers qui prouve que sa muse a toujours vingt ans, une lettre aimable dont nous extrayons ces quelques passages :

Cher Monsieur,
J'ai été assez amusé par le rappel que vous faites, dans la « Gazette », d'un passé déjà lointain.
En revanche, l'image que vous donnez de la représentation, à Lausanne, des fameuses « Caves », m'a quelque peu inquiété ; en effet, si la pièce était indiscutablement ratée — le découpage ayant été fait à la hâte et sans guère tenir compte des exigences de la scène — la représentation eut lieu dans une atmosphère plutôt sympathique ; elle dura jusqu'à minuit (la première, à Montreux, s'était terminée à une heure du matin, devant une salle pleine, et Gide avait supprimé des scènes entières pour Lausanne) ; contrairement à vos affirmations, la salle ne s'est nullement dégarnie, mais, à la fin du spectacle, applaudissait très honnêtement, et réclamait l'auteur, qui, sauf erreur, refusa de paraître. Ce refus n'a, d'ailleurs, rien de surprenant, l'accueil fait à André Gide par la presse lausannoise ayant été d'une unanime malveillance.
Auguste Martin.

J'avais averti mes lecteurs que mon âge ne m'ayant pas permis d'assister aux « Caves du Vatican » en 1933, je rapportais les dires de plusieurs spectateurs. Je suis d'autant plus heureux d'entendre un son de cloche différent.
Franck Jotterand. »


En 1952 Auguste Martin donnait son témoignage dans un article intitulé « Les Caves du Vatican 1933 » dans la Revue des Belles-Lettres (n°6, novembre-décembre 1952, Genève). Et dans un dossier consacré à l'influence de Gide en 1961, dix ans après sa mort, la Gazette de Lausanne l'interrogeait de nouveau :


« La création à Lausanne des Caves du Vatican

En novembre 1933, André Gide, l'explorateur et naturaliste fameux, s'arrêta parmi nous et parut s'intéresser quelque temps à notre peuplade – celle des Belletriens de Lausanne – qui s'étaient mis en tête de représenter, pour leur fête annuelle, la pièce tirée des Caves du Vatican.
L'entreprise était audacieuse, la pièce boiteuse, et l'atmosphère de Lausanne réfrigérante. Gide, qui connaissait La Brévine, ne dut pas être autrement surpris. Evidemment, il sentait le soufre de plus en plus ; sa notoriété de mauvais aloi se compliquait alors d'un retour de l'URSS déplorable [le Retour de l'URSS date bien sûr de 1936, ndla]. Et, pour certains, le seul nom de Gide s'étalant sans abréviation sur des affiches en pleine ville, constituait une offense à la moralité publique. Si son faciès avait été plus connu, bien des mères de famille eussent, à l'approche du réprouvé, rappelé leurs enfants jouant dans la rue. Cependant, Gide allait et venait comme si rien n'était, l'air plutôt content de lui-même.
Il faut reconnaître qu'il était doué d'un certain cynisme. Comme il l'écrit très bien dans son Journal, il « faisait semblant » de surveiller les représentations de sa pièce. En réalité, un sourire quelque peu satanique plissant son masque mongol, il restait là à observer les auteurs novices que nous étions, s'amusant fort de nos maladresses. Il ne disait strictement rien, et paraissait enchanté quand notre répétiteur, directeur de théâtre style sergent-major, m'écrasait de son mépris si je hasardais une remarque, dont la pertinence ne m'échappait pourtant pas – à moi...
J'avais eu l'honneur d'être choisi par le Maître, bien par hasard, pour tenir le rôle de Lafcadio. Une fois désigné après avoir prononcé quelques répliques dans vue scène dont je comprenais mal le sens, je pensai utile de lire les Caves du Vatican. J'en appris ainsi de drôles sur le compte de mon personnage, et sur ses curieux liens de parenté avec la famille Baraglioul. Et c'est finalement avec beaucoup de plaisir que je me mis dans la peau de ce Hamlet peu tragique, mais poussant jusqu'au crime le plus gratuit le besoin de se prouver son existence et en même temps l'absurdité de celle-ci.
C'était une chance inespérée pour un jeune homme timide comme j'étais, que de pouvoir approcher André Gide. J'ai eu ainsi l'occasion de le voir seul deux ou trois fois. Dans la crainte de ne rien dire d'intelligent, je ne parlais guère. Et j'avais mieux à faire en l'écoutant.
Sa présence était plutôt curieuse, un peu gênante tant il se donnait de peine pour ne pas gêner son interlocuteur, pour ne pas le blesser, et pour faire oublier qu'il était un homme célèbre. S'il y avait bien quelque cynisme dans ce visage, assez « pasteur protestant » par ailleurs – dont l'impassibilité était habitée par un regard d'une mobilité extrême, on y distinguait aussi une sorte de tendresse aiguisée, cruelle peut-être, attentive aux réactions intérieures d'un être aux signes révélateur de sensibilité. Sa connaissance des méandres psychologiques et sentimentaux de l'homme – il en adonné suffisamment de preuves – était évidente. Et l'on percevait constamment dans sa conversation, dans la retenue de sa voix, la nécessité de donner à l'expression d'une idée ou d'un sentiment les inflexions les plus justes, aux mots leur sens le plus « utile ». Je me rappelle la façon si simple et convaincante dont il me parla de Dostoievski, en particulier, de l'Esprit souterrain, œuvre pour laquelle il avait une très grande admiration. Bien que je n'aie jamais été « gidien », je n'ai pu m'empêcher d'éprouver pour cet homme qui semblait à la fois heureux et tourmenté, du respect et de l'affection. « Il est difficile de bien vieillir », me disait-il d'un air amusé ; en apparence tout au moins, il ne s'en tirait pas trop mal.
Pour en revenir aux « Caves », les trois représentations que nous en avons données ne furent nullement le jour que pouvaient laisser prévoir de bien évasives répétitions. Notre troupe, nombreuse, et hétéroclite à souhait, anima honnêtement les tableaux de la « sotie » (17 primitivement). A part celui de Lafcadio, presque tous les rôles étaient des rôles « de composition », avec quelques travestis et, quand même, deux charmantes jeunes femmes (des véritables). Notre fête annuelle nous réserva des joies profondes ; Montreux nous supporta avec une bonne volonté exemplaire, jusqu'à une heure du matin, mais elle fut la seule ville à avoir droit à la version in extenso du chef d'œuvre. Lausanne et Genève durent se contenter d'un abrégé qui, s'il donnait plus de vivacité à la pièce, la rendait un peu moins intelligible.
André Gide ne parut pas impressionné par nos talents et les charmes des acteurs belletriens, qui ne peuvent, malgré leur singularité, rivaliser avec ceux des aborigènes du Tchad ou du Congo. Tout au plus note-t-il, dans son Journal, à propos de la représentation de Genève : « Il (le public) suivait le dialogue, et chaque drôlerie portait aussitôt que les acteurs inexpérimentés consentaient à la faire valoir. Il n'eût tenu qu'à eux d'intéresser et d'amuser bien davantage. »
Par la suite, il parla pourtant avec beaucoup de gentillesse de cette aventure, et de ce qui fut, malgré tout, une grande « première mondiale »... »




A lire aussi sur ce sujet :

De Auguste Martin : « Les Caves du Vatican 1933 » (Revue des Belles-Lettres, n°6, novembre-décembre 1952, Genève)
De Pierre Beausire, qui tenait le rôle du second speaker : « André Gide à Lausanne » (Écriture, n°14, 1978, Vevey, Éditions Bertil Galland), et « Scène XII ou « le point de vue du speaker » ». (BAAG, n° 72, octobre 1986, p. 92).
De Irène de Bonstetten : « André Gide et Belles Lettres » (BAAG, n° 61, janvier 1984, pp. 47-54) et « Belles Lettres, Les Caves du Vatican et Gide à Lausanne en 1933. Présentation d'une lettre d'un des acteurs [Arthur Martin] » (BAAG, n° 72, octobre 1986, pp. 87-92).
De Jean-Pierre Borle, un autre acteur de la troupe de l'époque : « Souvenirs » [de la représentation des Caves du Vatican à Lausanne]. (BAAG, n° 72, octobre 1986, p. 87).
Et bien sûr l'étude de Jean Claude : André Gide et le Théâtre (Gallimard, Cahiers André Gide, 1992) et sa notice de Les Caves du Vatican, farce in André Gide. Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, vol. II (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2009, pp. 1391-1403)

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