samedi 10 décembre 2011

Belles Lettres et Les Caves du Vatican (1/3)


Tout juste après une première expérience ratée avec le groupe « Art et Travail » en octobre 1933 à Paris, dans une adaptation d'Yvonne Lartigaud, les Belletriens de Lausanne sollicitent à leur tour l'autorisation de Gide pour jouer Les Caves du Vatican lors de leur fête de fin d'année. Repris par la tentation du théâtre, aiguillonné par la récente déception, Gide propose alors d'écrire avec eux une version pour la scène et se rend à Lausanne, avec Elisabeth Van Rysselberghe, le 10 novembre 1933. Ils y seront rejoints le 14 décembre par Maria Van Rysselberghe.

Ce séjour en Suisse est des plus remplis : Gide retrouve sa fille Catherine, en pension à La Pelouse, rencontre Ramuz à La Muette, sa maison de Pully, assiste à la prestation de serment du Conseil d'Etat de Genève... La présence de Gide ne passe d'ailleurs pas inaperçue lors du serment de Léon Nicole : « La presse socialiste assure qu'on remarquait parmi les assistants l'écrivain français André Gide », note le Journal de Genève du 5 décembre. « Depuis que je suis en Suisse, le drapeau rouge flotte sur l'hôtel de ville de Lausanne et sur celui de Genève », confie Gide à Maria Van Rysselberghe (Cahiers de la Petite Dame, tome 2, p.357).


A l'occasion de ce voyage, Gide rencontre Ramuz chez lui,
à La Muette, sa maison de Pully

Et voici qu'on annonce dans les agendas des journaux et aux portes des boutiques les trois représentations prévues le 10 décembre à Montreux, le 15 décembre à Lausanne, et le 18 décembre 1933 à Genève. L'un des jeunes Bellettriens, Daniel Simond, alors professeur au Collège de Morges et au Collège classique cantonal de Lausanne et qui est à l'origine du projet théâtral, donne même le mardi 12 décembre à la Radio Suisse Romande une « causerie » intitulée « André Gide et la Caves du Vatican ». C'est alors que paraît une première protestation dans la Gazette de Lausanne du samedi 16 décembre 1933 :

« Une protestation

Lausanne, le 12 décembre 1933.

Monsieur le Rédacteur en chef de la « Gazette de Lausanne ».

Monsieur,
Permettez-nous de solliciter respectueusement la publication de ces quelques lignes dans un des prochains numéros de votre journal.
Il est, dans le public de notre ville, des réactions puissantes, sinon généralisées, qui ne savent comment s'exprimer. Il conviendrait pourtant qu'elles ne restent pas tacites ou privées. Sans prétendre engager, en quoi que ce soit, la Rédaction de la « Gazette », nous venons vous demander d'accueillir une très brève et très nette protestation, qui soulagera, nous en avons l'intime conviction, la conscience de beaucoup de gens.
Sur les murs, et à la porte de nombreux magasins, ont été apposées, pendant plusieurs jours des affiches annonçant les soirées théâtrales de Belles-Lettres. Le nom de l'auteur de la pièce est mis particulièrement en vedette. Or ce nom est devenu synonyme, dans le public, et à juste titre, d'amoralisme, pour ne pas dire plus. Nous ne nous permettons pas, cela va de soi, de juger
l'homme. Nous ne méconnaissons ni le talent de l'écrivain, ni d'autres faces de sa personnalité comme de son œuvre. Mais nous sommes en droit de ne point oublier la position que M. André Gide a prise a l'égard de certains absolus de la loi morale ni l'action néfaste que tels de ses livres exercent sur la jeunesse.
Comment une société de jeunes hommes n'a-t-elle pas senti l'inconvenance qu'il y avait à faire une publicité quelconque à cet auteur, chez nous et en ce temps où toutes les énergies doivent être tendues vers un redressement moral nécessaire ? Belles-Lettres elle-même ne nous a-t-elle pas invités, tout récemment, à un retour aux valeurs spirituelles, en organisant la conférence de M. Mounier ?
Des aînés en grand nombre, pères et mères de famille, des jeunes aussi, souffrent. C'est au nom de ceux-là que nous prenons la plume.
Veuillez agréer, Monsieur le Rédacteur, l'expression de nos sentiments distingués et dévoués,

Franz BURNAND, pasteur.
Th.-D. PACHE, pasteur.

Réd. — MM. les pasteurs Burnand et Pache, dans la lettre qu'on vient de lire déclarent ne vouloir engager en rien la rédaction de la « Gazette ». Nous tenons à les dispenser de cette réserve et à faire savoir que nous nous associons sans hésiter à leur juste et nécessaire protestation.
L'opinion qu'ils expriment est du reste aussi celle de nombre d'anciens Bellettriens qui, nous le savons, réprouvent énergiquement la grave erreur commise. »

Les Belletriens essaient de cacher à Gide « certains mauvais vouloirs, certaines attaques que la représentations des Caves avait eu à subir, même parmi les étudiants »  (CPD, t.2, p. 361), mais bien entendu cela intéresse Gide autant que le succès. Il fraye désormais depuis un mois dans la bonne société suisse et « il a trouvé ces gens bouchés, imperméables à ce qui se passe dans le monde » (Ibid. p.258) et cite ce mot resté fameux d'une de ses voisines de table : « Mais Monsieur Gide, c'est bien simple, si je n'avais plus de domestiques, je n'aurais plus le temps de tricoter pour les pauvres !!! ». Mot que Gide réutilisera d'ailleurs dans Robert ou l'Intérêt général...

La première représentation des Caves du Vatican en « 17 scènes adaptées du roman par l'auteur » à Montreux s'était prolongée jusqu'à une heure du matin. On coupa donc dans le texte pour la seconde, le 15 décembre à Lausanne. Maria Van Rysselberghe assiste aux répétitions et à la séance du soir :

« La pièce qu'on a déjà jouée une première fois à Montreux est sue, plus rien à changer, ce n'est plus qu'une question de changements de décors, de rapidité d'action et surtout d'éclairage; on insiste donc sur le commencement et la fin de chaque acte, passant tout ce qui n'a pas besoin d'être réglé. Dix-sept scènes, deux speakers, qu'on finit par mettre dans l'orchestre et qu'on voit de dos, éclairent eux-mêmes leur texte par des lampes de poche. Ces deux points lumineux dans le noir sont d'un excellent effet. Les rôles de femme, à l'exception de celui de Carola (ce qui prêtait au mauvais goût), sont tenus par des garçons, et excellemment; c'est tout à fait bon et fait ressortir le côté sotie sans tomber dans la charge. […] Lafcadio, avec lequel je parle un peu, est violemment sympathique, il ne fait pas une faute de goût, pas une faute de compréhension, son jeu est intelligent, mais trop intérieur, trop gris; il est racé, mais n'a rien du charme triomphant de Lafcadio; nature mélancolique, je pense, où l'amertume noie trop souvent le plaisir; il fait un peu protestant, on ne croit pas du tout qu'il ait mené une vie de sauvage au bord de l'Adriatique.
Protos n'est pas bon, il manque irrémédiablement de lyrisme, ne donne pas du tout le côté Robert Macaire du personnage. Anthime, intelligent, Julius pas assez, il n'a pas l'air de comprendre tout ce qu'il dit; Fleurissoire trop jeune, un peu caricature, très Töpfer. L'ensemble est terne et trop long ; dix-sept bonnes scènes ne font pas une bonne pièce. Celle du wagon-restaurant (qu'on ne jouait pas à Paris) pourrait être prodigieuse et ne l'est pas, il y faudrait un savant truquage, celle avec Juste-Agénor de Baraglioul (qu'on ne jouait pas à Paris non plus) m'a émue profondément. Évidemment, le côté amateur et occasionnel de ces représentations transforme beaucoup les exigences de la critique, et l'amusement et l'entrain de toute cette jeunesse rendent indulgent. Le soir, la salle est des plus brillantes, un peu province; théories de jeunes filles en toilettes claires, tous les pensionnats donnent. La soirée commence par une revue très enlevée, pleine d'entrain, d'allusions locales qui nécessairement amusent et sont .très applaudies, après quoi les Caves ne peuvent que paraître mornes. Je suis au balcon, au centre de la salle; Gide tout en haut, seul, perdu dans la foule. Sitôt la représentation terminée, il se perd dans les couloirs du théâtre en essayant de retrouver le vestiaire où nous avions rendez-vous. Il y a là de tels courants d'air que craignant d'avoir pris froid il se précipite aussitôt dans l'omnibus de l'hôtel qui était venu nous reprendre. A peine arrivé, il se rend compte qu'il a sans doute déçu les acteurs en prenant ainsi la fuite et retourne en ville dans l'espoir de les trouver encore attablés quelque part. » (CPD, t.2, p.360-362)

Une autre critique qui allait stimuler Gide est celle parue le lundi 18 décembre 1933, toujours à la Une de la Gazette de Lausanne. On peut d'ailleurs remarquer le silence des autres quotidiens suisses. En 1932 déjà, le Journal de Genève titrait « Gide sombre dans le bolchévisme » à la parution dans la NRF des lignes du Journal par lesquelles Gide disait sa sympathie pour l'URSS. « Constatons le fait sans le commenter », concluait l'article. De la même façon l'année suivante le journal se contentera d'annoncer la séance à Genève d'une ligne dans son Carnet du jour du 18 décembre 1933. Dans la Gazette de Lausanne, Gaston Bridel donne, lui, une critique copieuse :


Le théâtre
« Les Caves du Vatican »

La question du droit de l'adaptateur, qui se posait à propos de Crime et Châtiment, on ne peut même pas l'envisager quant aux Caves du Vatican, d'une part parce qu'un auteur a toujours le droit de vilipender son œuvre ; d'autre part parce que la « sotie » de M. Gide ne contient aucun élément de drame scénique. Il était loisible à M. Gide de découper en 17 scènes les 296 pages de son ouvrage et nous nous trouvons, par voie de conséquence, fort à-l'aise pour montrer que cette entreprise était absurde.

L'argument du programme nous rappelle que l'auteur a produit trois drames. Les deux premiers Saül et Le Roi Candaule ne sont pas à proprement parler œuvres originales, mais tentatives de transposer à la scène des récits connus ; le troisième Œdipe avait été précédemment inventé par un tragique grec. Or ces trois ouvrages s'ils « attestent », comme le dit encore l'argument du programme, « le goût constant de leur auteur pour le théâtre » montrent aussi que goût n'est point synonyme de talent et que M. Gide, à la scène, a continué d'écrire comme un auteur de livres. Et, cependant, l'histoire de Saül par exemple comporte une inspiration lyrique et épique, une part d'humanité profonde, une somme d'expérience humaine qui sont autant d'éléments propres à composer une tragédie. Seulement le sujet ne suffit pas ; il y faut ce sens du mouvement, de la péripétie, du raccourci, du style propre au dialogue de la scène qui ont toujours manqué à M. Gide. Il a bénéficié à deux reprises de la vision de Jacques Copeau (Saül) ou de celle de Max Reinhardt (l'Enfant prodigue), c'est-à-dire du génie de deux metteurs en scène remarquables, qui sont parvenus à remédier dans une certaine mesure à la carence de l'auteur. Reinhardt a même été, comme Baty pour Crime et châtiment, jusqu'à se charger lui-même de l'adaptation.
Cette fois, non seulement Gide travailla seul mais encore s'attaqua à un ouvrage le moins fait pour la scène. La fantaisie que d'aucuns louent dans les Caves du Vatican et que nous estimons quant à nous fort laborieuse, insistante et surannée est d'un ordre purement littéraire. Elle tire ce qu'on y trouve de charme d'un ensemble d'observations, de descriptions et de notations curieuses, qui déjà à la lecture lassent et agacent par leur minutie, leur lenteur, leur caractère de farce déplaisante. Ainsi Protos escroquant les bigottes en leur faisant croire que le pape a été séquestré ; cette épaisse mystification devient assommante dans la pièce. Le récit que fait Protos, entrecoupé des gloussements ridicules d'un jeune homme travesti, qui parle avec une voix de fausset dont la moitié des sons ne passe pas la rampe est d'une longueur qui n'a d'égal que son manque d'attrait et de mouvement. Joué — comme plusieurs autres scènes — au fond, contre la toile, sans aucun relief avec des passades toutes parallèles à la rampe, sur un plan unique et trop lointain, baigné dans un éclairage faux, mal distribué, créant des ombres portées qui exagèrent encore les erreurs de la mise en scène, ce monologue prouverait à lui seul que le livre est impropre à toute transposition scénique. Un autre exemple : quand Lafcadio, le héros de la comédie médite dans son compartiment, en face de Fleurissoire le meurtre de celui-ci, les acteurs se taisent soudain et deux voix alternées, à l'orchestre, nous font part des sentiments des deux voyageurs. C'est enfantin ! on confond le théâtre avec la récitation.
La pièce avance par à-coups, avec des arrêts, des retours, des trous, des incohérences et le rythme du livre est absent de l'adaptation. En voilà assez sur ce point.

Ce qui est plus grave que tout cela, c'est l'intention d'André Gide dans les Caves du Vatican. Sous la farce, dont il ne faut pas exagérer la portée, apparaît déjà l'une des revendications morales que l'auteur ne cessera de développer dès lors (Les Caves datent de 1914) : la liberté absolue de la pensée, même de l'acte. Et l'épigraphe du volume, empruntée à une chronique de Georges Palante est significative : « Pour ma part, mon choix est fait. J'ai opté pour l'athéisme social... » C'est ce que les braves gens appellent plus simplement l'anarchie. Raskolnikow lui aussi a accompli « un acte gratuit », mais il lui a coûté cher, car il n'est pas d'acte gratuit. Le héros de M. Gide ignore le remords, la solidarité humaine. Il est affranchi de toute contrainte, parce qu'il est intelligent (1). Lafcadio est le grand-père de ces jeunes gens modernes qu'on nous peint dans Mademoiselle de Deval ou dans Cette Nuit-là. Il n'a plus aucun sens moral. C'est de cette petite crapule que l'argument du programme nous dit froidement : « ...cédant à la sympathie que les Bellettriens éprouvent pour Lafcadio, en qui ils ont depuis longtemps reconnu un frère... ». C'est tout à fait le genre de railleries provocantes avec quoi M. Gide pense faire rire les «esprits libres » en scandalisant les bourgeois. L'écrivain français peut être fier de son succès ! Le poison qu'il a distillé dans tous ses ouvrages avec une intelligence et un charme démoniaques a fait son œuvre. Cette longue série « d'actes gratuits » qui trouve son couronnement (en ce qui nous concerne) dans ces 17 scènes que nous avons chèrement payées, en voila donc le résultat. M. Gide lui-même nous fournit la preuve qu'il n'est pas d'attitude sans conséquence, pas d'acte sans portée et qu'elle est simplement monstrueuse l'intelligence sans support moral.

Je ne voudrais pas terminer sans dire que Belles-Lettres me paraît innocenté dans toute cette malheureuse affaire. Que ces jeunes gens soient troublés et incertains, l'époque où ils vivent l'explique et les justifie. Dans cette atmosphère, un « ancien » — dont ce n'est d'ailleurs pas le rôle — leur recommande un écrivain dont plusieurs ne connaissent naturellement pas tout l'œuvre et il emporte aisément l'adhésion. Sans que ses camarades y voient malice.
La conscience, le soin, le talent aussi que la plupart des acteurs ont mis sans réserve, avec le bel élan de leur jeunesse, au service d'un mauvais ouvrage, ils l'emploieront demain pour des causes plus intéressantes, se souvenant que le rôle traditionnel d'une société comme Belles-Lettres n'est pas d'honorer un vieil écrivain étranger dont l'action est nulle depuis longtemps sur la jeunesse saine de son pays, mais de faire connaître à leur fidèle public des ouvrages nouveaux, fussent-ils d'auteurs suisses, plutôt qu'une plaisanterie surannée et usée jusqu'à la corde.
Gaston BRIDEL.

(1) Dans le roman, il est sur le point de se repentir mais l'amour le détache du remords. Dans la pièce il n'aime que lui et ne songe pas au regret.



Aucun commentaire: