lundi 14 novembre 2011

Gide au micro, de Marc Bernard


En 1947, pour célébrer les cinquante ans des Nourritures terrestres, Marc Bernard vient enregistrer Gide au Vaneau. L'écrivain et critique connait Gide depuis 1928, et déjà en 1938 il l'avait interrogé au micro de ce qui s'appelait alors la Radiodiffusion Nationale (R.N.) pour « Le quart d'heure de la Nouvelle Revue Française ». L'entretien portait sur ses souvenirs sur Eugène Dabit.
Marc Bernard, Roger Grenier, Jean Duché et Yvan Audouard ont créé en septembre 1947 l'émission de critique littéraire Lu et approuvé. Elle prendra ensuite différents titres : Magazine littéraire (1948), Lu et approuvé (1949-1950), La vie des lettres (1951-1963), Belles lettres (1952-1963), la Tribune des critiques (1963-1965).
D'après Stéphane Bonnefoi, qui travaille à une biographie de Marc Bernard, Gide, Bernard et Marc Allégret auraient travaillé ensemble en 1948 autour d'un projet de scénario. En 1952 pour le Journal de Genève, Marc Bernard se souvenait de la séance d'enregistrement qu'il date donc de 1947...



GIDE AU MICRO

POUR le cinquantième anniversaire des Nourritures terrestres, j'avais demandé à André Gide de lire pour l'émission « La Vie des Lettres » quelques passages de ce livre.
Notre camion d'enregistrement s'arrêta devant l'immeuble de la rue Vaneau et, tandis que les techniciens déroulaient leur fil, je montai chez Gide.
C'est lui qui vint m'ouvrir. Il portait un vêtement d'intérieur de laine brune, ample et confortable, un foulard rouge, et ses yeux noirs pétillaient de vie sous les lunettes. Je le connaissais depuis 1928, mais depuis la guerre nous ne nous étions plus revus. Il ne me parut pas tellement changé: même voix grave, bien timbrée, sans aucun de ces tremblements qui marquent la vieillesse, et même accueil ouvert, cordial, qui vous mettait aussitôt à l'aise.
L'appartement de la rue Vaneau était vaste, mais on avait toujours l'impression que Gide n'était là que de passage, sans cesse prêt pour un nouveau départ. Et de fait il s'agissait plutôt là d'un pigeonnier d'où André Gide, après s'être posé quelques semaines, reprenait son vol.
« Venez, nous allons choisir les passages que je vous lirai », dit-il.
Longeant un long couloir, nous arrivâmes dans une chambre étroite où se trouvait un petit lit et une table si simple qu'elle ressemblait à une table de cuisine : c'est là qu'il écrivait. Cette pièce était pareille à celle d'un étudiant pauvre, insoucieux du confort en tout cas.
André Gide prit sur un rayon les Nourritures terrestres. Je remarquai que les pages étaient marquées par des signets. Je suis sûr que la veille, ou avant notre arrivée, il s'était exercé à cette lecture.
Certains ont dit qu'il était un magnifique comédien ; les uns donnant bien entendu à ce mot un sens fâcheux, les autres en faisant une sorte de compliment ambigu. Le plus équitable, le plus près aussi de la vérité, serait de prendre comédien dans son acception stricte. Il est clair, en effet, que si Gide avait choisi d'être acteur, il eût été l'un des plus doués qu'on eût jamais vus. Car il avait le don royal de la présence, une autorité étonnante, encore qu'il ne s'y efforçât nullement. Il lui suffisait de paraître. Cela tenait à son intelligence, à son esprit toujours en éveil, certes, mais aussi à son rayonnement physique ; les imperfections mêmes de son corps avaient du caractère, une sourde puissance.
Tandis qu'on plaçait le microphone en face de lui, il observait avec curiosité cette manœuvre, bien qu'il eût plusieurs fois assisté à ce genre d'opération.
Pendant que les opérateurs s'affairaient, j'offris une cigarette à André Gide. « Nous allons faire un échange », dit-il. Et il me tendit un paquet de cigarettes américaines, les seules qu'il aimât. Mais à peine eut-il allumé sa cigarette qu'il l'éteignit, la glissa quelque part, essayant de l'oublier, de la perdre. Incapable de résister à son envie, et sachant que le tabac lui faisait mal, c'est toujours ainsi qu'il rusait avec son vice. Mais, bien entendu, il ne tarda guère à me demander du feu.
Comme s'il se fut agi d'une marchandise, me montrant le livre ouvert : « Combien en voulez-vous ? », demanda-t-il. « Le plus que vous voudrez », répondis-je. Il sourit, hocha la tête : « Je ne veux pas ennuyer », dit-il.
Je comptai, puis Gide se mit à lire ce livre de jeunesse. Il était émouvant d'entendre le vieillard réciter le texte qu'avait écrit, cinquante ans plus tôt, le jeune écrivain. Sa voix retrouvait la ferveur qui l'avait inspiré un demi-siècle auparavant. Les chants des Nourritures rappelaient son enthousiasme ; sa joie de vivre. Repris par ces pages, Gide, à mesure qu'il lisait, leur trouvait une neuve beauté. Sa belle voix le servait magnifiquement d'ailleurs.
Il lut un chapitre, puis un second, et encore un troisième, mais claquant le livre soudain : « Si je me laissais aller, dit-il, tout y passerait. »
« C'est beau », dis-je avec élan. « Ah, vous trouvez ? » répondit-il en riant. Et comme je m'étais penché vers le microphone pour annoncer que la lecture était terminée, il me donna un petit coup de tête, comme un écolier à son camarade de banc. « Maintenant, allons l'entendre », dit-il.
Nous entrâmes dans la cabine du car et l'on fit tourner les disques. André Gide s'écoutait, sourcils froncés, reniflant ainsi qu'il avait l'habitude de faire quand il était inquiet ou mécontent. Et quand le silence se fit : « J'ai une voix de pasteur, dit-il. Trop de grandiloquence. Si c'était à recommencer, je serais plus simple. »
Il réfléchit un peu, puis ajouta : « Quelle merveilleuse école pour un acteur ! On peut faire des progrès ».
Je retrouvai dans cette réflexion le sens qu'il avait de tirer parti de tout, économe comme une fourmi dès que lui était donnée la possibilité d'un enrichissement intérieur, d'un « progrès », comme il disait, en donnant à ce mot une vigueur étonnante.
Des gens passaient rue Vaneau, regardant avec curiosité la cabine du car où un vieil homme, coiffé d'un bizarre chapeau pointu, se jugeait sans complaisance. Ce qu'ils ignoraient, évidemment, c'est que cet homme était un grand écrivain et qu'il se proposait à soixante-dix-neuf ans de faire « des progrès ».

Marc Bernard
Journal de Genève, 28 juin 1952

1 commentaire:

stephane bonnefoi a dit…

Monsieur, est-ce vous qui m'aviez écrit il y a plusieurs mois au sujet de Marc Bernard, Allégret et Gide ? Je m'excuse de ne pas vous avoir répondu plus tôt mais je ne suis pas très fidèle à ce blog... Oui, vous avez raison, il y a une erreur de date. Il s'agirait bien de Soleil de minuit en revanche. J'ai la main sur un document qui l'affirme. En tous les cas Gide a été d'un grand secours pour Marc sans une période difficile, en 1948 me semble t-il, en Suisse. J'ai des lettres de Gide qui le disent, là encore. Merci de ne pas publier ce commentaire. J'ai hérité de la discrétion de Marc... A votre disposition au besoin. Bien à vous. Stéphane Bonnefoi