En 1954 paraissait aux Editions de
Minuit* le livre d'un mystérieux Abdallah Chaamba intitulé Le
Vieillard et l'Enfant, qui racontait la relation tout à la fois
charnelle et mystique d'un jeune Arabe et d'un colonel français
retiré dans le désert. Le nom de Gide fut mêlé à sa sortie, au
point même que certains pensèrent qu'il en était l'auteur : mais
ce n'était qu'une publicité, pas tout à fait imméritée
d'ailleurs...
Derrière ce pseudonyme d'Abdallah
Chaamba se trouve François Augiéras. Né en 1925 aux Etats-Unis –
d'une père pianiste français qui meurt deux mois avant sa naissance
– et d'une mère peintre sur porcelaine d'origine polonaise, il
grandit à Paris puis à Périgueux. A la fin de la guerre on le
retrouve dans le Sahara, chez un oncle militaire en retraite** qui
abuse de lui : c'est la trame et le décor du Vieillard et
l'Enfant qu'il écrit en 1949.
Il envoie la première version de son
livre, imprimée sur des cahiers de différentes couleurs, à de
nombreux écrivains. Mais pas à Gide. C'est par Camus que Gide
découvrira ce récit. Au printemps 1982 pour la revue Masques,
le critique et écrivain Jacques Brenner*** se souvient de François
Augiéras, et comment il en entendit parler la première fois par
Pierre Herbart. Plutôt que de le réduire aux extraits concernant
Gide, je vous propose dans son intégralité ce document intéressant
pour découvrir Augiéras.
_____________________________
* Le Vieillard et l'enfant a
fait l'objet de quatre éditions successives. La première, publiée
à compte d'auteur au cours des années 50-52 sous la signature
d'Abdallah Chaamba, se présentait sous forme de trois opuscules qui
furent adressés à diverses personnalités de la littérature et des
arts. Cette édition ne fut pas mise dans le commerce. La deuxième,
reprenant en un volume le texte des trois brochures, parut aux
Éditions de Minuit en 1954. La troisième, établie en 1958 et
sensiblement réduite par rapport à la précédente, fit l'objet par
les soins de l'auteur d'un tirage hors commerce à deux cents
exemplaires. La même édition, augmentée d'une préface de 1963,
sera cette fois signée François Augiéras.
** Voir ici la lettre de l'oncle reçue
par les Editions de Minuit à la suite de la publication du livre.
*** Sur ce critique littéraire,
écrivain, et auteur d'un Journal dont le premier tome
s'intitule « Du côté de chez Gide », voir sur mon autre
blog l'interview de Jacques Brenner donnée également à la revue
Masques.
François Augiéras
Rencontres avec François Augiéras,
par Jacques Brenner
« J'ai entendu parler d'Augiéras
avant de le lire, mais je l'ai lu avant de le rencontrer.
Un jour de janvier 1951, Pierre Herbart
me demanda : « Vous connaissez Le Vieillard et l'Enfant ? »
Nous étions rue Vanneau [sic] dans son studio, lequel se trouvait encombré
par tout un matériel de cinéma, car Marc Allégret finissait de
tourner dans l'appartement voisin le film qu'il consacrait à Gide.
Herbart m'apprit que le vieillard Gide s'était enthousiasmé pour le
livre d'un inconnu qui n'était plus un « enfant », mais un
adolescent de Périgueux. Gide était même si charmé par cet
ouvrage qu'il avait l'intention de faire un tour dans le Périgord
pour voir l'auteur. Gide aimait rencontrer les écrivains dont les
livres lui avaient plu. Par exemple, il s'était rendu à Manosque
après avoir lu La Colline de Giono. Mais, pour ce qui
concerne Augiéras, nous savons aujourd'hui que ce jeune auteur,
ayant reçu une lettre de Gide l'année précédente, avait aussitôt
voulu se présenter à lui et lui avait rendu visite à Taormina.
Ils n'avaient bavardé qu'un moment, mais Augiéras était allé un
peu plus tard guetter Gide à Nice et l'avait à nouveau abordé,
dans un jardin public. (Il raconte ces deux entrevues dans Une
Adolescence au Temps du Maréchal.) Il est certain que Gide avait
conservé un bon souvenir d'Augiéras puisqu'il projetait ce voyage à
Périgueux. Herbart me prêta le volume du Vieillard et l'Enfant.
Plutôt que de volume, faudrait parler d'une brochure, réunissant
des petits cahiers de différentes couleurs — bleus, blancs,
oranges, jaunes — dont le texte imprimé était abondamment raturé
à la main. Sur la couverture blanche, on trouvait un nom d'auteur :
Abdallah Chaamba, mais pas d'indication d'éditeur ou d'imprimeur. Je
remarquai naturellement que le nom de l'auteur était fort peu
périgourdin. Herbart me dit : « C'est que l'histoire est situé en
Algérie et que le narrateur est un petit Arabe. Il vit auprès d'un
colonel en retraite et l'on ne sait s'il le considère comme un dieu
ou comme un démon. Les deux sans doute. »
Je lus Le Vieillard et l'Enfant.
A mon tour j'en parlai autour de moi. Je découvris que beaucoup
d'écrivains à Paris avaient reçu la brochure, et même que
certains en avaient reçu plusieurs. Par « plusieurs »
entendez que le récit que m'avait communiqué Herbart était le
premier fascicule d'une série traitant le même sujet ou plutôt
développant le thème initial.
Lors d'une visite que je rendis à
Maurice Nadeau, dans son bureau des Lettres Nouvelles, nous
parlâmes justement d'Abdallah Chaamba quand apparut Michel Leiris.
Il nous appris que non seulement il aimait Le Vieillard et
l'Enfant mais qu'il avait rencontré l'un des protagonistes du
livre. Il avait, nous dit-il, visité et inspecté le petit "musée
de l'homme" que le colonel Augérias, l'oncle de l'auteur, avait
constitué dans son fortin d'El Goléa. Toutefois Michel Leiris ne
nous dit pas quelle était la part d'autobiographie dans Le Vieillard
et l'Enfant : Abdellah Chaamba pouvait être un personnage
entièrement inventé par François Augiéras et non pas un simple
prête-nom, choisi pour piquer la curiosité, mais aussi par mesure
de prudence.
Si Gide avait vécu quelque temps
encore, sans doute aurait-il fait publier François Augiéras par la
N.R.F., il mourut en février 51, moins de deux mois après avoir
fait le projet de se rendre à Périgueux. Cependant les brochures
Vieillard et l'Enfant continuaient à circuler dans les
milieux littéraires et, finalement, ce sont les Éditions de Minuit,
où travaillait Georges Lambrichs, qui proposèrent un contrat au
jeune auteur, à la fin de l'été 1952. Je crois que c'est également
Herbart qui avait fait lire Augiéras à Lambrichs.
Les brochures du Vieillard et
l'Enfant ne présentaient pas une œuvre bien composée. Plutôt
s'agissait-il de morceaux mis bout à bout ; fragments divers d'une
même histoire ; mais où les répétitions ne manquaient pas.
Augiéras accepta d'établir un ordre nouveau et plus cohérent pour
la première édition qui serait mise dans le commerce. Notons bien
que, s'il avait fait imprimer ses brochures à ses frais, il n'avait
nullement essayé de les commercialiser : il les avait distribuées
gratuitement, par la poste. Il avait eu aussi la bonne idée
d'imaginer des fascicules de format bizarre et d'impression
maladroite. S'il avait singé les éditions habituelles, peut-être
les écrivains auxquels il les avaient adressés les auraient-ils
jetés sans les avoir lus, car on n'accorde plus aucune confiance aux
« comptes d'auteur ».
François Augiéras vint à Paris en
1953 pour mettre au point le texte définitif avec ses éditeurs. Je
le rencontrai donc, car j'étais employé des Éditions de Minuit (et
même étais-je logé dans le petit immeuble de la rue
Bernard-Palissy). Agé de vingt-sept ans, Augiéras ne ressemblait
pas du tout à un « fils des steppes » – ainsi qu'il l'aurait
souhaité – mais plutôt à un jeune Américain bagarreur, tel le
personnage qu'incarnait Marlon Brando dans l'Équipée Sauvage,
film qui venait précisément d'être présenté à Paris. Il portait
un blouson de cuir et l'on n'aurait pas été surpris de le voir
circuler sur une puissante moto. Mais, dans les étroits bureaux de
la rue Bernard-Palissy, il avait un maintien modeste ou discret.
Suivant son désir, les Éditions de Minuit ne révélèrent rien de
son identité. Elles feignirent même de l'ignorer. Au dos du volume,
fut posée la question : « Qui est Abdallah Chaamba? » Etait-ce
vraiment le petit Arabe du récit ? Ou bien un écrivain très connu
ne se dissimulait-il pas derrière un séduisant pseudonyme, Augiéras
n'aurait pas été mécontent que l'on crût que son livre était un
posthume d'André Gide, dans la lignée d'Amynthas [sic].
Le texte que les Éditions de Minuit
publièrent ne différa pas beaucoup de celui des brochures, mais
Augiéras ne cessa pas de le corriger après qu'il eut paru. Il
écrivit aussi une suite. Je reçus au début de 1955 deux nouvelles
brochures intitulées Le Voyage des Morts. Dans la première,
le vieillard était devenu « mon père » dans le texte imprimé,
mais Augiéras avait barré partout le mot « père » pour le
remplacer, à la main, par le mot « oncle ». Ainsi son récit
devenait franchement autobiographique. Dans la seconde brochure, il
racontait un séjour à Agadir et comment il avait dragué, tantôt
pour le plaisir et tantôt pour gagner quelque argent. Son récit
très simple et très évocateur respirait une espèce d'innocence.
Je décidai d'en donner quelques pages dans les Cahiers des
Saisons dont je préparais alors le premier numéro, lequel parut
l'été de 1955.
Le Vieillard et l'Enfant n'ayant
rem porté qu'un succès d'estime, les Editions de Minuit renoncèrent
à publier Voyage des Morts, dont le texte intégral parut
aux Éditons Le Nef de Paris, au printemps 1959. Un peu auparavant
j'avais reçu une plaquette hors-commerce, intitulée Zirara
où Augiéras réfléchissait sur son aventure littéraire. Il disait
en comprendre maintenant toute la signification.
En somme, il avait dilué une belle
histoire dans un journal intime. Il devait la reprendre, avec le
recul dont il disposait maintenant. Elle aurait plus de force en
cinquante pages qu'en deux cents. Il devait sabrer son texte et le
remanier sévèrement. La version, cette fois « définitive », du
Vieillard et l'Enfant tint en un mince volume, une plaquette
que publièrent les Éditions de Minuit quand fut épuisée l'édition
de 1954. Je ne suis pas sûr de ne pas préférer la rédaction
primitive, plus naïve et plus enveloppante.
Il est certain toutefois qu'en
travaillant son texte, Augiéras avait amélioré non tant son style,
qui était excellent, que son métier. Il put composer avec toutes
les roueries d'un artiste accompli le récit intitulé l'Apprenti
Sorcier, le seul de ses ouvrages qui ne soit pas directement
autobiographique. Ce petit chef-d'œuvre ayant été refusé ici et
là, j'eus la chance de pouvoir le publier dans la collection des
Cahiers des Saisons que je dirigeais chez Julliard. Augiéras
ne voulut pas le signer de son nom véritable, mais renonça au
pseudonyme d'Abdallah Chaamba qui convenait mal pour un récit situé
en Périgord. La couverture et la page de titre présentèrent
l'originalité de ne pas donner de nom d'auteur.
Le livre parut au début de 1964. Je
revis Augiéras qui vint à Paris non pas tant pour surveiller la
sortie de son ouvrage que pour présenter à quelques directeurs de
galeries d'autres œuvres de sa façon : des peintures sur bois,
qu'il appelait des icônes. Gérard Mourgue [sic, pour Mourgues] accepta d'organiser une
exposition.
Lors de son séjour, Augiéras insista
pour que je l'accompagne au musée de l'homme, le musée qu'il
prêteras à Paris. Il s'était étonné que je ne connusse pas
quelques merveilles et étrangetés auxquelles il avait fait allusion
devant moi. « Je veux absolument que vous les admiriez »
me dit-il. Dès notre arrivée au Trocadéro, il se conduisit en
maître des lieux et se transforma en conférencier, improvisant à
la manière de Malraux et parlant d'une voix très forte, de sorte
qu'une bonne douzaine de visiteurs se rassemblèrent autour de nous
et se mirent à nous suivre. Je compris qui s avaient pris Augiéras
pour un guide officiel, bien qu'il ne portât pas d'uniforme. Il ne
portait pas non plus de veste de cuir ce jour-là, mais une veste de
gros draps avec un col et des revers de fourrure et il était chaussé
de gros souliers de montagnard (si j'ai bonne mémoire) : berger
pyrénéen, et non plus motocycliste américain, il avait pourtant
conservé une allure à la Brando. Le grand changement depuis notre
première rencontre, c'était le volume de sa voix.
Je retrouvais un Augiéras au maintien
réservé et à la voix douce lors d'un déjeuner chez Gisèle
d'Assailly, la veuve de René Julliard. Cette dame très parisienne
voulut montrer qu'elle connaissait les goûts de son hôte et pouvait
en parler avec liberté. Comme Augiéras, interrogé sur ses projets,
nous disait son intention d'aller faire retraite quelques temps au
Mont Athos, Gisèle d'Assailly s'écria : « Vous ne rencontrerez pas
d'enfants dans ces couvents » ; Augiéras répliqua aussitôt :
« « Je serais entouré de vieillards, Madame. »
Je ne crois pas qu'il soit jamais
revenu à Paris, ni pour la publication d'Une Adolesecence au
temps du Maréchal (1968), ni pour celle d'Un voyage au Mont
Athos (1970). Il disait d'ailleurs détester Paris. Je me demande
comment il s'était débrouillé pour si bien connaître le musée de
l'homme (par les livres probablement).
Un peu après sa mort, à l'hospice
d'une bourgade du Périgord, Jean Chalon m'apporta le manuscrit d'un
inédit, Domme ou un essai d'occupation, ainsi qu'un curieux
testament ou Augiéras avait établi une liste de personnes qui
s'étaient intéressées à ses livres. L'une ou l'autre – qu'il
fallait joindre dans l'ordre indiqué – accepterait-t-elle de
recevoir son œuvre en héritage ? Je figurais sur cette liste en
souvenir des Cahiers des saisons.
Je travaillais maintenant chez Grasset.
Il me parut que l'important était de faire publier Domme et
le manuscrit fut accepté par Bernard Privat, patron de la maison. On
l'envoya même à la fabrication. Tout se compliqua quand se posa la
question du contrat. Avec qui fallait-il signer ? Que risquait-il
d'arriver si l'on publiait sans contrat ? A la demande de Privat,
j'allai avec Chalon, consulter l'avocat de la maison Grasset. Cet
avocat nous assura que publier le posthume, c'était se reconnaître
l'héritier, et pas seulement du manuscrit, mais de toutes les dettes
connues (l'ardoise laissée à l'Assistance Publique) et les dettes
inconnues que l'auteur avait pu contracter. J'objectai que l'on
pouvait éditer Domme et réserver les droits d'auteur pour
d'éventuels créanciers d'Augiéras. Cela me paraissait tout simple.
Trop simple sans doute. L'avocat conseilla à la maison Grasset de
renoncer à la publication. Et voilà pourquoi il fallut attendre
plus de dix ans pour que Domme soit proposé au public. »
(Jacques Brenner, Rencontres avec François Augérias,
in Masques, Revue des homosexualités, printemps 1982, N°13)
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