jeudi 1 novembre 2012

Thibaudet sur sa faim


[Article paru dans les « Notes » de la N.R.F. N°168 du 1er septembre 1927 et qui ne figure pas au dossier de presse du Journal des Faux-Monnayeurs des Gidian Archives.]


« NOTES

LITTÉRATURE GÉNÉRALE
JOURNAL DES FAUX-MONNAYEURS, par André Gide (Editions de la N.R.F.).

Les Faux-Monnayeurs ont été très diversement appréciés, et je m'explique, ailleurs*, suffisamment sur eux pour être dispensé de faire ici intervenir mon mot. Il est en tout cas une qualité que personne ne refusera à ce roman. J'allais écrire : c'est l'intelligence critique. Mais d'abord une telle louange, appliquée à un romancier, paraîtrait un épigramme. Et ensuite c'est tout de même autre chose que je voulais dire : un parti volontaire et subtil d'intelligence critique, un contrôle continuellement visible du roman par le romancier, et cette présence de l'intelligence ne refroidissant rien, mais au contraire ajoutant au mouvement du roman un mouvement nouveau.
Le Journal des Faux-Monnayeurs fait sa partie dans cet ensemble critique, mais ne le constitue pas à lui seul. C'est de trois côtés que l'auteur se rend à ce rond-point : les dialogues d'Edouard sur son roman (celui de Saas-Fée est un chef-d'œuvre), le Journal d'Edouard, et enfin le journal d'André, ou Journal des Faux-Monnayeurs. Il en manque un quatrième : le journal du lecteur. Quand je dis qu'il manque, c'est sans me concerner moi-même : il existe un Journal d'Albert, manuscrit, écrit par certain critique pour son plaisir personnel. Et pourquoi, au Journal, Gide lui-même n'ajouterait-il pas une Défense des Faux-Monnayeurs ?
On peut considérer ce petit livre comme un dialogue sur le roman, ou plutôt un monologue où Gide est capable de faire plusieurs personnages. C'est plein de finesse et de profondeur. On ne peut guère lui comparer que les lettres de Flaubert à Louise Colet au moment où il écrit Madame Bovary. Je songe aussi à ces Examens que Corneille, dans la réédition, de ses œuvres, mit à la mode. Nous nous trouvons chez des calculateurs qui savent ce qu'ils veulent et ce qu'ils font. Et vous pensez bien que ce n'est pas un hasard si tous trois sont Normands, et même Rouennais.
Tout ce que je reproche à ce Journal c'est qu'il me laisse sur ma faim. Il n'y en a pas assez. Il ressemble à ces commentaires où le scoliaste s'étend longuement sur des points secondaires, et glisse pudiquement sur ceux où on l'attendait et où l'on attendait. Gide ne nous apprend même rien sur la genèse de son idée de roman. Comment les deux faits divers autour desquels il a cristallisé, la bande du Luxembourg et le suicide de Clermont-Ferrand (la coupure citée du Journal des Débats présente ce dernier sous un jour mélodramatique très faux) sont-ils devenus pour lui sujets de roman ? Depuis quand avait-il l'idée d'un roman de l'adolescence et des adolescents ? Pourquoi ? Quels sont les rapports entre l'expérience de ce roman et l'expérience de Si le grain ne meurt ? Je sais bien qu'il faudrait à ces mémoires intellectuels un espace aussi grand que celui du roman lui-même. Mais le tout, entremêlé de dialogues avec Martin du Gard, Roger (les Faux-Monnayeurs sont en liaison visible avec les Thibaut) formerait un ensemble unique dans notre littérature.

ALBERT THIBAUBET »

(N.R.F., 14e année, n°168, 1er septembre 1927, pp. 390-391)


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