C'est donc début 1950 que Camus confie
les étranges fascicules colorés de la première version du
Vieillard et l'Enfant à Gide. Il est à l'Oiseau Bleu, la
villa de Florence Gould à Juan-les-Pins le 30 mars 1950, avant de
partir le 15 avril pour Rome puis Taormina, lorsqu'il lance un appel
pour essayer de retrouver l'auteur :
« Jusqu'au 12 avril "Oiseau
bleu
Juan les Pins
Alpes Maritime"
[encadré :] puis – 1bis rue Vaneau
Paris VII
Je voudrais savoir à qui m'adresser –
qui je dois remercier pour l'intense et bizarre joie que je prends à
la lecture (et relecture) de ces pages remarquables entre toutes.
Je supplie l'auteur de m'en réserver
un exemplaire.
"Le V. et l'En." ne peut
trouver un lecteur plus attentif et plus ravi qu'
André Gide »
La lettre est datée de Juan-les-Pins
et non de Taormina comme l'indique Augiéras dans ses souvenirs, Une
Adolescence au temps du Maréchal. « Une étroite feuille de
papier de rien du tout, signé André Gide » d'une « écriture
de bonniche » que sa mère a failli jeter à la poubelle...
Mais il parvient à savoir où Gide se trouve et part aussitôt le
retrouver sur la côte amalfitaine en juin 1950.
Les deux rencontres de Gide et Augiéras
tiennent probablement en grande partie de la légende littéraire.
Alors autant laisser Augiéras les raconter lui-même. Dans le même
numéro de la revue Masques, après les souvenirs de Brenner,
Pierre-Charles Nivière* donne un extrait du livre qu'il voudrait
consacrer à Augérias mais qui restera inédit.
__________________________
* Pierre-Charles Nivière travaillait
dans l'édition médicale lorsqu'il découvrit les livres d'Augiéras.
Après avoir perdu la foi, il revient vers l'Eglise orthodoxe : ce
fut un point d'échange important avec Augiéras, qui avait vécu au
mont Athos. Une importante correspondance s'engage alors entre eux.
Nivière a écrit un livre intitulé François Augiéras ou
l'extraordinaire trajectoire qui n'a jamais été publié.
« Le vieillard et l'enfant
François Augiéras
rencontre André Gide
par Pierre-Charles Nivière
« Pour un peu André Gide mourait dans
les bras d'Augiéras : il est de plus triste fin. »
François Augiéras
II fouilla dans sa serviette de cuir et
me tendit deux petits fascicules du Vieillard et l'Enfant de
1958.
— « Prends-les, ils sont pour toi,
mais tu sais ils sont devenus rarissimes. »
L'un comportait un cahier de papier
jaune, un de papier bleu, un de papier rose, un autre de papier jaune
et le dernier de papier orange Sur la page de faux titres il avait
déjà écrit : « pour mon cher ami, Pierre-Charles, en témoignage
de ma bien sincère amitié. A. Chaamba ». L'autre fascicule,
le même texte, sur papier chiffon blanc, portait cette indication
manuscrite : « Pour Pierre-Charles son ami. A. Chaamba ».
Je l'en remerciais ému, avec aussi
cette certitude qu'il n'allait pas me parler de Gide. Le silence
s'installa entre nous. Au bout d'un moment, il reprit :
— « Gide, c'est simple. J'avais
ton âge. J'avais fait imprimer hors commerce, sur du papier de
diverses couleurs, exactement comme le premier fascicule que tu as,
le texte du Vieillard et l'Enfant. J'étais encore à El Goléa
chez mon oncle et j'avais expédié plusieurs de ces exemplaires à
des tas de gens... Tu comprends il fallait qu'on m'entende, que
ma voix sorte de ce désert... Peu après j'étais revenu à
Périgueux chez ma mère... et c'est là qu'une lettre de Gide,
envoyée de Taormina, me dit l'intense et bizarre joie qu'il avait
éprouvé à lire mon petit livre de couleur. Je partis immédiatement
pour la Sicile et débarquais à Taormina sans même savoir comment
j'y rencontrerais Gide. Je ne comptais que sur mon instinct que je
savais capable de subtilités à l'occasion. Il me fallut peu de
temps pour découvrir l'hôtel où résidait Gide. Il est parti en
excursion, mais, me dit-on, ne va pas tarder à rentrer. De toute
façon je n'avais d'autre solution que l'attendre. Il y a une chose
dont je voulais avoir le cœur net... Je n'avais pas envoyé Le
Vieillard et l'Enfant à Gide, donc quelqu'un le lui avait remis.
Gide arrive, on le prévient qu'un jeune homme l'a demandé, un
français (et l'on doit ajouter quelques commentaires sur ma mise peu
élégante). Gide cherche sur la terrasse, je vais vers lui et lui
dit mon nom. Il ne marque aucun étonnement. Nous nous asseyons. Il
dépose sur la table le livre qu'il tenait à la main en rentrant de
promenade. Je reconnais mon livre qu'il m'avoue avoir relu dans la
journée. A ma question, il me dit que c'est Camus qui le lui a
donné. Il est ému n'arrête pas de m'interroger... »
François raconte avec plus de faconde
l'épisode dans Une Adolescence au Temps du Maréchal.
L'entrevue se terminant devant un
parterre d'officiers de Sa Gracieuse Majesté et de leurs épouses
qui horrifiés, mais dignes, voient soudain Monsieur André Gide
prendre dans ses bras ce jeune homme à l'allure par trop sauvage
avec lequel, quelques instants plus tôt il parlait, et l'embrasser
sur les joues « plus près des lèvres que des yeux ».
— « Je revis Gide un peu plus tard,
à Nice », reprit François. « Il m'avait écrit à Périgueux une
nouvelle lettre pour me dire l'inoubliable souvenir qu'il gardait de
notre rencontre en Sicile. Je le savais à Nice, comme la première
fois je n'eus aucun mal à le retrouver. Il me dit combien il
regrettait de ne pas m'avoir gardé près de lui à Taormina. Il me
dit qu'il allait mourir... Puis : "J'aurais vingt ans de moins,
dix ans de moins... Je te demanderais de partager ma vie...".
Dans Une Adolescence au Temps du
Maréchal : « Sa main (celle de Gide) par l'échancrure de mon
col, palpe mon épaule, après s'être arrêtée sur ma nuque un
instant. Je suis trop ému pour y prendre du plaisir ; je suis
attentif seulement à ne pas gâter sa joie par quelque niaiserie...
Je suis le dernier amour de sa vie : Je voudrais qu'avec moi ce soit
bien. C'est mon devoir aussi... Je me dois d'être pour Gide... qui
va mourir, un ultime don de la vie. J'appuie doucement ma tête
contre son épaule, en espérant qu'il verra dans ce geste de
confiance, non pas seulement de l'amour pour lui, qu'un dernier écho
ses rêves. »
Voilà, ce fut tout. Des gens vinrent
s'asseoir près d'eux... Dans Une Adolescence du Temps du
Maréchal, François termine la scène de la façon suivante :
Gide a repris ses distances et tient le bras du jeune homme — «
avec une force incroyable, presque sauvage, et je sens s'enfoncer
lentement dans les veines de mon poignet les ongles durs de Gide,
pénétrant toujours plus profondément dans ma jeune chair,
cherchant mon sang, cherchant la vie. Je ne bronche pas sous cette
dure étreinte, le temps passe ; soudain, il porte mes veines à ses
lèvres, et s'abreuve à moi, longtemps... » Nous étions au
restaurant, je comprends que François m'ait fait grâce de ce récit.
Cependant, il n'était pas un fabulateur, si la scène n'avait existé
il ne l'eut pas révélée dans un livre. Et d'ailleurs, Gide avait
dû parler de cette ultime passion c'est ce qui explique les craintes
d'Etiemble, du moins est-ce, ce que me laissa entendre François
lui-même. »
(Pierre-Charles Nivière, extrait de
François Augérias
ou l'extraordinaire trajectoire, inédit, in
Masques,
Revue des homosexualités, printemps 1982, n°13, pp. 38-40)
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