jeudi 20 janvier 2011

Céline, entre injure et critique

L'actualité célinienne est des plus vives puisque l'anniversaire de la mort de l'écrivain Louis-Ferdinand Céline donne lieu à une controverse et surtout à un colloque international les 4 et 5 février prochains au Centre Pompidou. Pour toutes ces informations, je vous renvoie vers l'excellent blog Le Petit Célinien.

Il y a quelques mois a paru l'un de ces livres écrits à l'agrafeuse intitulé le Dictionnaire des injures littéraires de Pierre Chalmin (L'Editeur). On y trouve un peu de tout, et de n'importe quoi, Pierre Chalmin mélangeant les injures vraies à la simple critique ou aux coups de griffes mollassons, et surtout les écrivains aux politiciens et chanteurs de variétés. Mais à l'heure d'un vocabulaire appauvri, du règne du politiquement correct et de la judiciarisation des rapports humains, ne boudons pas notre plaisir*.

On pourra toutefois critiquer le choix de l'extrait d'une lettre de Céline au professeur Milton Hindus pour les « injures » concernant Gide (le choix ne manquait pourtant pas). Il faut beaucoup sortir cet extrait de son contexte pour arriver à y lire une insulte : « en fait de création littéraire de Gide je n’en perçois pas l’atome » relevant plutôt de la critique et tout le reste de « l'outrance outrée » un peu inculte, assez commune et même mezzo voce sous la plume de Céline. Ce Dictionnaire des injures retient donc :

« GIDE (André)
(1869-1951)
écrivain français

Gide — sa gloire est d’avoir rendu ou re-rendu l’enculage licite dans les meilleures familles — (de la néosocratie)… Gide a droit à toute la reconnaissance des jeunes bourgeois et ouvriers que l’anus tracasse… oh ! tu vois maman Gide notre plus grand écrivain français trouve que se faire enculer est parfaitement légitime, louable, artistique, convenable… Très bien mon fils, je t’en bénis, répond la mère qui au fond ne demande pas mieux — Tous les homosexuels sont d’admirables fils. Je n’ai rien contre les enculés croyez-le… mais en fait de création littéraire de Gide je n’en perçois pas l’atome.
Louis-Ferdinand Céline
Lettre à Milton Hindus, 11 juin 1947 »**

Voici l'occasion de donner ici dans son intégralité ce document souvent cité, tant pour le style et les goûts littéraires de Céline, que sur Proust ou Gide :


« Le 11 juin 47

C/Mikkelsen, 45 A Bredgade, Coperihagen

Cher Hindus,

Mille fois touché par votre gentillesse à vous occuper de ces trivialités d'édition. Très bien ! Parfait ! Je signerai le papier Laughlin dès qu'il l'aura fait parvenir. Et vogue la galère ! Il versera l'argent au compte de Mikkelsen à New York, qui lui-même, ici, m'avance une petite subsistance mensuelle (700 couronnes par mois). Ainsi il se trouvera remboursé — et tout sera parfait. Rien de nouveau au point de vue juridique. Mikkelsen doit revenir de Paris le 15. Il aura vu mes deux avocats français Naud et Fourcade. Je ne sais pas ce qu'ils ont tarabiscoté... Je voudrais surtout qu'on me fasse sauter mon mandat d'arrêt (Warrant) en vertu de l'article 75 ! Trahison ! Mais la France est folle en ce moment, vous le savez ; ivre de haines politiques ; ces crises sont habituelles dans son histoire. La France a d'ailleurs toujours très maltraité les écrivains (les Grecs de même !). Il a presque fallu qu'ils échappent tous au bourreau — un moment ou l'autre — la France et les Français ne méritent pas leurs écrivains dont ils tirent grande gloire ou gloriole ! L'histoire littéraire française est une histoire de persécutions perpétuelles ; les prétextes sont innombrables. Je ne connais pas Camus, je ne l'ai jamais lu, mais je connais les pièces de Sartre, ce sont en somme des naturalistes modernisés, freudisés, pourquoi pas ? Des Zolas plus intelligents. Tout ceci est bien dans la tradition française, ce qui leur vient de moi je n'en sais rien, ni chez Miller. Je crois être surtout un styliste. Je vous le répète, ce qui m'intéresse, c'est le « rendu émotif » par les mots...

Tous ces admirables auteurs ne jouent pas assez près du nerf à mon sens... en un mot je hais la prose... je suis poète et musicien raté, c'est le message direct au système nerveux qui m'intéresse, ce babillage m'assomme. Vive Aristide Bruant, Barbusse (du « Feu »), HORREUR de ce qui explique... Proust explique beaucoup pour mon goût. Trois cents pages pour nous faire comprendre que Tintin encule Tatave, c'est trop. Je suis aussi pressé en ce sens qu'un Américain le plus pressé; même tabac pour Gide, sa gloire est d'avoir rendu ou re-rendu l'enculage licite dans les meilleures familles (de la néo-socratie). Moi je veux bien. Je trouve cela aussi parfait, mais vite s'il vous plaît. Toute l'œuvre de Shakespeare tient en 500 pages ! « Le Misanthrope », 30 pages, à peine, laconisme ! Gide a droit à toute la reconnaissance des jeunes bourgeois et ouvriers que l'anus tracasse... « Oh ! tu vois, maman, Gide, notre plus grand écrivain français, trouve que se faire enculer est parfaitement légitime, louable, artistique, convenable... — Très bien, mon fils, je t'en bénis », répond la mère qui, au fond, ne demande pas mieux. Tous les homosexuels sont d'admirables fils. Je n'ai rien contre les
enculés, croyez-le— mais en fait de création littéraire de Gide, je n'en perçois pas l'atome. Il a du goût, du discernement, je crois que c'est un excellent critique, rien de plus. Il a notamment découvert Eugène Dabit (décédé), que l'on prône par « l'Hôtel du Nord », mais dont je vous recommande le roman peu connu, l'âme française à l'état pur, « la Vieille Oasis » — Je ne renie pas Sartre certes, ni Camus, ni Miller — pour tout le bien qu'ils me veulent je dois confesser cependant que je trouvais Paul Morand de l'autre après guerre, dans le genre, d' « Ouvert la nuit » plus savoureux, plus costaud, bien mieux armé — Toute la différence du mousseux au champagne — de la masturbation laborieuse à la giclée franche — II ne faut oublier que Paul Morand est le premier de nos écrivains qui ait jazzé la langue française — Ce n'est pas un émotif comme moi mais c'est un satané authentique orfèvre de langue — Je le reconnais pour mon maître — comme Barbusse du Feu — Proust il m'agace par son pic poul — cette façon tarabiscotée — latine, allemande, judaïque — (celle de Claudel aussi) — ces phrases qui se mordent la queue après d'infinis tortillages — Tout cela pue l'impuissance — Il faut éduquer le public c'est sûr — à cela Sartre sert admirablement — mais que tout son théâtre est gratuit ! si peu payé ! et sa philosophie ! Il lui faudrait 2 ans de prison — 3 ans de tranchées pour lui apprendre le véritable existentialisme et une condamnation à mort au cul pendant 10 années au moins — et une bonne invalidité — 75 p. 100 — alors il ne divaguera plus — il ne fabriquera plus des monstres gratuits — vice aussi des Américains — Passos, Steinbeck etc... Ils se font peur à eux-mêmes — ils trichent — Ils puent tous la tricherie comme Baudelaire qui se ruait sur les poisons opium etc... pour être sûr d'être damné — On cherche toujours pourquoi Rimbaud est parti si tôt en Afrique — je le sais moi — il en avait assez de tricher — Cervantès n'a pas triché — Il a vraiment été aux galères — Barbusse est vraiment crevé de la guerre — cela ne suffit pas bien sûr mais il y a une hantise chez le poète de ne plus tricher d'où cette maladie chez eux de la Politique — Lamartine, Byron, Zola etc... Proust périssait de ses poumons — II en finit par parler joliment de sa grand-mère. Ce coin est réussi, c'est le meilleur de son œuvre — Gide a toujours joué de tout, esquivé tout, que nous raconterait-il ? — Savez-vous que le meilleur roman maritime français a été écrit par un juif allemand résidant à Ouessant (Bretagne) Kellermann vers 1890 ? Il s'appelle la Mer on ne le cite plus guère —

Le scénario de de « 10 et une » de moi dont je vous parlais l'autre lettre s'appelle Secret dans l'Ile — Oh cela ne vaut pas du Kellermann ! Il s'en faut ! « La mer » est admirable —

Je suis ici toujours à l'hôpital et dans le cauchemar des menaces de tous les côtés, d'on ne sait quoi —... Vos lettres nous semblent venir d'un monde des vivants... Ici tout est agonique — on existe tout de même — mais il faut fréquemment remonter sa musique — Les nuits surtout sont atroces — Et ce ne sont pas des monstres pour rire... L'assassinat, la prison, la faim ne quittent jamais notre horizon — Je suis après le premier chapitre d'un livre « Féerie pour une autre fois » je crois ce chapitre assez réussi et curieux même pour les Amériques — Il s'agit du bombardement de Montmartre en 1945 par la R.A.F. avec incidents divers — le tout dans le fantastique — je vous l'enverrai sitôt prêt — mais il faudrait le faire traduire — passer là-bas dans une revue — ce serait drôle...

Votre bien affectionné,
L.F. Céline »***

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* Dans un genre plus élaboré et qui rappelle un peu le très bon Dictionnaire des injures, précédé d'un petit traité d'injurologie de Robert Édouard, paru chez Tchou en 1967, citons aussi Une histoire des haines d'écrivains, de Chateaubriand à Proust, de Anne Boquel et Etienne Kern qui vient de paraître en poche aux éditions Champs-Flammarion.
** Dictionnaire des injures littéraires, Pierre Chalmin, L'Editeur, 2010, Paris
*** L.-F. Céline tel que je l'ai vu, Milton Hindus, L'Harmattan, 1999, Paris

3 commentaires:

Le Petit Célinien a dit…

Merci pour la petite promo du Petit Célinien...

Lucien Jude a dit…

Passionnante cette lettre de Céline. C'est la première fois que je le lis s'exprimer si longuement sur d'autres écrivains. Bien sûr, j'avais déjà entendu des extraits à propos de Proust et Gide, mais là il va jusqu'à reconnaître l'influence de Morand ou Barbusse, ce n'est pas rien. Pour Sartre, il me semble qu'il révisa son jugement après la parution des Réflexions sur la question juive (avec sa fameuse réponse "À l'agité du bocal").

Fabrice a dit…

Une publicité très méritée, Petit Célinien !

Entièrement d'accord avec vous, Lucien. Et pour faire suite à la controverse, si vous ne l'avez pas encore lu, je vous conseille également le texte de Benjamin Fondane paru dans Europe en 39 et donné par Patrice Beray sur Mediapart : http://www.mediapart.fr/club/blog/patrice-beray/240111/propos-de-celine-par-fondane