J'étais pareil au fils prodigue, qui va dilapidant de grands biens. Et cet impondérable trésor que la lente vertu de mes pères, de générations en générations avait accumulé sur ma tête, non, je n'en méconnaissais point la valeur, mais l'inconnu que je pouvais espérer en le renonçant, me paraissait infiniment plus précieux encore. Les paroles du Christ se dressaient lumineusement devant moi semblables à la colonne de feu [...] : « Vends tout ton bien et le donne aux pauvres. » [...] Et sans doute, poussant à l'extrême, à l'absurde ce dépouillement, fussé-je parvenu à l'appauvrissement total — car « qu'as-tu que tu n'aies reçu ?» — mais aussi bien était-ce le total appauvrissement que je convoitais comme le bien le plus véritable (p. 778).
samedi 30 avril 2011
Le prodigue chez Gide (2/3)
vendredi 29 avril 2011
Le prodigue chez Gide (1/3)
« Généreux jusqu'au vice », écrit Nietzsche ; et ailleurs : « C'est une chose curieuse à constater que l'excessive générosité ne va pas sans la perte de la pudeur». La pudeur est une réserve (p. 32) (9).
Marceline put s'inquiéter quelque peu, non point seulement du loyer plus élevé, mais aussi de toutes les dépenses auxquelles nous allions nous laisser entraîner. A toutes ses craintes j'opposais une factice horreur du provisoire ; je me forçais moi-même d'y croire et l'exagérais à dessein [...]. Je ne m'arrêtais donc devant aucune dépense, me disant, à chacune, que je me liais d'autant plus et prétendant supprimer du même coup toute humeur vagabonde que je pouvais sentir ou craindre de sentir en moi (p. 421-422).
Rien dit-il ne me paraît assez beau ni trop cher. [...] L'appartement est hors de prix, mais que m'importe ! Je n'ai plus mon cours, il est vrai, mais fais vendre La Morinière, Et puis nous verrons bien... D'ailleurs qu'ai-je besoin d'argent ? Qu'ai-je besoin de tout cela ?... Je suis devenu fort, à présent... Je pense qu'un complet changement de fortune doit éduquer autant qu'un complet changement de santé... Marceline, elle, a besoin de luxe ; elle est faible... ah ! pour elle je veux dépenser tant et tant que... Et je prenais tout à la fois l'horreur et le goût de ce luxe (p. 456).
Je n'admettais pas que Marceline s'occupât de nos dépenses, ni tentât de les modérer. Qu'elles fussent excessives, certes je le savais, et qu'elles ne pourraient durer. Je cessai de compter sur l'argent de La Morinière ; elle ne rapportait plus rien et Bocage écrivait qu'il ne trouvait plus d'acquéreur. Mais toute considération d'avenir n'aboutissait qu'à me faire dépenser davantage.Ah ! qu'aurais-je besoin de tant, une fois seul !... pensais-je et j'observais, plein d'angoisse et d'attente, diminuer, plus vite encore que ma fortune la frêle vie de Marceline (p. 459).
Notes :
jeudi 28 avril 2011
Gide 1907 ou Galatée s'apprivoise (2/2)
13 janv. 08Mon cher ami
Je venais de confier ma lettre à la poste ; voici votre nouvelle lettre (33)... En apprenant l'attitude de la presse je vous sais encore plus de gré de votre article et de votre attitude ; puisse-t-elle ne pas vous nuire ; peu s'en faut que je ne m'excuse de vous avoir entraîné dans cette aventure.
L'article que vous me renvoyez ne peut pas beaucoup me surprendre après ceux de Vienne. Il y a quelque dix ans, ces éreintements m'exaltaient ; à présent ils me laissent indifférent ; dans dix ans ils me démoraliseront peut-être — j'en doute pourtant — et je doute aussi qu'on en écrive de pareils dans dix ans.
Y répondre ? Non. Mes positions ne sont pas assez fortes ; je préfère différer le combat. Même vis-à-vis du Mercure, je doute s'il y a lieu de rien faire ; j'irai cependant demain exposer le cas à Vallette et examiner avec lui le plus ou moins d'opportunité d'une note (34)— il est de bon conseil et fort bien disposé à mon égard ; mais, je vous le disais je crois, entouré de gens qui ne peuvent me sentir et qui ne me craignent même plus depuis que j'ai lâché la « critique ».
La partie a été mal engagée dès le début. C'est conseillé par l'impatient démon de la curiosité, et de l'amour du risque, que j'ai consenti à laisser jouer Candaule avant Saül. Saül n'eût rencontré sur sa route aucune ombre d'aucun Hebbel. Les défauts même de cette première pièce — romantisme, grandiloquence, pathos et complication — m'eussent acquis sans doute un public qui « vult decipi » et l'eussent rendu indulgent pour les qualités de Candaule.
Quand on prendra Saül — si on ose le monter désormais — les critiques diront que j'ai «fait des progrès». C'est là que je les attends.
Il faut, pour que mes positions se raffermissent, que je publie du nouveau. Mon tort énorme, mon seul tort, c'est, après avoir pris une attitude à la fois combative et dédaigneuse d'être demeuré depuis six ans presque complètement silencieux. Si après Candaule j'avais donné quelque autre drame, différent, mais de même qualité — après l'immoraliste aussitôt le roman que j'achève à présent (35) — ma « situation » serait tout autre — et Candaule déjà tout différemment jugé. — A présent encore je ne m'arme que de patience et travaille « comme si de rien n'était ».
Et de cette aventure un peu meurtrissante je ne veux me souvenir que d'une chose : c'est d'y voir acquis un ami.
Au revoir mon cher Haguenin ; merci encore et croyez moi bien affectueusement votre reconnaissant
ANDRE GIDE (37).
23 Avril 08Cher ami,
Il est bien entendu que je vais vous parler ici indépendamment de toute sympathie personnelle non seulement — mais même de toute affinité littéraire... Par exemple, que Gourmont me soit (en tant qu'écrivain) odieux (39), cela ne m'empêche point de le considérer aujourd'hui entre tous... Au reste, vous ne vous adresseriez pas à moi, je pense, si vous ne me sentiez capable de garder ma tête au dessus de mon cœur. Je reprends donc votre liste et la repasse, nom après nom, avec vous (40).
Dichter (ce mot est fort bon en effet et ne trouve guère son équivalent dans le Poètes français) : Claudel, Gide, Barrés, Suarès (je ne crois pas du tout en Suarès. Certains voient dans son informité même la marque sûre du génie ; ceux-ci, de l'espèce Mauclair (41), sont de professionnels jobards, qui ont toujours « pris des vessies pour des lanternes ». Ils trouvent (je n'invente rien) Suarès « bien plus fort que Claudel ». Ses drames Electre, Achille (42), etc., sont à mes yeux des monstres de l'époque préartistique et ne relèvent d'aucune critique ; mais le chaos épate certains esprits et le bluff leur en impose. — Au demeurant, je reconnais que certaines pages parues récemment dans l'Occident sont assez fastueusement écrites. Peut-être sortira-t-il quelque chose de tant de fumée. En tout cas, il n'est pas mauvais que vous le citiez, car, à tort ou à raison, il domine aujourd'hui sur nombre d'esprits généreux, et incapables de critique), Verhaeren (naturellement. Je l'aurais situé plutôt parmi les lyriques, s'il n'était venu me lire, le mois dernier, d'importantes parties du drame auquel il travaille à présent, Hélène (43), qui m'ont paru de la plus grande beauté. C'est donc un Dichter, sans hésitation).
Denker. Remy de Gourmont (naturellement. Sa place est, je crois bien, unique aujourd'hui ; je veux dire que, à côté de lui, on n'est tenté de nommer personne d'autre. Cependant, Lasserre, si vous voulez; il nous a donné l'an passé un des plus importants volumes de critique parus depuis de longues années (44)). Mais pas Gaultier (45), figure de second ou troisième ordre, gonflé par le Mercure de France où il a de bons amis qui l'insufflent, ni sérieux philosophé, ni bon écrivain, «penseur» à l'usage des gens du monde ou des gens-de-lettres, toujours flattés de voir un philosophe s'occuper d'eux, appeler Bovarysme une théorie, et fort reconnaissants de cet hommage. Pas sérieux.— Et, en tant que philosophes proprement dits, un Bergson, un Durkheim, sont bien autrement importants; mais, n'est-ce pas, vous ne parlez ici que de littérature). Hello : mort depuis 15 ans (46) ; laissez les morts; il y aurait, sinon, trop à citer — et de plus importants que Hello.
Lyriker : Jammes (naturellement)Signoret (mort, — laissez)Van Lerberghe ( '' '' )Elskamp (exquis, mais de bagage bien mince ! vraiment pas bien important. Ceci soit dit entre nous, car j'ai pour lui une affection très vive) (47)Moréas (naturellement) (48)Vielé-Griffin (qu'il ne faut pas oublier)Saint-Pol-Roux (oui, certainement)Montesquiou (jamais de la vie ! pas un littérateur mais un clown)
Roman : Jules Renard (n'hésitez pas, c'est un écrivain prestigieux excellent)Philippe (oui certes)Anatole France (immanquablement)Rachilde (complètement inutile)Régnier (déjà nommé)Lorrain (Laissez les morts)Jean de Tinan ( '' '' , fait du reste double emploi avec Léautaud (oui) (49))
N'oubliez pas : Elémir Bourges (un peu sorti de la circulation, mais dont le Crépuscule des Dieux était un maître livre !) (50)Péladan (51) (v. Montesquiou, etc., articles de bazar ; ne fait pas partie de la littérature)et si vous nommez Aurel et Villetard (52), vous pourriez également nommer Boylesve (53). Pour Aurel et Villetard, il me semble que c'est leur faire beaucoup d'honneur ; eux-mêmes seront tout stupéfaits de se trouver sur votre liste. Je crois que ce sont de gentils écrivains... mais si peu représentatifs ! Au reste, pour ces deux derniers, je peux me tromper, n'ayant jamais rien lu d'eux.
Si vous citiez des morts, n'oubliez pas Jarry (54).
Il me semble que c'est à peu près tout.
Autre chose — réponse à votre lettre précédente : je me chagrine beaucoup à l'idée de ne rien pouvoir vous envoyer de neuf pour Hyperion (55), mais je ne peux ni ne veux me distraire du travail qui occupe depuis quelques mois, et pour quelques mois encore, toute ma vertu poétique (56).
Je songe à ma Bethsabé, ma plus récente production lyrique, passée complètement inaperçue dans l'Ermitage d'il y a deux ans (57), et que peut-être vous pourriez reprendre. Peut-être même arriverais-je à élaborer le troisième acte qui y manque encore... ?
Au revoir. Avec toute ma sympathie.
Votre
ANDRÉ GIDE.
mercredi 27 avril 2011
100 ans d'édition : un superbe catalogue
Quatre parutions
Que ce soit par tempérament ou malgré eux, les romanciers français que nous présentons ici ont en commun de se situer en marge, à la lisière de la métropole littéraire, dans les banlieues souvent grises du texte, tristes dortoirs de second rayon. Bien que plusieurs de ces romanciers aient bénéficié d'un succès d'estime auprès de leurs pairs, la hauteur symbolique des grandes avenues urbaines de l'institution littéraire les confine dans l'ombre ; ils habitent donc aujourd'hui les marges des grands auteurs : Pierre Herbart celles de Gide, Raymond Guérin celles de Céline ou Alexandre Vialatte celles de Kafka; les marges des ouvrages d'histoire littéraire, où dans le meilleur des cas ils sont seulement mentionnés au passage; les marges éditoriales, car lorsqu'ils sont réédités, c'est habituellement dans la collection «L'Imaginaire» plutôt que dans «Folio» et chez de «petits éditeurs» comme Le Dilettante, Le Temps qu'il fait, Le Passeur à Nantes ou Finitude à Bordeaux.La littérature ne désigne pas seulement les textes que nous lisons, mais aussi le système qui la fait vivre, système régulé par les modes et les idéologies, les opinions et les passions. Elle est donc aussi affairede classe — mais elle le serait de moins en moins —, dont les catégories sont au moins tripartites : la haute, occupée disons par les « classiques »; la mitoyenne, habitée par les écrivains méconnus, dont les œuvres ne sont pas reconnues à leur juste valeur; la basse, sans doute la plus populeuse, que nourrissent les écrivains oubliés et qui, pour la plupart, ne peuvent guère espérer de promotion. Comme dans toute société, les changements de classe sont possibles : il arrive en effet qu'un parfait oublié devienne un grand méconnu (Emmanuel Bove), qu'un méconnu — mais cela est plus rare — parvienne patiemment à se hisser parmi les classiques (Stendhal) ou encore qu'un classique soit retrogradé (disons Romain Rolland). Du reste, les frontières sont rarement étanches, des flottements existent et certains écrivains ne trouvent jamais tout à fait leur place — et c'est tant mieux, cela prouve que la littérature est vivante.
Avant l’établissement de la « maison Gallimard » en juillet 1919, les Éditions de la Nouvelle Revue française, issues de la célèbre revue éponyme, ont publié une centaine d’ouvrages à partir de mai 1911, à l’initiative d’André Gide, Jean Schlumberger, Jacques Rivière et Jacques Copeau, et avec l’appui financier de Gaston Gallimard : Proust, Claudel, Valéry figurent à leur catalogue, ainsi que Suarès, Fargue, Larbaud, Saint-John Perse et Drieu la Rochelle.Avec le renfort des correspondances échangées par ses différents protagonistes, la présente bibliographie retrace cette aventure intellectuelle et humaine, à l’origine d’une extraordinaire réussite culturelle et commerciale. Ces années d’apprentissage témoignent de la rationalisation de pratiques éditoriales qui resteront en usage pendant une grande partie du siècle, tandis que s’élaborent les codes de la bibliophilie moderne, appelée à un formidable essor dans l’entre deux-guerres.Après une introduction historique, la bibliographie décrit de manière chronologique les 111 titres parus en précisant les variantes de leurs différents tirages. Suivent en annexe une bibliographie, le corpus des correspondances et journaux littéraires sur la période, et l’index des auteurs, préfaciers et traducteurs, des dédicataires, des titres, des imprimeurs et des genres.
Un dernier mot enfin pour vous signaler le nouveau livre de David H. Walker : Consumer Chronicles. Cultures of Consumption in Modern French Literature, ou comment dresser une histoire de la société de consommation française à travers les témoignages littéraires tirés de Huysmans, Balzac, Zola, Céline ou Gide.
Présentation de l'éditeur :
The consumer revolution, extending market forces into every area of social and private life, has been perceived as a challenge to core elements in French culture, such as traditional artisan crafts and small businesses. Historians and sociologists have charted the increasing commercialisation of everyday life over the twentieth century, but few have paid systematic attention to the crucial testimony provided by authors of fiction. Consumer Chronicles offers close readings of a series of novels, selected for their authentic portrayal of consumer behaviour, and analysed in relation to their social, cultural and historical contexts. Walker’s study, offering an imaginative interdisciplinary panorama covering the impact of affluence on French shoppers, shopkeepers and society, provides telling new insights into the history and characteristics of the consumer mentality.
"A work of impeccable scholarship, and possesses the virtues of ample illustration, detailed demonstration, and the relentless, exhaustive pursuit of a single broad topic." Professor David Bellos, Princeton University