samedi 4 juin 2011

Maurice Nadeau

On a fêté le 21 mai dernier les cent ans de Maurice Nadeau, qui se trouve ainsi être de dix jours l'aîné des éditions de la NRF... C'est justement chez Gallimard que Nadeau rencontre Gide, comme il le raconte dans un récent article de Télérama : « Un jour, je rencontre André Gide, chez Gallimard. J'ai tout lu de lui. Il est un modèle pour moi. Bon, il me parle... Je lui parle... J'ai conscience de ma petitesse, mais mon admiration ne me paralyse pas. Je me sens respectueux, sans que ça se manifeste forcément. C'est bizarre, hein ? »

« A 20 ans j'ai eu besoin de liqueurs fortes comme Breton, ensuite j'ai eu besoin de maîtres, comme Gide », explique Maurice Nadeau. Le spécialiste du surréalisme entre en 1945 à la rédaction de Combat où il contribuera à faire connaître Miller, Michaux, Bataille, etc. Au sein des éditions Corrêa il créée et dirige la collection Le Chemin de la Vie qui publie Miller, Lowry, Durrell... C'est justement aux Editions Corrêa que paraît en 1952 Littérature présente, un recueil d'articles de Nadeau pour Combat.

De Sade à Michaux (l'article s'intitule « Connaissons Henri Michaux » en écho au « Découvrons Henri Michaux » de Gide), le critique timide nullement soucieux de faire partager ses goûts dans la conversation, se sent plus à l'aise « devant le papier ». « […] je me sens des devoirs envers moi-même, envers ceux qui me lisent, envers ce que j'appelle la vérité. Je prends même à formuler exactement les impressions et sentiments que la lecture forme en moi une sorte de revanche », précise-t-il dans la préface à Littérature présente.

Deux articles consacrés à Gide* sont repris dans le livre : le premier, Les derniers carnets d'André Gide, est paru le 20 avril 1950 dans Combat. Il figure déjà, aux côtés deplusieurs autres, dans les Gidian Archives. Le second, intitulé La sincérité d'André Gide**, n'y figure pas encore et n'est pas disponible en ligne : le proposer ici était donc une façon, pour ce blog, de rendre lui aussi un hommage bien mérité à Maurice Nadeau.


Littérature présente, Maurice Nadeau,
Corrêa, 1952, Paris



"LA SINCÉRITÉ D'ANDRÉ GIDE

Dès qu'un auteur entreprend de se confesser, il est rare qu'on ne mette pas en doute sa sincérité. Une troupe maligne d'exégètes, de témoins (faux ou vrais) semble n'avoir d'autre but que de prendre notre auteur en flagrant délit d'omission, de truquage ou de mensonge. Ainsi pour Jean-Jacques Rousseau, ainsi pour André Gide. Il paraît sous-entendu qu'un homme qui a pris le parti de « tout dire » s'il ne dit pas tout cache l'essentiel, déguise un « secret » inavouable : on lui dénie le droit de mesurer ses aveux et de taire ce qui lui semble de moindre importance. On oublie également qu'un écrit destiné à tomber sous les yeux du public, même s'il n'a pas été entrepris en vue de cette fin, comporte ses lois qui ne sont pas celles du confessionnal. Fût-elle même dénuée de tout souci littéraire, une confession où le public est admis en tiers relève de la littérature, l'artiste ne pouvant qu'obéir à sa nature et sacrifier par là à une conception de la « sincérité » souvent éloignée de la conception commune.
Aussi est-ce un travail vain que celui de M. François Derais, le Victor du Journal de Gide, fort malmené par celui-ci, on s'en souvient, dans les pages qui regardent le séjour de l'écrivain à Tunis entre 1941 et 1943. Travail vain parce qu'il ne nous apprend rien quant à la nature profonde d'André Gide que nous ne sachions déjà par la lecture du Journal, vain encore par ce qu'il nous révèle et dont nous nous doutions si évidemment que nous ne faisons pas grief à Gide de l'avoir tu. En clair, les faits sont les suivants : « Victor » a été l'objet d'une tentative amoureuse de la part de Gide et, l'ayant repoussée avec répugnance, s'est trouvé en butte à son animosité. Faut-il en déduire que tout ce qu'avance Gide à propos de l'adolescent : son sans-gêne, sa muflerie, sa haine même à l'endroit de l'hôte mal supporté, soit faux? Non, et M. François Derais, aujourd'hui adulte, confirme et justifie les sentiments que l'adolescent portait autrefois au vieillard. Il se fait gloire de l'avoir placé dans cet état de gêne que Gide avoue souvent dans son Journal, de lui avoir rendu la vie impossible, de l'avoir volontairement ignoré et méprisé, tenant seulement à ce qu'on sache les raisons d'une attitude si noire. L'absolvent-elles? C'est affaire d'appréciation à laquelle, d'ailleurs, on n'a point envie de perdre son temps, Gide étant, des deux personnages en conflit, le seul qui nous intéresse. A ce propos, il n'est pas inutile de savoir que, mis au fait de ce témoignage par son auteur même, il n'avait vu quelques jours avant sa mort, aucun inconvénient à ce qu'il fût publié. De ce fait, beaucoup des subtils motifs à suspecter la « sincérité » d'André Gide ne tombent-ils pas d'eux-mêmes? L'auteur du Journal a péché par omission, et il est fort possible qu'il ait trouvé gênant d'avouer une défaite sur un plan où il prétendait ne remporter que des victoires; il n'en est pas moins vrai que « Victor » trouve lui-même d'autres raisons au comportement du vieillard que le simple dépit et confirme par là, sur l'essentiel, sa sincérité.
De cette sincérité on a une nouvelle preuve par le journal posthume dont la publication a fait l'effet d'une bombe. L'objet en est, on le sait, les rapports d'André Gide avec sa femme, l'Emmanuèle du Journal de 1939, l'interlocuteur invisible en présence duquel notre auteur est presque toujours frappé de mutité. Quel drame cachaient les lignes de points du Journal, les réticences singulières, les cris apparemment proférés dans le vide, désormais nous le savons et par Gide lui-même. Alertés par les dernières lignes du Journal : « ... les suppressions systématiques de tous les passages relatifs à Em., l'ont (le Journal) pour ainsi dire aveuglé. Les quelques allusions au drame secret de ma vie y deviennent incompréhensibles, par l'absence de ce qui les éclairerait; incompréhensible ou inadmissible, l'image de ce moi mutilé que j'y livre, qui n'offre plus, à la place ardente du cœur, qu'un trou », nous ignorions cependant l'ampleur et la profondeur de ce « drame secret ». Il est si bouleversant, si tragique et à bien des égards si monstrueux, que la mort même d'Emmanuèle (qui se nommait en fait Madeleine) n'a pas semblé à Gide un motif suffisant pour le révéler; il a voulu attendre de rejoindre sa femme dans la tombe avant d'avouer que ce drame fut « constant » et « essentiel », que sa vie et son œuvre s'expliquent en partie par lui. On ne niera pas que l'aveu, ici, lui coûte infiniment plus que le récit des rebuffades de « Victor » et que s'il le fait néanmoins, sans savoir si aux yeux de la postérité son personnage en sortira grandi, c'est par un irrépressible besoin de sincérité.
Il plaide sa cause à sa manière habituelle, en se donnant tous les torts, mais il n'est pas sûr que son acte de contrition soit universellement reçu. Ses souffrances plaident bien davantage pour lui et, après la mort de Madeleine en 1938, le sentiment qu'il a de mener désormais une vie « quasi posthume », « en marge de la vraie vie ». Il a aimé Madeleine de toute son âme, de toutes ses forces, comme il n'a jamais aimé personne d'autre au monde, et pourtant le récit de leur vie commune est celui d'un long et irrémédiable fiasco, d'une double méprise sans issue. Ils se sont mariés dans l'ignorance réciproque de leur vraie nature ; ils ont vécu ensemble sans vouloir jamais examiner la vraie réalité de leurs rapports (« jamais il n'y eut la moindre explication entre nous »); ils se sont détachés l'un de l'autre (bien qu'au plus fort de ce détachement Gide continue de proclamer son amour) sans pouvoir se rejoindre, sur le tard de la vie, autrement que dans une tendresse apaisée et cendreuse. Le drame est effroyable et, pour des êtres de cette qualité, presque incompréhensible.
Dans Si le Grain ne meurt, ces Mémoires qui se terminent abruptement sur l'annonce des fiançailles avec Emmanuèle, Gide amorce son plaidoyer. Il se montre « grisé par le sublime » et désireux d'entraîner sa cousine dans sa course fervente, dans « un élargissement sans fin », « sans souci », ajoute-t-il, « qu'il fût plein de périls, car je n'admettais pas qu'il y en eût que ma ferveur ne parvînt à vaincre ». Toutefois, comme il écrit ces lignes longtemps après l'événement et qu'il en vit les conséquences, il reconnaît : « Une fatalité me menait; peut-être aussi le secret besoin de mettre au défi ma nature; car, en Emmanuèle, n'était-ce pas la vertu même que j'aimais ? C'était le ciel que mon insatiable enfer épousait. » On dirait par ces lignes, qu'au moment des fiançailles il n'ignorait pas ses goûts, et on le croit d'autant plus qu'il vient de rapporter, dans l'ouvrage même, plusieurs expériences homosexuelles.
Et nunc manet in te nous présente un autre aspect de la vérité, et bien plus surprenant : vouant à sa cousine un amour « éthéré », un amour de tête et d'âme, il ne pensait pas que celle-ci pût lui demander davantage; au contraire : elle aurait déchu à ses yeux si elle avait manifesté le moindre désir charnel. Il l'avait construite sur le patron idéal et puéril de sa mère et de ses tantes, « modèles de décence, d'honnêteté, de réserve, à qui le prêt du moindre trouble de la chair eût fait injure, me semblait-il ». Il pensait que les désirs de cet ordre étaient « le propre de l'homme » et, ajoute-t-il, « il m'était rassurant de ne pas admettre que la femme en pût éprouver de semblables ». Il poussait si loin l'aveuglement et le partage bien établi entre le cœur et les sens que, dès le voyage de noces en Italie et le retour en Algérie, il caresse de jeunes Italiens ou de jeunes Arabes sous le regard même de Madeleine, en nourrissant le désir ingénu de gagner sa complicité. Sans vouloir abaisser un drame intime qui intéressait au premier chef les cœurs et les âmes, on peut penser que dès ce moment la rupture est consommée.
Madeleine accepte et se résigne. Elle trouve en elle suffisamment de ressources pour ne point vouloir dénouer des liens que ses croyances religieuses lui font apparaître comme sacrés. Ce que cette résignation lui coûte, on l'imagine à travers le récit même de Gide : elle vieillit avant l'âge, se confine aux besognes de servante et ne sort plus guère de Cuverville; elle offre ses souffrances à Dieu vers lequel elle opère un retour de plus en plus patent. Douce, modeste, craintive devant la vie mais rigide dans ses principes, elle se sépare en esprit de son mari dont les écrits lui paraissent entachés d'une fausseté diabolique. Soucieuse en même temps de ne vouloir « en rien incliner sa pensée », elle le laisse libre d'écrire « exactement ce qu'il croit devoir écrire ». Simplement, elle ne lira plus ses œuvres.
Ce divorce moral est la pire disgrâce qui pouvait advenir à Gide. Il espère longtemps que Madeleine se reprendra, que, touchée par l'amour qu'il lui voue, et qui s'exaspère en silence, elle n'aliénera pas le sien. Toutes les illusions envolées, que demeurent au moins cette estime et cette effusion vraie du cœur dont il ne croit pas avoir démérité! Ne peut-elle comprendre qu'il lui est impossible d'incliner sa nature vers un amour et des principes moraux qui lui répugnent?
Elle comprend sans doute, mais ne peut à son tour faire violence à la sienne; elle refuse de feindre des sentiments qu'elle n'éprouve plus; elle se « détache ». Gide se lamente : « Je n'ai jamais souhaité que son amour, que son approbation, que son estime. Et depuis qu'elle m'a retiré tout cela, j'ai vécu dans une sorte d'opprobre où le bien a perdu sa récompense et le mal sa hideur, la douleur même son aiguillon... Il me semble souvent que j'ai déjà cessé de vivre. »
Il écrit ces lignes en 1923, après que ce drame sans « explication » a atteint son summum. Un jour de novembre 1918, alors qu'il avait besoin d'une référence pour la rédaction de ses Mémoires, elle lui avoue avoir brûlé toutes les lettres que depuis trente ans il lui envoyait. Il était parti pour l'Angleterre avec Marc; seule et souffrant atrocement, elle avait relu ses lettres « une à une » et, convenant à part soi que c'était là ce qu'elle possédait « de plus précieux au monde », elle s'était décidée à les détruire. Elle n'a pas agi par vengeance, mais par esprit de sacrifice : de la longue confidence sur laquelle elle pouvait s'appuyer et où Gide affirme avoir mis « le meilleur de lui-même », elle a voulu effacer toutes les traces; associée malgré elle à la gloire de l'écrivain, elle n'a pas voulu non plus figurer devant la postérité en victime.
Le désespoir de Gide est immense. Le jour de l'aveu il écrit : « Je me sens ruiné tout d'un coup. Je n'ai plus cœur à rien. Je me serais tué sans effort. » Durant « une semaine entière » il pleure « jour et nuit » sa perte; elle est sans recours et fausse son œuvre entière : « Je souffrais de savoir réduit à néant ce qui, de moi, me paraissait mériter le plus la survie... C'est le meilleur de moi qui disparaît et qui ne contrebalancera plus le pire... Mon œuvre désormais ne sera plus que comme une symphonie où manque l'accord le plus tendre, qu'un édifice découronné. » Vingt ans plus tard, après la mort de Madeleine, il revient encore sur cette perte et s'en montre toujours inconsolable. S'il ne croit plus que « peut-être n'y eut-il jamais plus belle correspondance », il déclare qu'en elle et pour Madeleine sa vie « s'y tissait à mesure et au jour le jour » ; c'était un autre Journal et combien à ses yeux plus précieux que celui qu'il acceptera de laisser publier! Ici, le lecteur était unique et profondément aimé, révéré comme la droiture et la vertu mêmes. Sans doute André Gide lui a-t-il montré des côtés de sa nature que nous ne connaîtrons jamais. Ce désespoir n'est pas uniquement celui de l'homme de lettres. Plus que la perte d'une correspondance unique, Gide pleure un amour défunt. Les explications données, Madeleine en effet ne juge utile ni de se justifier ni de s'apitoyer. Elle voudrait que les larmes soient de contrition et s'adressent à Dieu, que son mari tire profit du malheur pour réformer sa conduite et ses principes. Gide regimbe au sacrifice; obéissant aux « impératifs de sa nature » et aux lois morales qu'il s'est formulées, il entend poursuivre dans sa voie. Son repos, il l'eût acheté au prix d'une démission; il préfère le conflit, dont il souffre si grandement jusqu'à la mort de Madeleine qu'il a le sentiment de se trouver désormais hors de la vraie vie.
Déjà, dans le Journal publié en 1939, nous avions mesuré, aux réticences mêmes, l'importance que revêtait Madeleine pour Gide. Ici, les aveux fusent de toutes parts. C'est en elle qu'il a puisé le « besoin de sincérité » ; c'est pour elle qu'il a commencé à faire œuvre d'écrivain. Il nous prie de la reconnaître en l'Emmanuèle des Cahiers d'André Walter, en l'Ellis du Voyage d'Urien; « il n'est pas jusqu'à l'évanescente Angèle de Paludes, où je ne me sois quelque peu inspiré d'elle... ». L'Alissa de La Porte Etroite enfin, sans être tout à fait elle, est un portrait transposé du modèle qu'il avait sous les yeux. De celui-ci, avec une extraordinaire prescience, il a préfiguré le drame. Il y a mieux : son œuvre il l'a en partie écrite pour elle, dans le but de l'entraîner et de la convaincre : (« Jusqu'aux Faux Monnayeurs ») « toute mon œuvre est inclinée vers elle... Tout cela n'est qu'un long plaidoyer; aucune œuvre n'a été plus intimement motivée que la mienne — et l'on n'y voit pas loin si l'on n'y distingue pas cela ». André Gide, qu'on disait si soucieux de son personnage, a laissé prononcer de son vivant sur son œuvre les jugements les plus divers (et les plus faux) avant de nous en lancer la clef par delà la tombe. Il faut désormais considérer cette œuvre d'un œil neuf, et remiser au cabinet de débarras beaucoup d'assertions sur le dilettantisme de son auteur et sa vie « préservée » : il en est peu qui aient vécu si profondément un drame aussi cruel et il est peu d'œuvres, aujourd'hui, qui se soient élevées sur de telles souffrances.
Cependant, ces aveux qui, à l'endroit de sa femme, ne le grandissent pas, n'ont pas désarmé les éternels ennemis d'André Gide. On continue de le soupçonner d'arranger la vérité, de charger son personnage pour se faire mieux plaindre, donc absoudre, et pour un peu on lui reprocherait d'avoir continué d'écrire sans l'assentiment de sa femme. « II a brisé la vie de cette malheureuse », assurent des juges comiquement occupés à peser les responsabilités de chacun dans cette méprise. Ne le reconnaît-il pas lui-même ? Et ses souffrances à lui, sa vie également brisée comptent-elles pour rien ? Il a su se ménager des compensations, dont la littérature n'est pas la moindre, assure-t-on. Et la religion, pour Madeleine, ne fut-elle pas un refuge ? Cette façon de peser la douleur de l'un et de l'autre et de placer toutes les responsabilités sur l'un des deux plateaux de la balance a quelque chose d'odieux. Quand deux êtres ont pareillement souffert l'un par l'autre, la pudeur commande de ne point chercher au delà de ce qui nous est dit. Gide est le seul à parler, c'est vrai, mais il ne dessert pas sa femme. C'est au contraire grâce à lui qu'elle prend pour la postérité ce visage que nous ne pourrons plus oublier."


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* A noter que Maurice Nadeau a également signé en 1975 l'introduction aux Romans, récits et soties dans la Pléiade et en 1985 les textes de l'Album Gide.
** Littérature présente ne précise pas la date de parution des articles. Il est toutefois évident que celui-ci est paru à la suite du livre L'envers du Journal de Gide, de François Derais et Henri Rambaud, quelques temps après la mort de Gide. La première partie du livre, par Henri Rambaud, se nomme d'ailleurs « Droits et devoirs de la critique devant la sincérité d'André Gide ».

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