mercredi 22 août 2012

... vu par Kléber Haedens


« André Gide (1869-1951) eut, comme Péguy, des débuts littéraires très obscurs, mais bien avant Péguy et beaucoup plus profondément, il exerça une emprise frémissante sur des jeunes gens fiévreux, assaillis de questions et de doutes. André Gide est l'initiateur de toute une partie de la littérature qui respire entre 1920 et 1940.

Cet homme timide, évasif et prudent, mais aussi héros de confessions courageuses et publiques (Si le grain ne meurt...) a voulu demeurer toujours insaisissable. Tous ceux qui l'ont connu, ses visiteurs et ses amis ont donné de lui des images contradictoires, parfois d'une dureté surprenante. Gide a pris soin, lui-même, d'attiser toutes ses contradictions et d'embrasser les antipodes. « Les extrêmes me touchent. » Elevé parmi les soupirs du symbolisme, il arrive à l'époque où l'on revient à la vie, à la vie dangereuse de Nietzsche, à la vie illégale d'Oscar Wilde. Il s'agit, pour lui, de détruire les contraintes, de briser avec les lois et les coutumes, de rompre avec les traditions de la morale des familles et de libérer sur les chemins du monde l'adolescent pur et voluptueux. L'entreprise de Barrès pour rattacher le jeune Français à sa province natale, à sa famille, à sa terre, à ses morts, éveille son ironie. Gide hait les familles où l'enfant étouffe, où les désirs se meurent et il fait signe à l'inconnu qui passe sur les routes et appuie son beau visage de démon à la fenêtre où l'enfant ébloui l'aperçoit. Gide refuse les âmes paisibles et les certitudes, l'engourdissement mortel du bien-être moral, les conventions qui règlent les actes de la vie et le cours tranquille des pensées. Il lui faut sans tarder arracher le jeune homme, Nathanaël, Bernard ou Lafcadio, au point où il se fixe et lui montrer que la vérité (Dieu) se trouve partout, c'est-à-dire ailleurs, à l'opposé du lieu où l'on se trouve et que, seul, le départ peut donner un sens à la douceur du retour (Le Retour de l'enfant prodigue).

Il convient d'entrer dans la vie, comme le navire qui s'enfonce dans l'onde amère et la fend, avec une extrême ferveur. Que les fruits sont beaux sous les cieux étrangers ! Voici le soleil, les sources dans le désert et les arbres qui embaument. Un courant souterrain glisse dans l'âme et lui apporte cette inquiétude qui aiguise les sensations et permet de ne se reposer sur rien et de ne jamais trouver un moment d'arrêt qui serait fatal à l'imprudent voyageur. Gide va même si loin dans la libération de l'individu qu'il ordonne à son disciple de rejeter son livre pour fuir absolument seul et sans le secours d'un guide à la recherche des extrêmes de la vie, pour conduire cette quête incessante que rien ne peut endormir et combler. Mais Gide sait bien que son disciple gardera Les Nourritures terrestres à portée de l'esprit et qu'il prépare pour l'appareillage des escadres d'enfants gidiens. Bientôt, la destruction de toute règle devient elle-même une règle. La ferveur, l'inquiétude, la fuite, l'état de disponibilité, l'acte gratuit, le refus de tout choix sentimental ou raisonné prennent le poids difficilement supportable de mots d'ordre intransigeants. Aucun écrivain, en effet, ne pèse aussi lourdement qu'André Gide sur ses disciples et ne leur emprisonne plus sûrement l'esprit. Tous les gidiens se ressemblent et ce sont, en général, des garçons falots qui n'ont pas très bien compris leur maître et se donnent de naïves audaces. Il leur a longtemps suffi de caresser les jeunes Arabes, de se rompre l'âme à des tourments vrais ou faux et de se pâmer dans les vergers d'Afrique du Nord pour se croire enivrés des sources cachées de l'existence. Gide offre pourtant d'autres leçons.

Il a eu le très grand mérite de comprendre que les règles de l'art n'étaient pas celles des débauches avouées. Plus qu'aucun autre écrivain de son temps, il s'est imposé une discipline, il s'est plié aux plus rudes contraintes. Gide, écrivain, ne connaît pas une seconde de liberté, ne goûte jamais sa minute d'ivresse et de folie. Ses premiers ouvrages sont gâtés par les molles grâces et le vocabulaire recherché du symbolisme. Mais à mesure qu'il avance vers sa perfection, il se dépouille de tout ornement emprunté et ne laisse pas un mot à l'aventure. C'est pourquoi Gide a pu exercer sur ceux qui l'ont bien compris une influence qui a surpris ses adversaires. Toutes les facilités qu'il offrait d'une main, il les refusait de l'autre. La conscience qu'il montrait dans son travail, la façon hautaine dont il repoussait le succès, sa résistance aux abandons, aux défaites, sa vigilance et sa maîtrise de soi l'inscrivent fortement dans la tradition française. Gide a donné une grande leçon de classicisme vivant : il a montré comment un écrivain nourri de Racine et de La Bruyère, fidèle à cet ordre harmonieux qui donne force et réalité à l'œuvre d'art, pouvait troubler la sensibilité d'une époque. André Gide est de ceux qui ont maintenu le rayonnement de notre littérature dans le monde.
Que reste-t-il de son œuvre ? Gide n'est pas l'homme d'un livre impérissable. Comme Jean-Jacques Rousseau, il laissera, sans doute, le souvenir d'un personnage dont les gestes et les écrits auront eu, à un moment donné, une grande importance. Les Faux-Monnayeurs, où il a voulu unir et croiser tous les thèmes proprement gidiens qu'il tirait de ses méditations sur la vie, demeureront l'une des tentatives les plus curieuses et les plus intelligentes du roman français, Le Roi Candaule et Œdipe ne devront jamais être oubliés dans une histoire de théâtre, mais c'est dans le Journal que l'on ira chercher André Gide, avec son visage inquiet, ses doutes et la somme fuyante de ses pensées. »

(Kléber Haedens, Une histoire de la littérature française
Les Cahiers Rouges, Grasset, 1989, pp.300-302)

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Il est fait mention de Gide à de nombreuses reprises dans ce livre qui couvre dix siècles de littérature, et qui appartient d'ailleurs à cette histoire comme le monument célèbre mais discret qu’il constitue dans le paysage des lettres. Deux mots sur son auteur :
Du temps qu'il y avait encore des critiques, Kléber Haedens fut un passeur important. Secrétaire de Maurras, journaliste littéraire et sportif à l'Action Française (spécialiste de la « balle ronde » et surtout de l'ovale dans ce journal où il était interdit d'user de vocables anglais), il faisait régner une « terreur du bon sens et du goût » qui dépassait le carcan des dogmes politiques. Et ne reculait devant aucune provocation. Son Histoire de la littérature française le montre bien, qui fut écrite en 1943 – Kléber Haedens a alors 30 ans à peine – et remise à jour en 1970.
« Kléber Haedens écrivait du haut d'un belvédère majestueux et imprenable : l'audace. Avec un garde-fou : l'érudition », commente Etienne de Montety dans le livre qu'il lui consacre (Salut à Kléber Haedens, Grasset, 1996). On ajoutera que le panorama est aussi ordonné avec style. Ce même style qu'on retrouve dans ses romans : citons Salut au Kentucky (1947), L'été finit sous les tilleuls (1966) ou Adios (1974) qui tiennent encore très bien le choc dans la mêlée..

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