La saison des Nobel est l'occasion d'exhumer quelques textes parus dans la presse fin 1947-début 1948 lorsque l'Académie suédoise décerna celui de littérature à Gide (dix ans tout juste après Martin du Gard). Commençons par un compte-rendu tardif (et anonyme) du "Mois littéraire" de la revue Paru - L'actualité littéraire intellectuelle et artistique n°38 de janvier 1948. Le recul lui permet de donner un savoureux échantillon des réactions de l'époque, de Benda à Queneau, en passant par Guth en Tartarin à la NRF ou Edgar Morin.
"ANDRÉ GIDE, PRIX
NOBEL
Bien qu'on parlât
beaucoup de T.-S. Eliot comme lauréat possible, on espérait bien,
en France, que le Prix Nobel de Littérature reviendrait cette année
à un de nos compatriotes. Il y a, écrivait Lucien Maury dans Les
Nouvelles littéraires*,
« Une politique du Prix
Nobel qui doit tenir compte des ambitions et des compétitions
nationales, de l'universelle concurrence du talent, du génie,
sans négliger les petites nations, dont la voix risque de ne pas se
faire entendre... Blâmera-t-on cette politique? On ne saurait nier
qu'elle s'inspire d'un principe d'équité et de justice englobant
l'univers. »
Mais il y a déjà
dix ans que Roger Martin du Gard avait reçu cette haute récompense
pour Les Thibault,
et, dès l'an passé, on parlait à nouveau d'un Français comme
lauréat possible : Gide, Mauriac, Jules Romains, Duhamel. C'est une
très grande joie pour l'immense majorité des lettrés de notre pays
que de voir en 1947 l'Académie
suédoise honorer l'auteur des Nourritures
terrestres, c'est-à-dire non seulement
un de nos meilleurs stylistes, mais un homme dont la vie entière
offre, dans ses variations mêmes, un si émouvant exemple
d'indépendance et de probité intellectuelles. On n'a pas manqué de
remarquer que, si l'on excepte sa récente nomination de docteur
honoris causa
d'Qxford, le prix Nobel est la première consécration officielle de
cet écrivain qui, pour conserver une complète liberté, dédaigna
tontes les distinctions, la gloire académique comme le ruban rouge.
Tandis que Gide apprenait
la nouvelle en Suisse et s'en réjouissait tout en craignant un peu
que sa tranquillité ne s'en trouve troublée, un concert d'éloges
s'élevait dans la presse française ; et le pauvre Léon-Paul
Fargue, dont ce fut un des derniers papiers, concluait ainsi une
série de souvenirs : « Notre Gide est tout simplement l'honnêteté
même ».
De même, Jean Rabaud dans
Le Populaire, écrivait :
« Toute l'œuvre de Gide
jusque dans ses contradictions, jusque dans ses parties discutables,
est un appel à l'affranchissement et une dénonciation du mensonge.
Il a toujours été un antitotalitaire avant la lettre, profondément,
organiquement. Avec des retraits imprévus parfois des coquetteries,
des erreurs et des boutades, Gide a su glisser entre les mains de
tous ceux qui, de quelque manière que ce soit, voulaient
entreprendre sur l'autonomie de la personne humaine. »
Nous ne pouvons
faire ici un florilège des innombrables articles célébrant
l'événement
et vantant, en termes presque identiques, les qualités de l'écriture
et la noblesse de pensée d'André Gide. Je signale simplement que
cette chaude sympathie déborde largement du cadre de la presse
littéraire proprement dite. Voici, par exemple, l'opinion d'un
journal sioniste de Paris, La Riposte,
sous la plume de M. Arnold Mandel.
« Gide a été pour toute
une génération de jeunes hommes un professeur de conscience. Il n'a
pas enseigné ex cathedra des systèmes et des dogmes, mais,
dans son dialogue intérieur ininterrompu, il exprime une morale (et
non une attitude) de comportement caractérisée par une rigueur
extrême et la défiance de soi-même. »
Il y eut, toutefois, ici
et là, quelques réserves. A L'Aube, par exemple, où l'on
reconnaît que l'influence de Gide est
« incontestable,
mais, à beaucoup d'égards, redoutable et novice ».
Je citerai deux autres
articles intéressants et nuancés et qui me paraissent significatifs
parce que les critiques qu'elles [sic] contiennent sur l'œuvre de
Gide portent sur des points qui, pour d'autres, sont précisément
des raisons d'admiration ou d'estime. M. Albert Béguin**, déclare,
dans Une Semaine dans le monde.
« ...C'est l'un des
paradoxes de la vie de Gide : préoccupé de vivre à contre-courant,
soucieux de cultiver « sa différence » craignant toujours de
n'être pas assez « un être à part », il s'est donné pour
consigne de rester indécis, mouvant, rebelle aux conclusions qui
fixent un homme dans son attitude et l'immobilisent dans sa vérité
(...). Mais dans ce refus de se trouver, dans cette volonté de
prolonger la disponibilité de l'adolescence, n'y a-t-il pas un autre
risque qui est celui de vivre les yeux fixés sur cela qu'on ne veut
pas être? Et, en particulier, de peur d'adhérer à quelque
orthodoxie, de peur d'être un jour d'accord avec tout le monde, Gide
ne s'est-il pas inquiété plus que quiconque de ce que pensait tout
le monde ? »
L'auteur croit qu'avec le
recul l'œuvre de Gide paraîtra moins grande et surtout moins
scandaleuse qu'on ne l'a cru.
« L'enseignement
explicite de ses premiers livres (...) fut nécessaire et opportun au
déclin
de l'ère bourgeoise. Mais
c'était déjà le déclin et des coups plus forts que les siens
avaient été portés aux idoles qu'il abhorrait. »
Selon Béguin, on a eu le
tort de confondre successivement Gide avec les grands hommes dont il
se réclame — Montaigne, Goethe, Nietzsche, Dostoïewsky — et
d'égaler son œuvre à la leur. Son vrai ancêtre, estime-t-il,
c'est Rousseau.
« Les
Confessions elles aussi, ne sont
écrites qu'en vue de démontrer que Jean-Jacques ne ressemble à
personne {...). Et Les Rêveries
sont une apologie dont l'auteur, comme Gide le fait si souvent (...)
prépare les pièces qu'au jour du Jugement il mettra sous les yeux
de Dieu. Mais ce souci de paraître unique et de justifier par là sa
vie est aussi ce qui restreint la portée de l'œuvre de Gide sans
cesse enclose dans ses problèmes individuels quand elle eût pu
atteindre à une valeur bien plus universelle. »
De M. Julien Benda,
qui a consacré à Gide deux articles presque identiques dans L'Ordre
de Paris et dans Opéra***,
on n'attendait pas naturellement des roses sans épines :
« Le plus grand prix de
littérature allant à Gide ne pouvait s'adresser à plus juste ;
Gide est le type du littérateur.
» ... On est frappé
quand on le lit, notamment ses écrits critiques, de l'ingéniosité
de nombre de ses vues, de leur vertu d'insinuation, de leur
nuancement, de leur nouveauté, souvent de leur justesse, et en même
temps de leur dispersion, de leur refus de se serrer l'une à l'autre
comme les molécules d'un bolide (...), de leur impuissance à
consister; on note, comme également dignes d'intérêt, la saveur de
chacune et, d'autre part, leur indépendance réciproque, voire leur
contradiction (...); on admire son talent à comprendre les
individualités et son manquement total à former au-dessus d'elles
un concept général propre à les intégrer. »
Selon Benda, Gide
fait de l'idée une occasion d'émoi, de
sport littéraire, d'élan lyrique et
relève ainsi de ce que l'auteur de La
France byzantine appelle le lyrisme
idéologique...
« ...dont les
fondateurs auront été Nietzsche en Allemagne, Barrés en France
(…). De là ces formules verbalement très heureuses —
généralement péremptoires — mais qui ne résistent pas à
l'examen critique et dont c'est faire preuve d'inintelligence que de
les y soumettre. »
Et c'est précisément
pour cela, conclut Benda, que l'influence de Gide aura été et reste
considérable.
« Parce que, avec
son culte de l'inquiétude, du non fixé, du pur sentir, du pur
individuel, du pur nouveau, son relus à justifier ses dictats, son
haro sur l'effort analytique, systématiseur, explicateur et autres
ascèses intellectuelles, il aura été, et est encore, l'homme dans
lequel tout un monde moderne s'enivre de sa propre image. »
On ne s'étonnera
pas que, seules dans la presse, des publications communistes aient
adopté un ton franchement hostile et souvent très violent à regard
de l'auteur de l'inexpiable Retour
d'U.R.S.S. Je ne parle pas de Ce
Soir qui, lui, a purement et simplement
passé sous silence la nouvelle du prix Nobel.
« M. André Gide,
écrit L'Humanité, sait
écrire, traduire et se comporter en
toutes circonstances au mieux de ses intérêts particuliers. Il sait
lâcher les jeunes gens sur les chemins de la liberté et leur
apprendre « la ferveur ». II sait se faire une
raison quand il est d'un côté de la mer et que l'on meurt de
l'autre côté. »
Phrase que J.
Bloch-Michel commente ainsi dans L'Intransigeant
:
« Somme toute, M. André
Gide, qui est âgé de soixante-dix-huit ans, aurait dû écrire ou
même. se battre dans le maquis. »
Dans Action (19-11-47),
Edgar Morin**** commence ainsi son papier :
« II y a des génies qui
devancent l'histoire (…). Et puis l'histoire les rattrape. Et puis
l'histoire les dépasse. »
Et, à l'instar de cet
historien qui divisait le siècle de Louis XIV en deux périodes : «
Avant la fistule » et « Après la fistule », l'auteur
distingue deux Gide, celui d'avant 1936 (l'année du fameux voyage),
l'écrivain dont il loue « l'immense influence libératrice sur
la jeunesse » de l'époque, et celui d'après 1936 « qui écrit
toujours aussi admirablement » mais dont l'anticommunisme a souillé
le caractère universel de son « message ». Ce second
Gide...
« ...rentre dans le
sein des familles bourgeoises. « Après Kœstler, tu liras Retouches
au retour d'U.R.S.S. mon petit chéri.
— Oui, maman. » Dommage pour l'humanité. Dommage pour Gide. »
Mais, dans Action
de la semaine suivante, C. Hofman, qui trouve sans doute Edgar Morin
trop indulgent, proteste : mais non, mais non, il n'y pas deux Gide,
il n'y en a qu'un, le Gide pour lequel sauver
la culture, c'est sauver la bourgeoisie, pour lequel la culture est
un privilège de classe, inaliénable.
« André Gide, c'est
Janus. Un visage pour le passé, l'autre pour l'avenir. Seulement,
Janus ne fait pas deux, mais un seul être. Comme Narcisse, il est
seul.— Que faire ? Contempler. Sa nature double l'empêche en effet
de prendre parti. Janus, c'est l'attentisme. Janus, c'est encore le
double jeu. »
Dans Les
Lettres françaises, Jean Kanapa sous
le titre Le Prix Nobel à un faux
monnayeur, emploie des procédés de
style qui présentent une certaine analogie avec celles de E. Morin :
« La disponibilité. La
gratuité. L'indifférence. Le « désintéressement ». La
« ferveur ». La sensualité délirante — et, si possible (c'est
recommandé), perverse. Tout cela, c'est merveilleux pour les gens,
pour « la classe » qui distribue les Prix Nobel...
» — Et «
l'adhésion » au communisme» m'sieu ? — Oh! cela, ce fut
merveilleux... Bon papa Gide s'est dit : « Le communisme, voilà mon
affaire. » Une religion épatante, à ce qu'on dit. Et bon papa
(...) va visiter la Terre promise (...). Et là, que voit-il ?
Il voit que le communisme n'est pas une religion (...), que le
kholkozien (...) ne sait pas par cœur la fameuse prière Numquid
et tu qui commence, vous vous en
souvenez, par ces mots immortels : « O fruition paradisiaque de
chaque instant... » Alors, bien sûr, bon papa Gide comprend.
Comprend qu'il s'est trompé. Et dit qu'on l'a trompé. Et écrit
qu'on ne l'y reprendra plus. Il écrit cela dans Retour d'U.R.S. S, —
que je vous recommande de lire, mes chers enfants, lorsque vous aurez
fini votre Kravchenko. »
Trois cents lignes de
cette veine, avec, au passage, une pointe contre Mauriac qui, jadis «
se situait contre Gide » : tous deux sont aujourd'hui complices...
« ...de la même
entreprise d'avilissement, d'égoïsme, de réaction intellectuels.
Ennemis de la culture. Ennemis de l'homme, » etc, etc...
●
La majeure partie de
l'œuvre de Gide est publiée à la N. R, F. L'infatigable Paul Guth
a eu l'idée d'aller voir, pour Le
Figaro littéraire, comment
réagissaient les principaux locataires de l'hôtel de la rue
Sébastien-Bottin.
« — Vous devez être
heureux, dit-il à Paulhan, le second Nobel N.R.F...
» — Comment! Nous
n'en avons eu que deux ? s'étonne
l'incorrigible farceur, qui feint de croire que Valéry l'avait eu
aussi, et ajoute : Nous ne sommes
pas beaucoup pour les prix dans la maison (...}. Enfin, ce qui est
fait est fait (...). Ça ne changera rien aux sentiments! »
Et Raymond Queneau, second
plaisantin, de la maison :
« Du moment qu'on joue le
jeu du Prix Nobel, je trouve que c'est bien joué. Gide, de tous les
vieux c'est le mieux. » Et il ajoute : « Roger Martin du Gard,
Gide, c'est les fondateurs de la N.R.F. Peut-être qu'il lui a fallu
trente-sept ans, à la Revue, pour arriver à Stockholm. »
●
Gide, souffrant ces
derniers temps, n'a d'ailleurs pu se rendre dans la capitale
suédoise, pour recevoir les 140 000 couronnes (4 820 000 francs) du
prix, et c'est M. Puaux, ambassadeur de France qui l'a remplacé.
[...]"
_____________________________
* Le prix Nobel de littérature, Lucien Maury, Les
Nouvelles Littéraires, 13 novembre 1947
** Albert Béguin, Une Semaine dans le Monde, ?? novembre 1947.
*** Prix Nobel de littérature, Julien Benda, Opéra, 19 novembre 1947
**** Familles, je vous haïssais, Edgar Morin, Action, 19 novembre 1947