Journal de l'abbé Mugnier au Mercure de France |
L'abbé Mugnier survit dans les lettres
françaises sous mille-et-un surnoms dont le plus connu reste celui
de « confesseur du Tout-Paris »*. Les mauvaises
langues, qu'il croisait dans sa paroisse ou dans les salons, disent « le confesseur des duchesses »... Sous la plume
de Huysmans il est « le fol abbé ». Ou « l'aumônier
général de nos lettres » pour Maurras, un « charmant et
vénérable chanoine » pour Valéry, « l'apôtre de la
mèche qui fume encore » selon Jammes, celui « des
lettres et du pardon » pour Descaves, « le seul homme chez
qui l'Esprit soit l'esprit » écrit enfin Cocteau, qui le
connaissait bien.
Arthur Mugnier vient au monde en 1853 à
Lubersac, en Corrèze, où son père supervise depuis treize ans la
restauration du château pour son nouveau propriétaire, Ernest de
Chabrignac. Un père qui meurt alors qu'Arthur est encore un tout
jeune enfant. Il part alors vivre à Paris avec sa mère. Vers 1870
se confirme sa vocation religieuse et, après une courte expérience
à la Société de Jésus, il entre au séminaire de
Nogent-le-Rotrou sur la recommandation d'Ernest de Chabrignac qui
continue à aider de loin les enfants de son régisseur. Il achève
sa formation au séminaire Saint-Sulpice et enseigne un moment au
séminaire Notre-Dame-des-Champs en 1876 avant de devenir vicaire de
la paroisse Saint-Nicolas-des-Champs, dans le quartier des Halles,
en 1879.
L'abbé Mugnier commence alors à tenir
un journal** dans lequel il rend d'abord compte de l'actualité politique et
de sa « pauvre vie » de vicaire dans ce quartier
populaire. « Ici, nulle trace de vie intellectuelle.
L'industrie absorbe tout », constate-t-il le 12 novembre 1879.
En 1881 il est nommé à Saint-Thomas d'Aquin, quartier plus bourgeois mais où il ne trouve là encore que « l'égoïsme,
l'avarice, l'accaparement des âmes, la légèreté, le succès
injustifié, la bêtise des dévots, la vulgarité décorée »...
Il donne bien quelques conférences où il mêle la religion à sa
passion de toujours pour la littérature, mais il doit se l'avouer :
« Je suis triste parce que je me suis lancé dans une
direction où l'on n'aboutit pas intellectuellement. »
Mugnier cherche un passage de l'Eglise
vers la littérature. C'est alors qu'il croise Huysmans qui fait le
chemin inverse... L'abbé accompagnera la conversion de l'auteur d'A
rebours. Peu à peu, de déjeuners de gendelettres en
dîners mondains, il devient la coqueluche des salons grâce à sa
simplicité, son ouverture d'esprit et son sens de la répartie.
Quelques-uns de ses bons mots sont restés célèbres. A celui qui
lui demande s'il a vu la croix de diamants dans le décolleté
décati d'une femme sur le retour, il répond : « Non, je
n'ai vu que le calvaire... ». Une autre fois un convive lui
reproche d'être plus souvent derrière une table que derrière
l'autel :
- L'abbé, vous serez enterré dans
un nappe !
- Avec vos miettes... répond
Mugnier.
Gide, qui n'a pas ce sens de la
répartie dans les dîners en ville et l'admire, ne fera d'ailleurs
qu'une allusion à l'abbé Mugnier dans son Journal, le 27
juin 1932, justement pour citer l'une de ces « saillies »
:
De la puissance du mot. Dès qu'on a trouvé « sex appeal », à l'abri de ce mot toutes les pornographies sont admises.Cela me fait penser à une saillie de l'abbé Mugnier ; exquise à mon sens, mais qu'il faut une certaine finesse d'esprit, je crois, pour entendre. Cela se passe à je ne sais quel dîner mondain. L'abbé se penche vers son élégante voisine :- Pouvez-vous me dire, je vous en prie : qu'est-ce qu'on vient de nous servir ?- Mais c'est un rôti de bœuf, cher abbé.- Ah : Dieu soit loué ; je craignais que ce ne fût du Chateaubriand.
Notons qu'en décembre 1931, la Petite
Dame recueillait un autre mot de Mugnier cité par Gide dans une
conversation sur le catholicisme, Claudel, Copeau et les Martin du
Gard :
Ici Bypeed, je me souviens, cite un mot de l'abbé Mugnier. Dans une conversation qu'il a eue avec lui, il y a quelques années, à Gide qui lui disait : « Dans le catholicisme c'est Saint-Paul qui me gêne », il répondit : « Oui, c'est l'arête du poisson. »
L'esprit plus brillant que l'habit –
on recousait sa cape trouée pendant qu'il dînait – l'abbé
Mugnier est bien vite de toutes les soirées chez la comtesse de
Castries et la princesse Marthe Bibesco qui deviendront ses
« nièces » choisies et légataires, chez la
comtesse Greffulhe, la princesse Soutzo, la comtesse Anna de Noailles
ou encore dans le célèbre salon de Jeanne Mülhfeld, la veuve de
l'ancien secrétaire de la Revue Blanche, fréquenté entre autres
par Gide et Valéry qui surnomment l'hôtesse « la Sorcière ».
C'est dans ces milieux où les Académies côtoient les avants-gardes, en politique comme en littérature, que l'abbé Mugnier va faire les nombreuses
rencontres qu'il verse presque chaque soir dans son Journal.
En 1912, l'année où l'abbé fait la
rencontre de Cocteau avec qui il restera lié tout au long de sa vie,
la princesse Bibesco lit des pages de Gide à l'abbé Mugnier : les
Nourritures terrestres. Et le 7 février 1918 les deux hommes
se rencontrent :
Été déjeuner au restaurant Lucas avec Mme Wharton, la princesse Lucien Murat, la baronne de Brimont, Berenson, Saint-André, Mac Lugan, André Gide. André Gide était à côté de moi. Une figure rasée, une tête déplumée, avec des cheveux qui tomberait [sic] plutôt par derrière. L'air d'un prêtre professeur, d'un protestant qu'il est, car la marque austère subsiste. Après avoir travaillé depuis la guerre, à de bonnes œuvres, il est maintenant en Normandie. Il est marié et ne semble pas le regretter. Il a été, avant la guerre, à Constantinople, en Asie Mineure. Il préfère, il aime l'Algérie, le désert, les Arabes, les parfums... Il n'a pas été en Perse. Je lui ai demandé si la guerre modifiait ses idées d'avant. A quoi il a répondu qu'elle les enfonce plutôt, qu'il n'y a pas eu interruption de courant. Gide a connu Jammes qu'il trouvait délicieux, moins depuis sa conversion (et c'est Claudel qui en est le promoteur), il n'est plus en communion d'idées avec lui. Claudel et Jammes lui ont écrit, à l'occasion des Caves du Vatican, des lettres comminatoires. Jammes a une façon de mettre Dieu dans sa poche qui déplaît à Gide. Il ne peut plus le suivre.Gide a parlé de Picasso citant le mot d'Apollinaire mais non pour l'approuver : « Picasso et Raphaël ». Il dit Apollinaire spirituel mais fumiste.[...]Comme je faisais profession de tolérance religieuse, André Gide m'a demandé si c'était par esprit évangélique. Gide constatait qu'il n'y a pas de péché dans la littérature de Péguy.
Deux jours plus
tard, lors d'un dîner chez Edith Wharton (la romancière américaine
qui a fondé les American Hostels for Refugees et aida au
fonctionnement du Foyer Franco-Belge où Gide a travaillé pendant la
guerre), l'abbé Mugnier croise l'historien de l'art Bernhard
Berenson, l'architecte Jean Naville (frère d'Arnold Naville autre
proche de Gide), l'éditeur Georges Charpentier et l'écrivain et
traducteur Alfred de
Saint-André
:
Dîné chez Mme Wharton, avec Berenson, Naville l'architecte, Saint-André et Charpentier. Berenson dit que la figure de André Gide ressemble à celle de George Eliot. Naville a été élevé, à l'école alsacienne, avec lui. On y appelait Gide « le Crispatif » car il parlait les dents serrées. Mme Wharton trouve l'auteur de L'Immoraliste timide. Comme j'avais cru remarquer de l'austérité sur le visage de Gide, Berenson a ajouté : « De l'austérité féminine, non masculine.»
* Voir l'étude de Ghislain de Diesbach : L'Abbé Mugnier, Le Confesseur du Tout-Paris, Perrin, 2003
** Qui ne sera publié qu'en 1985 et d'où sont extraits les passages donnés ici : Journal de l'abbé Mugnier (1879-1939), coll. Le Temps retrouvé, Mercure de France, 1985.