Entre le 30 septembre et le 30 décembre
1922, Pierre Varillon et Henri Rambaud mènent une « Enquête
sur les maîtres de la jeune littérature » dans la Revue
Hebdomadaire. Enquête
qui a été reprise et augmentée dans un volume paru en 1923 à la
Librairie Bloud et Gay. Dans leur introduction à cette compilation,
les enquêteurs s'expliquent :
« Nous avons donc posé à un
certain nombre de jeunes écrivains les deux questions suivantes :
1° Quels sont les maîtres à qui
vous devez le plus et pourquoi ?
2° Quelles influences vous
paraissent devoir commander les directions de la littérature
contemporaine et que pensez-vous notamment de l'épuisement ou du
renouvellement possible des genres traditionnels ?
On s'étonnera peut-être de ne pas
trouver certains noms et des plus marquants, parmi les écrivains que
nous avons interrogés. Notre règle a été de nous en tenir aux
écrivains parvenus à la notoriété depuis la guerre et à ceux
dont les premières œuvres, encore peu connues du public, mais
distinguées par les connaisseurs, font souhaiter qu'ils y
parviennent bientôt. Leurs aînés ont déjà répondu avant la
guerre à des enquêtes analogues* ; ou s'ils n'ont pas eu l'occasion
de la donner, chacun sait quelle serait leur réponse. Est-il bien
utile, par exemple, que le grand poète qu'est M. Paul Valéry
reconnaisse en Mallarmé son maître et son guide, qu'il devait
d'ailleurs dépasser; ou, dans une génération plus jeune, que MM.
Jacques Bainville ou Henri Massis témoignent de ce qu'ils doivent à
Charles Maurras ? »
Vingt-quatre romanciers, dix poètes,
six dramaturges et neuf critiques répondront aux questions de
Varillon et Rambaud, parfois de manière très détaillée, parfois
de façon laconique... Les noms les plus cités par les romanciers
sont dans l'ordre ceux de Bourget, Maurras, Barrès, France, Loti,
Boylesve, Gide et Proust. Les critiques ont affirmé l'influence de
Maurras, de France, de Lemaître, de Gide, de Jacques Bainville, de
Montfort, de Bergson, de Boylesve et de Péguy.
Nous avons sélectionné parmi les
réponses qui citent Gide les plus intéressantes, ou tout du moins
les plus motivées. Dans une second temps, la Revue Hebdomadaire
écrira aux « maîtres » les plus influents pour
leur poser les mêmes questions qu'aux auteurs de la « jeune
littérature ». Nous donnons ainsi en fin de billet la réponse
de Gide...
***
« La génération littéraire née
autour de 1890 a pu avoir des maîtres jusqu'en 1914. Elle n'en
saurait plus avoir aujourd'hui. Entre eux et elle, la guerre a creusé
un abîme. Si la guerre n'avait pas creusé cet abîme, ce serait à
désespérer de cette génération. Ce serait bien la première fois
qu'on verrait le monde changer de face, sans que se renouvelât la
littérature.
Il ne s'agit pas, bien entendu, de
renier des admirations légitimes; il s'agit de refuser des modèles
périmés. Nous sommes d'un autre temps que France, Barrés, Gide,
Maurras ou même Péguy. Qu'avons-nous à faire d'excitants, d'un
Nietzsche ou d'un Kipling ?
[...]
France, Barrés, Gide, Maurras, Péguy
et tous les autres ont été les liquidateurs du romantisme, soit
qu'ils l'aient épuisé en le portant à l'extrême, soit qu'ils aient
essayé de le classiciser, soit qu'ils l'aient combattu. Ils se sont
ainsi liquidés eux-mêmes, au plus haut prix, je le reconnais.
Depuis la guerre, ils se survivent. Et après eux, le déluge.
Mais après le déluge, tout
recommence. »
Benjamin Crémieux
***
« Avant la guerre, jusqu'à ma vingtième année, j'ignorais une partie de la littérature de notre temps, celle qu'on est convenu d'appeler la littérature moderne. Comme je vivais complètement en dehors des milieux littéraires, je n'avais rencontré personne qui me révélât l'existence des œuvres contemporaines qui n'étaient pas répandues dans le plus large public.
A peine en 1913 avais-je entendu parler de la Nouvelle Revue française qui, un peu plus tard, a marqué ma formation littéraire comme l'Action française a marqué ma formation politique.
[...]
Je reviens à la Nouvelle Revue française, à André Gide. Je ne pourrai jamais aimer l'homme, mais je respecte l'auteur, sa patience; tant pis si sa prudence tourne au vice. Je lui suis infiniment reconnaissant de l'exemple studieux qu'il donne. J'ai trouvé dans sa critique et dans celle qu'il a inspirée, celle de Jacques Rivière principalement, mille réflexions qui m'ont éclairé sur moi-même et sur les autres. Elles m'ont évité de me jeter dans une démesure où je tendais de tout mon désir de combattre. »
Pierre Drieu la Rochelle
***
« Les gens de cinquante ans sont
persuadés que les trentenaires d'aujourd'hui « posent » quand ils
déprisent la vulgarité de Musset et de Hugo. Il n'y a pas de pose
là dedans. Sans aucune prévention, j'ai toujours été fort éloigné
des romantiques, comme de « bourgeois » affreux. Inutile de
vous dire que Barrés et Gide pour la prose, Mallarmé pour les vers,
quand on les lit dès seize ans, vous font trouver bien plus « cocos
» les maîtres du dernier siècle que ceux-ci n'ont trouvé ceux du
dix-septième...
Et à bien réfléchir, tout ce qui
précède me paraît incomplet, et simplet, et à demi faux.
Mais vous n'attendez pas une confession
générale ? »
André Thérive
***
« 1° Les maîtres à qui je dois
le plus, je commence à croire que ce sont ceux dont j'ignore
l'œuvre. La grande occupation des critiques qui épluchent un roman
est, en effet, d'y débusquer tous les « gidismes », tous
les « barrésismes ». Je ne dois que des « éreintements » à
ces maîtres trop admirés qui, à vingt ans, m'imposèrent des
attitudes d'esprit et des tours de phrases dont je commence seulement
à me débarrasser. Ma gratitude ira donc à d'autres maîtres
vénérables près desquels j'aurai passé, n'ayant rien demandé et
n'ayant rien reçu. Une pudeur teintée de prudence me défend seule
de les nommer ici.
Pour être franc, j'admire mes
camarades qui connaissent leurs maîtres et les dénoncent avec la
même assurance que s'il s'agissait de leur tailleur. Sans doute
avez-vous pratiqué ce jeu dangereux que Paul Morand, dans son fameux
Ouvert la nuit, nous enseigne ? Sur une liste où figurent
intelligence, distinction, talent, beauté, élégance, etc., chacun
se donne des notes que le voisin corrige. Eh bien! il serait amusant
de corriger la liste des maîtres que mes jeunes confrères
s'assignent en toute bonne foi. Il n'est pas bon que nous
choisissions nous-mêmes nos ancêtres,parce qu'alors nous prétendons tous à
la cuisse de Jupiter. J'imagine Bourget, Barrés et Gide en leurs
cabinets, Balzac, Stendhal et Baudelaire sous les myrtes immortels,
se répétant après avoir lu votre enquête le vers de Booz :
Se pourrait-il, Seigneur, que ceci de
moi vînt ?
et je crois voir le spectre de Paul
Féval (ce charmant auteur de France trop dédaigné et si supérieur
au mulâtre Dumas) accuser Barrés et Bourget de détournement
d'enfant. C'est vrai qu'un romancier de l'école du cher Féval peut,
dans son particulier, professer la doctrine Bourget-Barrés-Maurras, sans que ses livres en reflètent rien et qu'une œuvre,
que littérairement nous portons aux nues, souvent ne déteint pas
sur notre vie intérieure. J'ai préféré à tout Anatole France
quand j'avais quinze ans et ce fut justement pour moi un temps de
crise mystique.
Faut- il concevoir le Parnasse comme un
marché où les débutants se fournissent de psychologie chez
Balzac-Stendhal- Bourget ; de nationalisme simple [chez Barrés, de
nationalisme intégral chez Maurras ; d'immoralisme chez Gide et de
style à tous les rayons ? Il arrive souvent qu'un jeune homme de
lettres n'accepte rien tout à fait de l'extérieur. Ses maîtres
préférés font sourdre en lui des eaux cachées. Nous ne recevons
rien que déjà nous ne possédions. Notre œuvre, c'est nous-mêmes
et nous ne sommes pas nés des livres, mais de nos pères en qui nous
vivions avant notre venue ici-bas ; et depuis nous dépendons de ce
monde infini d'images, de sensations, de sentiments, de croyances,
où, à peine nés, nous avons baigné. Les pins géants d'un parc
que je connais, les charmilles, devant la terrasse d'un autre jardin,
m'ont mieux instruit que les livres dont je m'enchantais à leur
ombre (dont je m'enchantais vient de Barrés).
Et qui dira, dans une formation même
littéraire, la part des amitiés et des amours ? Les maîtres de
beaucoup, ce furent leurs maîtresses.
2° Il est inutile, que vous vous
inquiétiez de l'avenir des « genres traditionnels » au siècle de
Marcel Proust, de Paul Valéry et de tous ceux que vous
interrogeâtes. »
François Mauriac
***
« Deux poètes m'ont profondément
influencé : Arthur Rimbaud et Lautréamont (Isidore Ducasse). Depuis
que j'écris, Je n'ai jamais cessé de penser à eux. Leur influence
sur moi a été trop forte, trop exclusive pour que je puisse la
définir. J'ai probablement écrit grâce à eux et selon eux. Tout
ce que je crois découvrir dans la poésie, c'est dans leurs poèmes
que je l'ai découvert. Je sais mal les voir, je manque de recul : je
les aime trop.
J'ai aimé aussi quelques autres
écrivains : Paul Claudel, Guillaume Apollinaire, Pierre Reverdy,
Blaise Cendrars, Jean Giraudoux. J'ai connu encore André Gide ; il a
exercé sur moi une certaine influence. Je lui dois beaucoup. Quoi ?
je ne sais pas. Je n'aime guère ses livres, sauf les Caves du
Vatican. J'ai peur d'être ingrat en l'oubliant. J'aimerais aussi de
ne pas parler de Maurice Barrés, mais tout de même je lui dois
beaucoup. Je ne pense naturellement qu'à ses premiers livres. Les
autres... »
Philippe Soupault
***
« L'exemple de Proust et de Valéry, me
permet de penser que les plus importants et
intéressants jeunes hommes d'aujourd'hui, ne laisseront
connaître leur valeur que dans quelques vingt ans
d'ici. Et ceci me rassure un peu — mais, me retient
aussi de répondre à votre question, malgré tout le
désir que j'ai de vous être agréable.
Veuillez donc m'excuser. »
André Gide
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* Par exemple l'enquête menée par
Emile Henriot qui explique, dans une lettre donnée en appendice de
l'ouvrage de Varillon et Rambaud :
« Avant la guerre en effet, des
questions semblables avaient été posées aux écrivains. En somme,
nonobstant la guerre, qui a plus consolidé chacun dans ses positions
qu'elle n'a profondément modifié les façons de voir et de sentir,
l'idéal de cette génération n'a pas beaucoup changé depuis le
temps que moi-même j'interrogeais, sur un thème analogue au vôtre,
ses jeunes aînés et même quelques-uns déjà de ceux qui nous ont
répondu (A quoi rêvent les jeunes gens, 1912). Je me reporte à
ma brochure : les noms les plus souvent cités étaient ceux de
Barrés et de Maurras; après, venaient Gide et Claudel. Bourget
n'avait pas encore triomphé de l'ignorance et de l'ingratitude
injustes. »