jeudi 1 août 2013

Saint Jean d'été (4)

Début juillet 1937, Gide rentre de Cuverville défatigué mais il confie à la Petite Dame :  « Je me sens d'une extraordinaire vacance — trop — d'autre part, je sens qu'il faut que je me dépayse, je suis en état d'absolue incuriosité. » Il vient de publier les Retouches à mon Retour de l'U.R.S.S., Pierre Herbart son En U.R.S.S., et il a proposé à ce dernier un voyage en Afrique. Entre temps il songe à la Norvège, et puis non, il va d'abord passer une semaine en Angleterre pour travailler à la traduction d'Antoine et Cléopâtre avec Dorothée Bussy ; ensuite ce sera l'Italie et début 38 seulement l'A.O.F. C'est pendant ce séjour londonien qu'il croise Julien Green et Robert de Saint-Jean. 


« 27 juillet 1937
Déjeuner avec Gide à Londres, chez Kettner's. Green est allé le chercher chez les Bussy. Mme Bussy est la sœur de Strachey et son mari, Simon, est peintre.
Dans la dernière salle du restaurant, alors que nous allions vers la table qui nous était réservée, Gide a murmuré qu'elle était trop éclairée par le lustre tout proche et s'est assis à une autre table, au hasard, près de la porte d'entrée.
Lorsqu'on lui a servi le grape fruit dans une urne argentée, il a trouvé cela « très bien présenté ». Il avait eu, d'ailleurs, grand mal à choisir son menu, s'était réglé sur moi pour se décider (« un émincé... c'est cela, oui... un émincé »). Il nous a relaté les attaques des communistes contre son dernier livre (la suite de Retour de l'U.R.S.S. : Retouches à mon retour de l'U.R.S.S.). Celui qu'il appelle « le Maritain espagnol », Bergamin, a même parlé avec violence contre Gide*, malgré les relations très cordiales qui les unissaient l'un à l'autre.
— Ils ont barre sur moi seulement sur un point, dit Gide, quand ils affirment qu'en critiquant l'U.R.S.S. je l'affaiblis, et qu'en l'affaiblissant je fais le jeu de ses pires ennemis.
On devine chez lui une attitude très calme, intéressée, amusée aussi devant les assaillants les plus violents. Gide n'arrive pas à sortir de ses gonds.
Il est capable de contempler avec les yeux d'un étranger ce spectacle : « Gide poursuivi par une meute d'ennemis ».
Il dit :
— Ce qu'il y a de terrible, c'est qu'il faut être pour ou contre. On ne vous laisse plus la liberté d'une attitude intermédiaire.
C'est cela qui l'effraie :
— J'ai peur que la France ne soit amenée, elle aussi, à choisir l'un ou l'autre camp.
Il dit que les derniers malheurs du franc lui paraissent de mauvais augure. Et quant à l'état de l'Europe, à la dispute de la paix et de la guerre, il exprime la crainte « qu'on ne puisse se tirer de tant de récifs ».
Il m'a interrogé sur la diffusion de Ce Soir, le concurrent (communiste) de Paris-Soir ; il savait que les syndicats ont reçu ce mot d'ordre : « Achetez Ce Soir. »
Il va publier dans Marianne, sans doute, faute de trouver une autre tribune, une préface à la lettre de protestation de Thomas Mann contre l'hitlérisme.
Paris-Soir a-t-il des partis pris politiques, se range-t-il, lui aussi, d'un côté ou de l'autre? Ne croyez pas, ajoute-t-il en grimaçant un sourire, que je cherche à placer de la copie...
Parfois, son regard biais et plusieurs plis autour des lèvres, ainsi qu'une imperceptible élévation de ses pommettes mongoles, donnent à son visage quelque chose de cynique.
Un jeune officier de marine est venu le voir en U.R.S.S. et lui a dit :
— Mon cas est unique, au point d'avoir étonné le sexologue Magnus Hirschfeld : je ne recherche que les unijambistes.
Retour à Paris, Gide raconte cette visite à Victor Serge, qui lui dit :
— Ah, oui ! C'est celui qui est de la police.
— Que dites-vous ?
— Il me l'a avoué lui-même, me déclarant : « J'aime mieux que ce soit moi qui vous le dise, je travaille pour la police. »
Gide croit que tout non-conformiste sexuel en U.R.S.S. se trouve devant ce choix : aller en Sibérie ou travailler comme indic. »

(Robert de Saint Jean, Journal d'un journaliste, Grasset, 1974)

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* Du 4 au 16 juillet 1937 se tient le deuxième Congrès International des Ecrivains, à Valence, Madrid et Barcelone, et enfin à Paris. Il est présidé par José Bergamin qui prononce son discours contre André Gide qui sera publié dans l'Humanité du 17 juillet 1937 sous le titre : « Un silence accusateur. Sur le dernier livre de M. André Gide, par l'écrivain catholique José Bergamin ». Article disponible dans la base thématique de Gidiana sur les Retouches à mon Retour de l'U.R.S.S..

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