samedi 24 mai 2014

Lire Gide tu dois et ainsi plus profond tu deviendras.


« N° 30

LES FAUX-MONNAYEURS d'André Gide (1925)

Je tiens personnellement à ce que le numéro trente soit André Gide, Prix Nobel de Littérature en 1950, même si « la nature a horreur du Gide » (dixit Henri Béraud).

André Gide est né à Paris 6e (19, rue de Médicis) en 1869 et mort à Paris 7e (1 bis, rue Vaneau) en 1951 — il a donc mis une vie entière pour bouger d'un arrondissement. Il souffre d'une réputation de trop « granté-crivain » (comme dit Dominique Noguez), c'est-à-dire de vieux scrogneugneu, tout ça parce qu'il a fondé La Nouvelle Revue fran­çaise en 1908, qu'André Rouveyre l'a sur­nommé « le contemporain capital » et Arthur Cravan « le cabotin ». Il y a tou­jours eu en France des auteurs comme ça, sortes de gourous intelligents et néanmoins bourgeois. C'est ce qui fait la grandeur de notre pays. Mais Gide n'était pas si coincé que ça, comme le montrent Les Faux-Monnayeurs, son seul et unique roman. Gide est un riche huguenot qui s'encanaille. Selon ses propres termes : « Je ne suis qu'un petit garçon qui s'amuse doublé d'un pasteur protestant qui s'ennuie » (Jour­nal). Dans sa jeunesse, ce dandy était même très sulfureux : en réalité, la vie de Gide a consisté à passer du soufre à la souf­france, et des sens au sens.

Les Faux-Monnayeurs est un livre poly­phonique, kaléidoscopique, géométrique, à multiples facettes {cochez la métaphore de votre choix). Il y a 35 personnages (collé­giens, étudiants, écrivains, filles, garçons, surtout garçons) qui s'entrecroisent dans Paris et cherchent tous la même chose : échapper à leur destin tout tracé qui res­semble à de la fausse monnaie. Ils ne disent pas « Familles je vous hais » parce que Gide l'a déjà dit dans Les Nourritures ter­restres en 1897, mais enfin ils le pensent très fort. Pourtant le gros roman de Gide a aujourd'hui vieilli, ne choque plus personne et la jeunesse ne se réveille pas pour le dévorer la nuit en 2001.

Eh bien, comme souvent, la jeunesse a tort, car Les Faux-Monnayeurs sont un hymne à la liberté. Liberté dans la forme, liberté dans le fond. A sa mort, Sartre (dans Les Temps modernes) et Camus (dans Combat) tombèrent enfin d'accord (et Dieu sait que c'était difficile) pour reconnaître que Gide était l'écrivain le plus libre du siècle. Pourquoi? Parce qu'il savait reconnaître ses erreurs (en reve­nant d'URSS par exemple) et explorer ses contradictions (comme le tourisme sexuel).

Et quelle fraîcheur encore aujourd'hui ! Les Faux-Monnayeurs sont le cri de sincérité d'une bande d'adolescents dans une époque de mensonge confortable. 43 ans avant Mai 68, le vieux scrogneugneu était un vrai révolté, un immoraliste hédoniste, qui osa dire qu'il aimait les mecs à une époque où Proust restait dans son placard.

Ce qui est très actuel aussi, c'est qu'un des personnages des Faux-Monnayeurs, Edouard, écrit un roman intitulé les Faux-Monnayeurs (de même que dans Paludes Gide écrit : « J'écris Paludes »). En outre Gide a publié un an après le Journal des « Faux-Monnayeurs » qui en est, en quel­que sorte, le « making of ». Tout le monde fait aujourd'hui des « romans dans le roman » mais — rendons à André ce qui est à André — c'est Gide qui a inventé la mise en abyme en littérature (après Pirandello au théâtre, qui lui-même s'inspirait de la double action chez Shakespeare). Quand Annie Ernaux publie les brouillons de Pas­sion simple, elle n'innove pas tant que cela. Lucidement, elle l'intitule Se perdre.

Enfin, surtout, Les Faux-Monnayeurs vous rendent plus fin, donc plus compliqué. Qu'est-ce que la littérature, sinon une élé­gante manière de couper les cheveux en quatre ? Par moments, Gide qui a refusé quelques années plus tôt Du côté de chez Swann, semble pasticher Proust : « Entre aimer Laura et m'imaginer que je l'aime — entre m'imaginer que je l'aime moins, et l'aimer moins, quel dieu verrait la dif­férence ? Dans le domaine des sentiments, le réel ne se distingue pas de l'imaginaire. Et, s'il suffit d'imaginer qu'on aime, pour aimer, ainsi suffit-il de se dire qu'on ima­gine aimer, quand on aime, pour aussitôt aimer un peu moins, et même pour se déta­cher un peu de ce qu'on aime... » Lire ce genre de prose, c'est comme faire un stage de développement accéléré du cerveau. La preuve ? Regardez-moi. Ça se voit pas ? Bon d'accord, peut-être pas à l'œil nu, mais à l'intérieur je suis le Yoda.

Lire Gide tu dois et ainsi plus profond tu deviendras. »

Frédéric Beigbeder, Dernier inventaire avant liquidation,
Grasset, 2001, pp. 99-102

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