Comme chaque été je vous propose de lire ou relire, sous forme de feuilleton, quelques textes qui éclairent ou évoquent la figure de Gide par la bande.Dans Une mort ambiguë, Robert Mallet propose en 1955 ce qu'il appelle une « méditation vécue », à partir de la leçon gidienne qui, dans son ambiguïté, est le symbole même de la vie : « Robert Mallet, en face du oui de Claudel et du non de Léautaud — que les circonstances lui permirent de bien connaître également — précise la valeur du peut-être de Gide. On voit apparaître dans son livre d'autres écrivains contemporains dont il discute les agissements ou les opinions sans mettre plus de fausse pudeur à traiter de l'homosexualité que du militarisme, aussi compréhensif pour les croyants que pour les athées, et mêlant les développements d'un moraliste aux souvenirs très animés d'un auteur de Journal. Robert Mallet pose le problème de l'inquiétude individuelle et sociale que les hommes dont il parle ont cru pouvoir résoudre dans l'affirmation, la négation ou le doute. »
« Il avait écrit dans un de ses derniers cahiers qu'il ne voulait pas être incinéré. C'était le seul texte auquel on pût se référer. Il n'avait fourni aucune autre précision sur le genre d'obsèques qu'il désirait. On écarta donc d'office la solution du four crématoire. Quant au lieu de la sépulture, il sembla à ses neveux comme à ses meilleurs amis qu'il devait être le cimetière du petit village normand où reposait déjà sa femme. Sa fille et son gendre se rallièrent raisonnablement à cet avis. Afin de détourner la foule de la cérémonie, on annonça qu'elle se déroulerait le lendemain du jour où elle devait réellement avoir lieu.
Je me chargeai d'emmener Léautaud qui voulait y assister. C'était une journée de fin d'hiver. Un vent violent soufflait, qui venait de la mer toute proche et secouait les rangées de hêtres derrière lesquels se cache le château de Cuverville, où le cercueil avait été déposé. Nous arrivâmes un peu en retard. Le convoi funèbre débouchait du parc et s'avançait sur le chemin de terre qui, à travers une plaine labourée, mène jusqu'au cimetière. Des hommes le précédaient, marchant à reculons : l'essaim des photographes et des cinéastes. En tête, un drapeau tricolore. Léautaud eut un sursaut :
— Qu'est-ce que ça vient faire là ?
Je lui dis que ce devait être la représentation des anciens combattants de Cuverville. Il gronda :
— J'ajouterai un codicille à mon testament : pas d'anciens combattants à mes obsèques !
Puis :
— Il paraît qu'ils se sont si bien battus. Ils ne sont donc pas tous morts ? C'est bien dommage !
Léautaud savait que j'avais été combattant et ne se privait jamais du plaisir de dire devant moi tout le mal qu'il pensait de ces associations où se regroupent para-militairement des hommes qui semblent vouloir prolonger les mauvais souvenirs et le pas cadencé. D'ailleurs il ne me choquait pas.
Sur ce point je partageai son opinion. Et je lui répondis :
— Je suis heureux qu'ils ne soient pas tous morts. Cela me permet d'apprécier votre façon de les remettre à leur place.
— En tous cas, reprit-il, leur place n'était pas à cet enterrement !
Le cercueil, selon la coutume locale, était porté sur un brancard par quatre fermiers de Gide auquel Gilbert en larmes prêtait main-forte. On l'avait recouvert d'un drap noir orné d'une grande croix d'argent. Les enfants des écoles l'encadraient, tenant des bouquets de jonquilles, de perce-neiges et de violettes. Derrière le cercueil venait un homme en toge noire avec un rabat blanc, qui portait un gros livre sous le bras.
Léautaud, toujours aussi agressif :
— Quel est ce déguisé ?...
Apparemment c'était un pasteur. Ceux qui avaient assisté à la levée du corps au château me le confirmèrent. On les avait réunis dans le grand salon où avait été exposé le cercueil. Là, après avoir lu des passages de l'Évangile, cités par Gide lui-même dans un ouvrage qui, à l'époque, avait pu faire croire à l'imminence de sa conversion, le pasteur avait évoqué la mémoire de l'épouse dévouée que venait retrouver dans le cimetière de Cuverville celui qu'elle avait si chrétiennement aimé.
Léautaud continuait de maugréer en prenant rang derrière la famille et les intimes. Il coudoyait le curé de la paroisse et le maire de la commune. Le convoi se terminait par la population endimanchée du village. J'entendis une grosse fermière parler à sa voisine de « Monsieur Gilles ». Ici l'on semblait écorcher les noms et les principes.
Parvenu au cimetière, le cercueil fut déposé au-dessus de la fosse que les enfants des écoles entourèrent.
Le porte-drapeau se plaça du côté de la tête en inclinant la hampe de son étendard. Le pasteur vint se placer contre le porte-drapeau ; il ouvrit son livre et lut des textes évangéliques en s'efforçant de garder un ton de simplicité que l'habitude de l'emphase rendait timide. Au fur et à mesure qu'il parlait, il prenait de l'assurance et haussait le ton, tandis que le porte-drapeau redressait sa hampe. Beaucoup plus petit que le porte-drapeau, il semblait être protégé par l'étendard dont les franges d'or effleuraient sa nuque. Il leva sa main prédicante et prononça des paroles qui signifiaient qu'en face de Dieu, Lumière des Lumières, l'intelligence la plus lumineuse éprouve son infirmité. Les phrases coulaient de source ; elles étaient prononcées comme ces évidences qui n'ont besoin ni de commentaires ni de renforts oratoires. Un rayon de soleil inattendu vint illuminer le visage blanc du pasteur et les couleurs pâlies du drapeau. Le rapport entre les paroles et l'ensoleillement soudain me parut être le comble de l'art, ou de l'artifice, d'un metteur en scène dont on n'aurait su dire s'il faisait du lyrisme ou de l'humour. Léautaud me jeta un coup d'œil où je lus : « Qu'est-ce que c'est encore que cette comédie ? »
Surpris, je regardai Martin du Gard. Il me répondit par un regard indigné. Jean Schlumberger avait le visage crispé. La fille de Gide ressemblait à quelqu'un qui prend son mal en patience mais n'en pense pas moins ; son gendre s'efforçait de paraître impassible.
Les photographes, debout, accroupis, agenouillés, plaqués contre le sol boueux ne perdaient pas l'occasion d'un si beau cliché : le cercueil du libertaire, de l'immoraliste, du pédéraste, du pacifiste, de l'agnostique placé sous la protection du ministre d'un culte, abrité par un étendard, avec un piquet d'honneur d'écoliers.
Tandis que le pasteur récitait : « Notre Père qui es aux cieux... », Léautaud ne se contint plus :
— On ne peut donc pas être enterré comme on veut ? C'est une honte !
Je murmurai à son oreille, pour le calmer :
— On n'a pas su ce que voulait Gide...
Et lui, péremptoire :
— Sûrement pas ça !
Dominique Drouin, le neveu et filleul de Gide, héritier depuis 1938 de la propriété de famille, prit la place du pasteur et fit une allocution d'ordre « local ». Il rappela les liens qui unissaient Gide à Cuverville et voulut montrer comment s'expliquait que l'homme public fût revenu s'inscrire dans ce cadre rural et familial.
Ce fut ensuite le dernier défilé des amis devant le cercueil. Léautaud, qui avait apporté un bouquet d'œillets rosés, le déposa sur la bière. Contre le mur extérieur de l'église, la famille s'était alignée pour recevoir les condoléances. Le pasteur s'était joint à elle, selon l'usage du culte protestant. Il recevait, lui aussi, les congratulations. En passant devant lui, je m'inclinais sans prendre la main qu'il me tendait. J'obéissais ainsi à un sentiment complexe : mécontentement, gêne, désir d'être conforme dans mes gestes à ma réticence spirituelle. Je remarquai que derrière moi Léautaud, tout indigné qu'il eût paru être, serra sans hésiter la main du pasteur alors que, de sa part, je m'attendais au pire, c'est-à-dire à un propos malsonnant lancé au visage de l'animateur de la comédie. Je lui dis assez méchamment, à sa manière :
— Tiens, vous avez serré la main de ce pasteur que vous traitiez une minute plus tôt de pantin ?
Peut-être étais-je aussi agressif parce que, dans le confus de ma réaction discourtoise en face du pasteur, je sentais qu'il y avait eu aussi la crainte inconsciente d'être l'objet des sarcasmes de Léautaud. Et je lui en voulais de m'avoir ainsi dupé puisqu'il est admis que lorsque nous nous trompons sur les autres nous avons été trompés par eux. Il me répondit : « Je ne pouvais pas faire autrement puisqu'il me tendait la main. Il ne faut tout de même pas être malhonnête ! »
— Vous n'avez pourtant jamais craint de l'être. Il redevint furieux :
— Malhonnête, moi ? Jamais ! Je dis ma façon de penser quand ça me plaît. C'est différent.
— Non, car lorsque votre façon de penser correspond à ce qui paraît malhonnête aux autres, vous la dites quand même. Vous appelez honnête, en somme, tout ce que vous avez envie de dire ou de faire.
— Vous déraillez, mon ami ! D'ailleurs, ce pasteur, je ne peux pas lui en vouloir : il n'a fait que son métier.
Cette objectivité de Léautaud, au fond, je la partageai. Je ne pouvais en vouloir au représentant d'un culte dont je respectais l'idéal, car il était évident qu'il ne s'était pas imposé et qu'on l'avait prié de venir.
Martin du Gard, très ému, dit avec solennité :
— Au nom des amis de Gide, je proteste publiquement.
Le cimetière se vida aussi vite qu'il s'était rempli. La famille et les intimes regagnaient le château. Les journalistes se précipitaient vers les autos pour rentrer à Paris ou téléphoner du bourg voisin leurs comptes rendus. Les villageoises avec leurs enfants reprenaient directement le chemin des fermes. Les hommes passaient par l'auberge voisine pour y boire un verre ou jouer aux dominos. Le porte-drapeau remettait dans son étui l'emblème qu'il ressortirait à la prochaine fête locale. Le pasteur, affecté par les réflexions qu'il n'avait pas manqué d'entendre, suivait la famille. Il demandait à Béatrix Beck, la dernière secrétaire de Gide :
— Enfin, vous qui l'avez approché juste avant sa mort, avez-vous l'impression qu'il aurait été hostile à cette cérémonie?
Béatrix Beck en avait l'impression. Elle essayait de se faire comprendre du pasteur chez qui je croyais déceler plus de scrupules que je n'en aurais trouvé chez un prêtre catholique. Le prêtre, me semblait-il, ne serait pas « revenu en arrière » ; il aurait eu le sentiment du devoir accompli, la satisfaction d'avoir « sauvé les meubles » malgré la mauvaise volonté des propriétaires. Il aurait agi en représentant d'un Maître, non pour son compte personnel. Il n'aurait rien eu à se reprocher, bien un contraire. La sensation de l'avoir emporté de haute lutte, et de justesse, aurait été pour lui la meilleure des récompenses. Le pasteur, lui, se débattait avec sa conscience, à titre privé. Il n'était plus qu'un homme en proie à ses propres doutes, en dehors de son ministère. Je ne l'en estimais que davantage. (On aurait dit un pasteur mis en scène par Gide, — n'était-ce pas cela, d'ailleurs ?)
Nous atteignîmes le parc du château. Sous le cèdre géant qui abrite en l'obscurcissant une partie de la demeure, un groupe s'était formé. On y parlait fort, avec de grands gestes. Dominique Drouin devait faire front aux assauts conjugués de Schlumberger et de Martin du Gard qui le rendaient responsable du déploiement liturgique.
Drouin. — Je n'ai pas trahi Gide. L'enterrement à Cuverville exigeait certaines formes.
Martin du Gard. — Il n'a jamais exprimé le désir d'être inhumé ici.
Drouin. — Son silence à ce sujet était une acceptation tacite.
Quelqu'un. — C'est vraiment trop commode d'interpréter ainsi le silence ! Le silence laissait planer le doute. Dans le doute il fallait s'abstenir.
Quelqu'un d'autre. — De toutes manières, il fallait opter pour une solution qu'il n'avait pas indiquée.
Drouin. — Si on ne l'avait pas ramené ici, où l'aurait-on enterré ? Dans le cimetière parisien où sa famille possède un caveau ? A Cabris ? Nous avons écarté ensemble ces solutions. Nous avons tous été d'accord pour qu'on l'enterre à Cuverville.
Martin du Gard. — Peut-être. Mais pas pour qu'on l'enterre avec la participation d'un pasteur !
Drouin. — On ne pouvait faire autrement ici. Les gens du pays ne l'auraient pas compris.
Martin du Gard. — Alors, si vous aviez prévu cela, il fallait le dire et conseiller de l'enterrer ailleurs.
En moi-même. — II ne s'agissait pas de ménager les Cuvervillois de préférence à Gide qui n'appartient pas à Cuverville mais au monde. Il était tout de même bien audacieux, pour ne pas le compromettre aux yeux de quelques villageois, d'accepter de le compromettre devant son immense public.
Je pensais cela, mais immédiatement je me répliquais :
— Cette inhumation religieuse et conformiste n'engage pas Gide. Il est mort à l'écart de toute religion. Sa mort est sans compromission. Ce que certains de ses proches ont cru bon de faire ne peut entacher sa pensée.
Je répliquais à ma réplique :
— Sans doute, mais l'opinion publique est-elle capable d'éviter la confusion ? La compromission n'existe-t-elle pas simplement parce qu'on croit qu'elle existe ? Les photos ne donnent-elles pas le caractère du vécu et, par conséquent de l'indéniable, à des faits dont seuls les gens bien informés peuvent connaître l'origine ? Une certaine propagande ne va-t-elle pas se saisir de cette parade religieuse et tricolore pour proclamer que Gide était demeuré prisonnier des idoles bourgeoises ? N'est-ce pas finalement le trahir que fournir à ses détracteurs l'occasion de faire comme s'il s'était lui-même trahi ?
Martin du gard (toujours soucieux de ne pas blesser son prochain) :
— Soyez sûr, Monsieur le Pasteur, que ce n'est pas vous que j'incrimine.
Drouin. —Alors, c'est moi ?
Martin du Gard. — Eh oui !
Drouin fit alors valoir ses arguments les plus solides, tout en s'efforçant à une réserve que lui dictait la présence de la fille de Gide.
— Qui oserait dire que mon oncle n'était pas pas fidèle au souvenir de son passé à Cuverville ?
(Il disait : « à Cuverville », pour ne pas dire : « avec sa femme ».)
J'étais bien placé pour savoir que Gide avait conservé pour celle-ci un sentiment de tendre et profond respect. Quelques mois plus tôt, je l'avais vu pleurer en évoquant le caractère aimant et le dévouement (il avait même employé les mots « quasi sainteté ») de celle qu'il avait, « peut-être, tant fait souffrir » (ce « peut-être » était un euphémisme dont je n'étais pas plus dupe que lui), « sans l'avoir prémédité, à son corps défendant » (cette dernière expression reprenait sur ses lèvres toute sa valeur imagée).
Drouin expliqua en quoi de nombreuses confidences de son oncle lui permettaient d'assurer que celui-ci avait prévu que s'il mourait à Paris il serait inhumé près de sa femme à Cuverville.
Un intime de Gide dit :
— Il vous a fait ces confidences-là. Pas à nous.
Drouin ne l'entendit pas et continua son plaidoyer, mais s'il l'avait entendu, il aurait pu lui répondre :
— Il était normal qu'il parlât ainsi à celui qui était à la fois son filleul dans le culte protestant, le neveu de sa femme, et l'habitant de Cuverville, plutôt qu'à des amis sans attache avec Cuverville et davantage orientés vers son autre famille. Il était fidèle à sa délicatesse habituelle. »
Une mort ambiguë, Robert Mallet