A mort ambiguë, enterrement ambigu... Les querelles autour de la présence du pasteur voulue par la famille provinciale de Gide ont empêché Léautaud et Mallet de se bien recueillir. En guise d'épilogue, ils reviennent à Cuverville, quatre mois plus tard, s'assoir au bord de la tombe provisoire de Gide. Fin de l'extrait de
(NRF, Gallimard, 1955), « méditation vécue » sur la leçon de vie (et de mort) gidienne et savoureuse galerie de portraits des derniers grands écrivains français.
« Quatre mois plus
tard, à la fin de juin, nous allâmes donc ensemble à Cuverville.
Après avoir déjeuné dans une auberge du bourg voisin, nous
gagnâmes le cimetière. Gide reposait encore dans sa tombe
provisoire : un simple tertre surmonté d'une petite croix de
bois portant son nom avec quelques touffes de myosotis et des
reines-des-prés roses. La croix, qui n'avait pas été peinte,
ressemblait à une grosse bouture. On l'avait plantée de la même
manière et en même temps que les fleurs. On pouvait penser qu'elle
allait se couvrir de feuilles. Le cimetière était très fleuri,
avait un air de bonne santé. En ce jour où le printemps et l'été
se confondaient, le soleil ruisselait sur toute la campagne. Les
feuilles des hêtres avaient cette couleur claire et vernissée
qu'elles perdent en vieillissant. Les alignements de troncs lisses
autour des fermes et des pâtures s'enfouissaient dans leurs propres
exubérances. Le bandeau mouvant des frondaisons supportait un ciel
aussi lisse qu'une opaline. Le gris, le vert-jaune et le bleu se
moiraient de lumières diffuses qui dévalaient sur eux pour irriguer
les champs verts-noirs où pointaient les épis de blé. Le toit
d'ardoise de la petite église luisait de toutes ses écailles sous
des averses de rayons qui rebondissaient à travers le cimetière
dont les allées avaient la même teinte d'argile fauve que le chemin
rural. Entre le chemin et le cimetière, rien qu'un mur de pierre
largement ouvert et assez bas pour que les vivants eussent
l'impression de pouvoir communiquer avec les morts sans besoin de
forcer des grilles ou d'escalader des clôtures. Sur les autres
faces, le cimetière était bordé par une haie d'épines derrière
laquelle des vaches broutaient l'herbe d'un pré. La mort ici
était simple et familière. Le beau temps la rendait presque
désirable.
Léautaud vint se camper
devant la tombe de Gide. Il portait, malgré la saison, un grand
pardessus de laine à capuchon. Sans se découvrir, les jambes
prenant appui sur sa canne, il fixait le tertre de ses yeux perçants
comme s'il essayait de découvrir ce qui pouvait se passer dessous.
J'évitai de lui adresser la parole. Il prit lui-même l'initiative
de la conversation :
— Je l'envie,
Gide, d'être enterré là. Moi, j'ai acheté une place dans un
cimetière de la banlieue parisienne. Rien que de penser à tout le
peuple qui s'y entasse, ça m'écœure. Il est vrai que ça a si peu
d'importance !
— Mais votre désir
d'être incinéré ?
— Oui. Eh bien ?
— Eh bien, vous me
parlez d'un emplacement dans un cimetière. Je croyais que les morts
incinérés étaient mis dans un columbarium.
— Ah, non, merci !
C'est pour le coup qu'on est perdu dans la foule. Je veux une tombe
comme tout le monde...
— A votre place, je
préférerais qu'on jette mes cendres au vent.
— Encore une idée de
poète !
— Il n'est pas plus «
poétique » de vouloir complètement disparaître que d'exiger
un petit morceau de terrain bien à soi avec son nom dessus ! Acheter
d'avance son « lopin de terre » pour y placer l'urne dans laquelle
on sera une illusion de cendres, je crois qu'il n'y a pas pire
sentimentalisme : c'est le sentimentalisme du
propriétaire-petit-bourgeois !
Léautaud frappa le sol de
sa canne et rugit :
— Bon ! Vous ferez ce
que vous voudrez. Moi aussi. Chacun ses goûts !
Il chercha une rosserie à
me dire et la trouva facilement :
— Vous serez fixé sur
mes goûts définitifs quand vous viendrez à mon enterrement !
Quoique, après tout, je ne sais pas si je vous ferai prévenir. Et
puis c'est peut-être moi qui irai au vôtre : on a vu des choses
plus extraordinaires !
Il lança son rire
grinçant. Puis pirouettant sur lui-même, il s'approcha de la tombe
de la femme de Gide et déchiffra les phrases tirées des Évangiles
qui avaient été gravées dans la pierre. L'un de ces textes
exprimait la sérénité de « la mort dans le Seigneur ».
— Quelles belles
paroles, dit Léautaud. Ils ont de la chance, ceux qui croient, ils
meurent plus facilement. Quand je pense que certains qui se disent
libres-penseurs voudraient empêcher les autres de croire ! C'est un
crime de vouloir ça. Je les vomis, tous ces sectaires !
Léautaud craignit sans
doute que je pusse le soupçonner de « mollir » en vieillissant. Il
tint aussitôt à préciser :
— La foi... La foi ! Il
faut être naïf pour l'avoir, mais enfin tant mieux si on est naïf
!
Il pointa sa canne vers le
tumulus :
— Il est bien mort,
lui. Il a eu beaucoup de dignité et de courage dans ses derniers
moments. Et puis ça n'a pas traîné longtemps. Il a profité de la
vie jusqu'au bout. Voyez-vous, c'est capital : ne pas être diminué
avant de mourir.
J'essayai de lui dire
quelque chose d'amical :
— Vous vieillissez très
bien, vous... Il m'interrompit avec fureur :
— Je vous en prie ! Pas
de pommade. Je sais comment je vieillis. Et je vieillis comme les
autres. C'est-à-dire mal. Ça ne veut pas dire que je ne me
prolongerai pas encore quelque temps. Mais dans quel état ?
Comment réagir ? Je crus
plus prudent de me contenter d'un : « Oui, en effet... »
impertinent par esprit de conciliation.
Il continuait, redressé,
la tête haute, comme si quelqu'un venait de le provoquer, oubliant
de jouer comme d'habitude à celui qui se résigne :
— La mort me
révolte ! Et pourtant je devrais commencer à me faire à l'idée
que je vais bientôt mourir. Eh bien, non, non, je ne peux pas m'y
habituer. Quand on dit que les vieux s'habituent à ça, c'est de la
blague ! La vie, moi, j'y tiens, vous savez, j'y tiens comme quand
j'avais vingt ans. Je crois même que j'y tiens davantage. Ça ne
m'empêche pas de la trouver insupportable !...
— Insupportable parce
qu'elle doit avoir une fin?
— Oui ! On aime la vie,
mais on préférerait ne pas être venu au monde puisqu'il faut la
quitter ! On n'a rien demandé. On est là. Et on partira sans avoir
rien à dire. Vraiment, c'est bouffon !
Léautaud avait ainsi sa
façon d'exprimer l'absurdité de l'existence et d'apporter de
l'eau au moulin des philosophes sans même savoir que le moulin
existait.
Nous nous assîmes l'un à
côté de l'autre sur une banquette d'herbe, entre la haie et l'allée
qui bordait la tombe de Gide. Léautaud ne quittait pas des yeux
la levée de terre. Je me taisais comme lui. Je pensais que Gide
aurait peut-être été content de savoir que deux pèlerins étaient
venus s'installer tout près de sa sépulture pour y méditer sur lui
et sur eux. Nous étions familiers avec la mort comme le sont les
Arabes dans leurs cimetières. Mais la familiarité s'arrêtait au
défunt : la Mort, toute simple qu'elle parut être à Cuverville,
gardait ses distances. Elle demeurait, au delà des symboles de ce
jardin lumineux, la ténébreuse apparition de ce qu'on ne peut
imaginer, la face à masque de nuit, ou l'absence éternelle de face,
l'effacement horrifiant de l'être dans la consomption de la vie
toujours renouvelée. Léautaud aurait bien ri de la « tournure
philosophique » que je donnais à mes réflexions. Nous
n'avions pas la même façon de marcher, mais nous ne pouvions
qu'aboutir au même point : à l'image de ce qui matérialise une si
concrète abstraction. Léautaud me dit, comme s'il ne pouvait
supporter plus longtemps le poids de son obsession :
— Je me demande dans
quel état est maintenant le Fléau dans son cimetière de Bretagne !
Ah, ça ne doit pas être beau à voir... Gide, lui, maigre comme il
était, il ne doit pas être encore très décomposé. Il va
peut-être se dessécher. Son cercueil est sûrement encore intact.
C'était du beau bois. Ça fait combien de temps qu'il est mort ?
Quatre mois... En quatre mois, un cercueil de bonne qualité ne peut
pas s'abîmer, n'est-ce pas ? Alors, il est là-dedans, là, tout
près de nous... Ah, comme j'aimerais pouvoir le voir encore une fois
!
— Pourquoi ce désir ?
— C'est tout ce qui
reste de lui.. Tout. En dehors de ça : plus rien !
— Je ne comprends pas
votre attachement au cadavre.
—- II y a en moi deux
choses : d'abord la curiosité, savoir ce qui se passe là-dessous,
comment se fait le travail de la pourriture...
— Vous êtes morbide !
— Laissez-moi achever !
La seconde chose : c'est le culte des morts. Ceux qui n'ont pas la
foi disent que ça ne rime à rien. Moi, pourtant, je le comprends,
je trouve même que c'est recommandable. Pas vous ?
— Si, je suis de votre
avis. Mais je m'étonne de l'approbation que vous donnez à une
convention. Je vous aurais cru attaché au souvenir, pas aux tombes.
— Et puis, quand je
pense à Gide, je pense aussi que je serai bientôt comme lui dans la
terre, même si je ne dois pas y être de la même manière. Je veux
m'épargner la décomposition. Si un jour vous venez sur ma tombe,
il vous faudra beaucoup d'effort pour m'imaginer dans mon urne ! Ah
! ah!...
Le rire de Léautaud
s'arrêta net. Il baissa le ton de la voix :
— Passer toute sa
vie à travailler pour crever comme un animal. Non, non ! Vraiment,
c'est inacceptable.
— Ce sentiment de
révolte, c'est lui qui a poussé tant de gens à croire qu'il y
avait une raison supérieure.
— Une raison supérieure
! Encore des mots !
— Oh !... Vous refusez
les mots, mais vous exprimez les choses !
— Vous interprétez
toujours dans votre sens les propos que je tiens !
— Je ne les interprète
pas. Je les traduis. C'est différent.
— Ah !
voilà que j'ai besoin d'un traducteur,
maintenant ! Ce que je dis est pourtant clair.
— Mais vous ne voulez
pas aller jusqu'à la conclusion logique de vos réflexions ni de vos
sentiments.
— La logique ! Les
sentiments ! Décidément, vous ne changerez jamais.
— Vous non plus.
— Je m'en félicite. Ah
! ah !... Mais je ne vous félicite pas !
De nouveau nous restâmes
silencieux. Nous passions, d'un commun accord semblait-il, par
des phases de tension et de détente. Léautaud se releva, et —
était-ce cette fois-ci l'aboutissement logique de sa songerie ? —
il me dit avec gravité :
— La vraie vie,
voyez-vous, c'est celle du moine.
Je lui répondis, sans me
soucier qu'il m'accusât de le traduire :
— Je crois que vous
avez du moine en vous.
Toujours inattendu, il
m'approuva :
— Oui, c'est possible.
J'aime la solitude, la vie réglée, et la méditation.
Il posa le bout de sa
canne sur la tombe de Gide:
— C'est bien dommage
qu'on ne le laisse pas tranquille. Il paraît qu'on va le mettre à
côté de sa femme, à la place d'un autre mort de la famille. Et on
va lui poser une dalle sur le ventre pour qu'il n'ait pas envie de
revenir.
Le soleil avait tourné.
La tombe de Gide était maintenant dans l'ombre. C'était l'ombre de
l'église. Je n'osais pas dire à Léautaud le symbole que je
discernais là. Il prolongea le symbole en me disant : « Il fait
froid. Allons-nous en ». Et il le mena jusqu'à son achèvement :
— Avant de partir,
visitons l'église.
Ainsi il fuyait l'ombre
que toute croyance projette sur celui qui se tient à sa lisière
comme Gide au chevet de l'église catholique. Puis il illustrait la
solution qui consiste à entrer dans l'édifice pour participer
volontairement à l'hermétisme. Il inspecta les lieux avec une
respectueuse curiosité et murmura comme d'autres bougonnent :
— Ah ! Ça, c'est une
invention ! Une fameuse invention ! Toutes les autres : des fariboles
! Mais celle-là !... Puis, tout à coup :
— Il fait encore plus
froid ici que dehors ! Il faut partir.
Il s'esclaffa :
— Je ne tiens pas
à attraper la mort dans une église !
Son rire d'oiseau de
nuit se répercutant contre les voûtes sembla l'étonner lui-même
par son fracas. Il se tut soudain.
Nous retrouvâmes le
soleil en quittant le cimetière. Je jetai un dernier regard vers la
tombe de Gide. Les racines des pommiers devaient sous la haie
d'épines aller à sa rencontre. Un sureau en fleurs, à quelques
mètres de la croix, répandait un parfum sucré mêlé aux odeurs
chaudes d'une étable. Des enfants, retour de l'école, galochaient
en criant sur la route du village. On entendait aussi une charrette
qui cahotait dans les ornières.
— Il a de la chance, dit simplement
Léautaud.
Les ruissellements du
soleil s'étaient fragmentés sous la poussée des ombres qui
commençaient à s'y infiltrer. La plaine ressemblait à un damier
vert et noir où le chemin comme un long doigt indiquait le pion
pointu de l'église. »
NRF, Gallimard, 1955, pp. 156-164