« De Mallarmé et Artaud,
plus proche qu’il ne semble
On associe de préférence Mallarmé et
Valéry. Cependant, Gide fut, lui aussi, l'un des habitués de la rue
de Rome. Je ne sais s'il a écrit, en tout cas il m'a raconté, vers
1941, qu'il avait remis à Mallarmé le manuscrit de son premier
récit, Le Voyage d'Urien. Entre autres curieux épisodes, on trouve
dans ce livre une chasse aux eiders le long des falaises du
Spitzberg. Mallarmé, en lui rendant le manuscrit, lui demanda s'il
avait fait un voyage dans les régions polaires. Non, l'auteur avait
peu voyagé. « J'avais peur », dit Mallarmé.
Ecoutant cela, par un hiver des temps
modernes, il m'a semblé tout à coup que Mallarmé n'était pas si
lointain. Je crois qu'il était très présent à la pensée de Gide,
d'une manière secrète, comme une idée qu'il ne lui parût pas
souhaitable ni possible de communiquer. D'ailleurs, Paul Valéry ne
s'était-il pas chargé de parler de Mallarmé, au grand
émerveillement de Gide ? Au demeurant, Un coup de dés était une
œuvre devant laquelle Gide se sentait tenu au silence.
Je n'en suis pas moins persuadé que
Gide est demeuré jusqu'à la fin étonné par l'exemple mallarméen,
dont la valeur, je dirais plutôt l'éthique, lui apparaissait
d'autant plus précieuse qu'elle se trouvait contredite, niée par un
nouvel état de la littérature auquel il était d'autre part très
attentif. Si j'en parle avec cette assurance, c'est à cause d'un
souvenir, encore. Je venais alors de traduire, sous le titre du Grand
Escroc, le dernier roman de Melville, et j'en avais reçu les
épreuves. Gide, qui s'ennuyait d'être malade, eut la curiosité de
les lire. D'abord, il découvrit des erreurs portant sur des noms de
plantes que je n'avais jamais vues, mais ce qui le fâcha le plus, ce
fut un détail : je ne numérotais pas les placards des épreuves, on
ne s'y retrouvait plus. C'est alors qu'il me dit, avec lassitude : « Cela m'est resté de Mallarmé... Le
respect du livre, le souci de la mise en pages... une religion pour
Mallarmé, mais vous autres... »
Or ce serait trop peu dire que
j'admirais Mallarmé. Gide, bien sûr... mais Mallarmé, c'était
autre chose : l'éclair dans les sales ténèbres de l'adolescence. Le
splendide génie éternel n'a pas d'ombre... En de tels vers j'avais
foi, ils m'enlevaient à moi-même. Mais cette mélancolie de Gide au
souvenir de la conscience professionnelle, en somme, du maître, me
laissait indifférent. Le métier d'homme de lettres ne m'intéressait
pas plus que celui de professeur que je m'appliquais alors à
refuser. Dès lors, quoi ? Le hasard, la vie à titre d'expédient,
n'importe quoi, et cet absolu : écrire. Cette exigence, je ne
l'évoque que pour expliquer, non justifier, l'impression de
malentendu, de maldonne, qui me lestait de chaque rencontre avec
Gide. Je me sentais appartenir à un monde où il n'était pas
possible d'écrire sans passer outre à l'écriture, afin de
l'inventer en retour, à partir du gouffre.
Et pourtant !...
Comment ne pas songer, ici, à cette
première rencontre, en 1946, entre Gide et Artaud, après quinze
années qui avaient fait d'Artaud, encore jeune, une sorte de
vagabond spectral... Quelques jours après la sortie d'Artaud de
l'asile de Rodez et son retour à Paris je me promenais avec lui dans
le quartier Saint-Germain. Il faut dire qu'une promenade avec Artaud,
à ce moment-là, était quelque chose d'étrange. Il errait à la
recherche de très anciens amis, les uns morts, d'autres imaginaires,
certains bien présents mais n'ouvrant pas leur porte. Tel ne fut pas
le cas de Gide. A son coup de téléphone d'un café, il répondit
immédiatement : « Venez ! »
Artaud portait le costume qu'on lui
avait octroyé à l'asile de Rodez pour son départ ; le manteau
surtout était pitoyable, noir et reprisé de fil blanc. Mais lui,
qui était sombre et taciturne dans la rue, s'est animé d'une joie
surprenante, en présence de Gide. Ce n'était plus le revenant de
l'asile, mais un voyageur remonté des enfers avec un formidable
trophée. A la fin il a dit un très singulier poème, d'une voix
éclatante. Gide était bouleversé, il pleurait. « Mon petit Artaud,
dit-il, mon petit Artaud, toutes ces épreuves t'auront enrichi... »
A voir l'état dans lequel se trouvait
l'homme de Rodez et du Mexique, le mot peut sembler mal choisi. Mais
l'important pour Artaud, l'essentiel, c'était bien l'émotion de
Gide, ces larmes, cette accolade avant de le quitter. Dans
l'ascenseur, en descendant, Artaud murmurait : « Ça ne commence pas
trop mal. »
Qui d'autre, parmi les grands bourgeois
des lettres alors illustres aurait ainsi accueilli Artaud patibulaire
? Artaud le Momo ? Et ne ne vois pas là l'effet de quelque émotion
charitable. »
Henri Thomas, Le Monde,
22 novembre 1968