mercredi 8 juillet 2015

Une belle histoire


Nous avons omis de signaler une vente ADER de lettres et manuscrits autographes du 18 juin dernier. On y a vu passer quatre pages et demie de la main de Gide consignant « Une belle histoire » a lui racontée par Roger Stéphane, qui la tenait lui-même du Dr Nicolau « à Perpignan, en septembre 1940 ». Elle mérite d'être consignée ici tant elle est gidienne... jusque dans sa morale !





Lot 128
André GIDE (1869-1951).
Manuscrit autographe, Une belle histoire ; 4 pages et demie in-4 (4 ff. lignés détachés d’un cahier).
Curieux récit, avec d’importantes ratures et corrections. Une note en marge de la première page indique : « raconté à Perpignan, en septembre 1940, par le Dr Nicolau ».

« Je tiens cette histoire de Roger Stéphane. Il me l’a racontée l’autre soir, à Nice et me disait : voici longtemps que je la sais ; mais d’abord je pensais m’en servir et me la réservais. Ce n’est que depuis que j’ai renoncé à en tirer parti que je consens à la raconter ; la voici. Dans une petite ville de province, une fillette de six ans environ, enfant unique, était choyée par sa mère, qu’elle chérissait. Le père mourut laissant sa femme enceinte. Celle-ci crut bon de préparer la fillette à la venue d’un autre enfant. Ce ne fut pas chose facile, car la fillette se révoltait à l’idée de devoir partager les soins de l’amour maternel avec celui qu’elle considérait comme un intrus. [...] Rien n’y faisait. De penser qu’elle n’aurait plus sa mère toute à elle restait intolérable à l’enfant. [...] la mère, arrivée au terme de sa grossesse, accoucha d’un enfant mort-né. [...] La fillette à partir de ce jour devient inquiète, ombrageuse. Elle semble s’écarter de sa mère qui la cajole en vain. Elle ne mange presque plus. Elle s’étiole. Elle dépérit. [...] Enfin on a recours à un psychiatre éminent qui l’examine et l’interroge. Par lui pressée de questions, la fillette finit par avouer ceci : après que sa mère lui eut annoncé l’arrivée d’un petit frère et pour empêcher la venue au monde de celui-ci, elle se relevait la nuit, tandis que toute la maison dormait, descendait dans le jardin et, armée d’une longue aiguille à tricoter, transperçait l’un après l’autre chacun des choux du potager. À présent elle se sent responsable de la mort de ce petit frère ». La mère à son tour ne put bientôt plus supporter la fillette, « véritablement criminelle à ses yeux »... Un dialogue avec Roger Stéphane mène à la moralité : « Le mieux, voyez-vous, c’est de ne pas d’abord enseigner des choses fausses, fût-ce aux fillettes. La plus triste réalité est moins nocive que le mensonge »...

Estimation 1000€ - 1500€ (résultat n.c.)

2 commentaires:

Laconique a dit…

Une histoire intéressante, et qui doit être vraie, puisqu’on la trouve également racontée dans le Journal d’un inconnu de Jean Cocteau (Grasset, p. 58 sqq, « De l’innocence criminelle »). Cocteau dit l’avoir apprise en 1940, à Aix, d’un certain « docteur M. » chez lequel il séjournait. L’histoire est exactement la même, à une variante près : chez Cocteau le père n’est pas mort. Grâce à cet inédit, on peut maintenant comparer les deux versions, et il est vrai que les morales respectives sont tout à fait représentatives des deux auteurs : tandis que Gide fait un éloge la vérité et de la transparence, Cocteau conclut sur un thème qui lui est cher, le mystère et les forces invisibles : « Nous discutâmes ensuite de l’envoûtement, et nous en vînmes à reconnaître qu’il en existe des preuves. » Maintenant, quant au fait de savoir comment la même histoire a pu se retrouver chez les deux auteurs, c’est ce que je suis bien incapable de dire…

Fabrice a dit…

Ah ! Bravo ! Vous anticipez sur le prochain billet !

Le texte retrouvé de Gide élucide en effet le "docteur M.", qui est réalité le "docteur N.", Pierre Nicolau, le proche de Maillol et Dufy chez qui Cocteau séjourne en septembre 1940. Et où il sera rejoint par Roger Stéphane, puis Jean Marais.

Mais cette fois, c'est moi qui anticipe mon billet pas encore tout à fait achevé...