jeudi 13 août 2015

Portrait-souvenir par Roger Stéphane

Le portrait télévisé que Roger Stéphane consacre à André Gide en 1965 est une façon pour le journaliste d'acquitter une dette, comme l'écrivent Olivier Philipponnat et Patrick Lienhardt dans la biographie qu'ils consacrent à Stéphane (Grasset, 2004). Roger Stéphane y intervient d'ailleurs davantage que dans la plupart des « Portraits-souvenirs », et c'est pourquoi ce témoignage a ici sa place dans la rubrique Gide vu par...

Roger Worms naît en 1919 dans une famille de la bourgeoisie juive. Comme les ancêtres de Gide — mais il y a moins longtemps — les siens ont fait fortune en tant que marchands de draps. Elevé en dehors de la religion (« Il se trouve que je suis ce que les autres appellent juif », écrit Stéphane), c'est Gide qui l'amènera à lire l'Ancien Testament en 1941. Gide, finalement assez peu inquiéteur, mais le plus souvent rassureur : c'est ce rôle qu'il à joué auprès de Stéphane, bien avant leur rencontre.

Mauvais élève (« Je ne m'intéressais à rien qui figurât au programme des lycées » confie-t-il en 1990 à Roger Vrigny sur France Culture), il est confié par ses parents à un répétiteur. Il devient le « tapir », selon le terme en usage chez les étudiants de cette époque, de René Etiemble qui va l'amèner à la littérature. Car jusqu'à l'âge de quinze ans, Roger Worms n'a lu que des historiens, et quelques classiques tel Dumas. Comme elle le fut pour Etiemble, la lecture du Retour de l'enfant prodigue sera une seconde naissance de Roger Stéphane :

« Je n'ai jamais rencontré un écrivain, un homme qui me fasse frissonner et sentir autant que Gide. Il porte en lui la sensation (je me comprends : je sens tout ce qu'il écrit, je vois tout ce qu'il montre). Je ne peux pas bien m'exprimer : si vous saviez ce qu'il produit en moi ! Je suis persuadé qu'il y a en lui une source d'évasion et de joie. Imaginez-vous que j'ai voulu analyser ce qu'il se produisait en moi, pourquoi j'aimais Gide. Je n'ai pas été capable d'écrire une ligne. [...] Tout cela, je le sens. Je jouis de Gide, et pour qu'une jouissance soit profonde, il faut qu'elle soit et reste inexpliquée. [...] Il m'est arrivé, une fois où je me masturbais, de décrire ce que je subissais. Ce me fut totalement impossible. Gide me soulage. Il m'écarte de plus en plus de cette espèce de snobisme de la douleur, dans lequel tombent de trop nombreux jeunes, sous l'influence de Musset et des autres Romantiques. Gide est atteint de l'amour de la vie et est contagieux. Il pousse à la recherche du bonheur, recherche que trop de gens n'osent pas tenter. » (Lettre à René Étiemble, 15 avril 1935)

 Roger Stéphane

La suite de l'apprentissage gidien du jeune Roger Worms passe par Les Nourritures terrestres, L'Immoraliste, mais aussi un texte rarement cité, et pourtant d'une grande importance pour beaucoup de jeunes gens de l'époque : la préface à Vol de Nuit :

« Je sortais de L'Immoraliste et des Nourritures terrestres, livres du symbolisme expirant, livres dans lesquels Gide cherchait encore quelle humanité assumer. Et je crois qu'il a marqué un point important en disant dans sa préface à Vol de nuit, en ouvrant aux jeunes gens disponibles la voie de l'abnégation, forme moderne du renoncement, de l'évasion : "Le bonheur de l'homme n'est pas dans la liberté, mais dans l'acceptation d'un devoir." [...] Interne à l'époque dans un lycée, j'avais horreur de toute discipline. Saint-Exupéry m'a révélé qu'il pouvait exister des disciplines volontaires, et que le destin de l'homme pouvait être déterminé par l'acceptation d'une de ces disciplines. C'est Saint-Exupéry qui m'a mené à Malraux et à la tentation communiste. Si l'homme, pensai-je alors, accepte de soumettre le désordre de sa vie à une discipline, autant vaut-il que cette discipline serve la justice. » (« Ce qui demeure », Confluences, n° 12-14, juillet 1947, réédition en fac-similé chez Belfond en 1967)
La « tentation communiste » l'amène encore au journalisme, au sein du groupe formé à Paris-Soir et Match. Mais il n'a de cesse de vouloir rencontrer les auteurs qu'il admire. Un essai qu'il a écrit sur André Gide est prétexte à la rencontre (fortuite, fin 38 au Trocadéro ou plus vraisemblablement suite à un appel téléphonique sur les conseils de Léon Pierre-Quint ou de Louis Martin-Chauffier). Gide l'invite à venir déposer son manuscrit le lendemain au Vaneau, puis le rappelle dans les jours qui suivent pour faire mieux connaissance. L'homosexualité est au cœur de ce premier échange.


« Mes premières conversations avec Gide ou Martin du Gard ont porté sur mes problèmes. J'attendais d'eux une réponse à mes questions », se rappelle Stéphane dans Tout est bien, chronique écrite lorsqu'il avait 70 ans, cinq ans avant son suicide. Après Gide, Stéphane ira à la rencontre de Roger Martin du Gard en 1940 à Vichy. Il retrouve ensuite Cocteau et Marais, dont il est devenu un proche, à Perpignan : c'est ainsi par Stéphane qu'on en sait plus sur le séjour de Cocteau chez le docteur Nicolau dont il a été question ici même naguère.

En fin d'année, Stéphane retrouve Martin du Gard à Nice où il a l'idée d'organiser des conférences littéraires. C'est ainsi qu'il demande à Gide, lui aussi retranché à Nice, d'évoquer un de ses auteurs de prédilection. Gide hésite entre Simenon et Michaux. Il opte finalement pour ce dernier mais la conférence ne sera jamais prononcée, dans les rocambolesques conditions qu'on connaît, et dont nous avions déjà donné le souvenir (romancé) d'André Brincourt.

Olivier Philipponnat et Patrick Lienhardt,  
Roger Stéphane, biographie, Grasset, 2004

Nous reparlerons de ce même épisode vu par son organisateur himself. Mais pour le moment revenons au sujet qui nous occupe aujourd'hui : la diffusion de l'émission en deux parties que Stéphane consacre à Gide. On apprend ainsi par les biographes de Stéphane que l'émission a été tournée déjà depuis deux ans, mais qu'elle ne déchaîne manifestement pas l'enthousiasme. Et qu'elle mettra un point final à la série des «Portraits-souvenirs», tournant une page de l'histoire de la télévision, et marquant d'une nouvelle pierre blanche notre exploration de la réception d'André Gide à travers les époques.

« Professeur de littérature illustrée, Stéphane se découvre, au cours des années 1960-1963, une vocation de mémorialiste. Sa galerie de portraits culmine, en janvier 1964, avec l'hommage à Cocteau. Il ne lui reste plus à s'acquitter que d'une dette : peindre celui de son premier maître, André Gide.

En boîte dès la fin de l'année 1963, le « Portrait-Souvenir de Gide1 » ne sera diffusé que les 2 et 6 décembre 1965. Signe des temps, l'émission est reléguée à 22 h 10, après le « Palmarès des chansons » spécial Tino Rossi. Une fois n'est pas coutume — mais c'est la dernière —, Stéphane s'est invité lui-même comme témoin, pour regretter que le vieux Gide ne soit plus autant lu qu'en 1935. Bien entendu, il insiste à plaisir sur les méconnus Souvenirs de la cour d'assises. Il est en bonne compagnie : Catherine Gide, Pierre Naville (son biographe), Jean Delay (qui évoque sa sexualité), Claude Mauriac (ainsi consolé), Jean Vilar (qui monta l'Œdipe en 1949), Jean-Louis Barrault et Marc Allégret dont les films sont exploités pour l'occasion. Rien de très original; les critiques sont sévères : « Cette deuxième partie, comme la première, n'accrochait vraiment que par les documents enregistrés du vivant de Gide », maugrée Jacques Siclier, du Monde. « La seconde émission n'a pas racheté l'ennui distillé par la première », insiste René Roger dans La Croix. La presse régionale s'avoue dépassée par « un commentaire abondant qui détournait l'attention » (L'Union). Un petit mot de félicitations de Jean Schlumberger, daté du 7 décembre, n'empêche pas le grand album des « Portraits-Souvenirs » de se refermer une fois pour toutes. Les derniers tournages ont cessé en 1963 et, en septembre 1964, la série entre dans l'Olympe de la télévision en faisant l'objet d'un pastiche bouffon dû à Françoise Dorin : le « Portrait sur mesure de Léon Touffanel » est un canularesque portrait croisé, composé des témoignages dévots de Colette Deréal, Raymond Devos, Francis Blanche, Poiret et Serrault, Maria Pacôme et Salvador Dalí. Une consécration. »

1. Le « Portrait-Souvenir d'André Gide » est réalisé par Jacques Demeure. Il est complété d'extraits du Voyage au Congo (1927) et d'Avec André Gide (1951), films de Marc Allégret, et d'entretiens radiophoniques d'André Gide et Jean Amrouche. Un court film de 1924 montre Gide et Roger Martin du Gard conversant sur la terrasse du château de Bellême. Marc Allégret lit des lettres de Gide.
(Olivier Philipponnat et Patrick Lienhardt, 
Roger Stéphane, biographie, Grasset, 2004, p.725-726)
 
On retiendra encore un commentaire sur l'émission, sous la plume de Gabriel Matzneff, alors critique de télévision à Combat. Si elle ne porte pas sur le travail de Stéphane, elle vient toutefois apporter un bémol à sa déploration en ouverture de l'émission (« On ne lit plus guère Gide », mensonge proféré de tout temps par des amateurs de Gide déconnectés des réalités de leur époque) et rappelle le rôle de moraliste incarné par Gide pour la génération suivant celle de Stéphane (Matzneff est né en 1936) :

« Le « Portrait-souvenir » d'André Gide, par Roger Stéphane, dont nous avons vu la seconde partie lundi. Ce message de liberté et de libération, de message de l'humanisme gréco-romain et christianisme qui, en Europe, depuis la mort de Gide, de Thomas Mann, de Berdiaeff, d'Unamuno, est capable de le transmettre aux générations nouvelles ? Si je répondais à cette question, on m'accuserait d'un excès de pessimisme et c'est pourquoi je préfère m'abstenir. A défaut d'une réponse, un conseil : lisez Gide !

Nous allons chercher chez Gide des leçons de morale. » 
 (La Séquence de l’énergumène, Editions Léo Scheer, 2012)

Les deux parties de l'émission sont disponibles sur le site de l'INA (extrait gratuit, téléchargement de l'intégralité de chaque émission pour 2,99€).


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