Le 26 janvier 1939, Gide embarque à
Marseille pour l'Egypte, puis la Grèce :
« Sans doute irai-je rejoindre Robert
Levesque en Grèce, au moment des vacances de Pâques. Rien ne me
rappelle à Paris avant mai. Me voici libre, comme je ne l'ai jamais
été ; libre effroyablement, vais-je savoir encore "tenter de
vivre" ?... » (Journal, 26 janvier 1939).
Fin mars, Gide rejoint Robert Levesque
qui occupait alors un poste d'enseignant au collège de l'île de
Spetsai. Et c'est ainsi que le dernier chapitre des Carnets
d'Egypte sera consacré à... Delphes. On sait toutefois peu de
choses de ce second séjour de Gide en Grèce (le premier avait eu
lieu en 1914 dans des conditions assez similaires : Gide rentrait de
Turquie et nous étions déjà à la veille d'un guerre).
C'est essentiellement par le Journal
de Robert Levesque et quelques lettres qu'on peut reconstituer ce
séjour au pays de Corydon. L'extrait du Journal de Georges
Seferis que nous a signalé notre ami Patrick Chartrain est donc des
plus intéressants :
« Dimanche 16 avril 1939 …Mercredi dernier, j’ai fait la connaissance d’André Gide. Je ne cesse de songer à lui. Ce matin au réveil, je me suis souvenu d’une phrase de lui. Tandis que nous parlions de la vie intellectuelle dans les pays enrégimentés et de la façon dont tout y dépérit, je lui demandai où en était la poésie en Russie. Il me répondit d’une voix attristée : « Ils ont un grand poète, Boris Pasternak, mais il finira par se suicider, comme Maïakovski… » … Gide est d’une apparence tout unie, les lignes et aspérités ne se dévoilant que plus tard dans la conversation. Une vie ayant pris sa forme définitive, une fois fait le choix ultime. Plus trace de son « inquiétude » juvénile ni du climat des Nourritures. Pourtant, une exceptionnelle fraîcheur de sentiment et d’attention… Cette rencontre m’a donné l’impression que, dans l’horreur de ma vie actuelle, j’avais soudain fait un long voyage. En quittant Gide, je ne pouvais m’empêcher de penser à nos demi-dieux et à l’impression de désolation qu’on éprouve à les fréquenter. Je ne cessais de songer à cette voix si sûre, s’exprimant sans crier, sans s’accompagner de coups de poing sur la poitrine, à la vivacité du regard, à la profonde maîtrise de son art par le créateur. Et aussi, cette chose stupéfiante : la facilité de nous entendre par un mot, un silence, avec ce vieillard étranger de 70 ans si soudainement survenu parmi nous. Quand Dimaras parla de Cavafis, Gide demanda à quel genre poétique il appartenait. « Lyique », dit Dimaras, « didactique », ajoutai-je. Gide me lança un regard curieux, puis, quand Dimaras eut lu « La Ville », il me dit : « Je comprends maintenant ce que vous voulez dire par le mot didactique. » Quand il n’était pas d’accord, il soulignait son désaccord par une affirmation où le doute se mêlait à l’affirmation « Très certainement, ça doit être comme ça », et qui s’abîmait dans une infinité de points de suspension. Une race qui se perd. »(Georges Seferis, Journal, p. 169-170)
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