Chacun sait qu'on ne découvre pas de terre nouvelle sans consentir à perdre de vue, d'abord et longtemps, tout rivage... Il en va ainsi de certaines sources dont la fraîcheur vous surprend au milieu des plus arides dépouillements d'archives. Et c'est au détour d'une page de l'édition orléanaise de la République du Centre qu'on retrouve l'article de Georges Bataille sur André Gide qui va suivre.
En 1951, année de la mort de Gide, Bataille est nommé conservateur de la bibliothèque municipale d'Orléans. L'année suivante, il publie dans le journal local du 18 mars 1952 un texte d'hommage à André Gide qui n'est pas repris dans les Œuvres complètes ni, semble-t-il, ailleurs.
« Georges Bataille
Il y eut un an le 19 février mourait André Gide
L'originalité décide
Quelqu'un parlait, à propos de Gide, du « contemporain capital ». Je ne sais ce qu'il voulait dire, mais il serait difficile de proposer une expression qui le trahit mieux. Ces mots ne sont pas seulement lourds, ils sont lourdement déplacés. Gide ne s'occupa guère, sinon contraint, de ce qui eut lieu de son vivant, et s'il le fit, ce ne tut jamais sans quelque bévue, dont il s'apercevait bientôt et qui, l'engageant à l'oubli, le ramenait à un naturel éloignement de l'actuel. Ni la première, ni la seconde guerre mondiale, ni la révolution communiste n'obtinrent de lui qu'un intérêt improvisé, dont il avait hâte d'être délivré. Jamais voulut-il plus que se donner à lui-même une preuve de bonne volonté ? Si sa vie fut capitale, ce ne fut donc pas pour son temps, pour avoir répondu aux soucis auxquels ses contemporains succombèrent. Mais encore, capitale, cette vie le fut-elle du moins de quelque façon ? Aurait-il, sur le plan de la morale, créé quelque valeur nouvelle ? Il me semble qu'avant tout, il fut celui qui ne put jamais choisir. Ne s'est-il pas dérobé devant tout problème ? Conduit comme s'il n'y avait pas de problème ? Que signifie sa confession posthume, Et nunc manet in te, si ce n'est qu'il se conduisait avec la femme qu'il aima – et qu'il épousa – avec une légèreté peu imaginable, avec un égoïsme prodigieux et inconscient ? Il a voulu se prononcer dans le sens de la liberté des mœurs et il s'est dépeint sous les traits d'un homme délibérément débauché, mais il a pharisaïquement condamné (dans La Porte étroite) l'inconduite de sa belle-mère ! Il a multiplié les preuves de son aveuglement et de sa légèreté, et si l'on devait maintenir à son sujet la qualification de capital, c'est dans la mesure où il fut toujours dépassé par ce qu'il subit ; si capital concerne, comme on l'attendrait, celui qui résoud [sic], qui affronte du moins un problème majeur, c'est trahir Gide que l'employer à son sujet : son secret résida, en effet, dans l'art de se dérober toujours, dans un art, consommé jusqu'à la maîtrise, d'être avec une désinvolture inégalée un homme quelconque, n'ayant que des vertus mineures et des vices démesurés.
Si l'on excepte la résolution prise, durant son voyage an Congo, de dénoncer les hontes de l'exploitation des indigènes par le blanc, quelles grandes tâches a-t-il accompli sinon de devenir lui-même et de se dépeindre ? Ses romans et, généralement, ses œuvres composées ? Autant d'échecs à la mesure du temps. Pas un chef-d'œuvre ne demeure incontestable : un excès de dons et de soins, un accomplissement formel, une beauté trop apprêtée ont fait de ses écrits des modèles de littérature compassée. Il est vrai que Les Nourritures terrestres. longtemps, contribuèrent à la libération de la jeunesse. Ce n'est pas rassurant, car nul ne saurait aujourd'hui relire ou lire ce livre sans malaise.
Pour Valéry, ce n'était pas l'auteur, mais l'œuvre, qui importait. « Nous savons peu de choses d'Homère, disait-il : la beauté marine de l'Odyssée n'en souffre pas ». Je ne sais s'il est facile de goûter Homère indépendamment de ce que nous savons des Grecs – et je crois qu'une figure impersonnelle est toujours liée à l'œuvre en guise d'auteur... Quoi qu'il en soit, à l'extrême opposé de la pensée de Valéry, l'auteur, Gide lui-même, semble à ses propres yeux avoir représenté par rapport à son œuvre l'essentiel : on pourrait dire qu'il écrivit pour devenir ce qu'il était, pour faire de l'écrivain qu'il fut figure exemplaire et frappante. Chacun de ses livres est comme un trait de cette figure en premier lieu destiné à la former, ou à la parfaire. Elle n'a pas en elle-même de sens, elle a pour fin d'ajouter à la légende de l'auteur. Ainsi l'échec de Gide n'est qu'apparent. Ces Nourritures si décevantes composent avec d'autres écrits le personnage insaisissable de l'auteur. Elles nous donnent la pénible impression de l'avortement : mais accomplies, elles trahiraient l'œuvre suprême, Gide lui-même, tel qu'à ses lecteurs il voulut paraître. Si nous ne savions, en effet, que les Nourritures ne sont qu'un moment d'une vie, un élan bientôt brisé, nous les aurions fort mal lues : c'est que leur paganisme renvoie à la piété de Numquid et tu, que nous ne pourrions non plus lire isolément. La perfection formelle dont j'ai parlé n'est qu'un moyen de rendre en même temps tolérable et riche de vertus un incessant tournis de girouette, qui sans cela semblerait l'indice de l'inattention – de l'indifférence ou de l'impuissance. Mais si décidément nous ne donnons plus dans le leurre de ces œuvres particulières – si parfaites, mais si péniblement manquées – un chef d'œuvre singulier et émerveillant se révèle : Gide lui-même, et le fidèle tracé de ce mouvement par lequel il sortait de tout ce qui aurait pu le limiter. Rien en cela de décisif, rien en cela de capital, mais l'aveu de ce qu'est un homme en ce monde où il n'est rien de résolu : une incertitude, une inconséquence – et un jeu séduisant de nombreuses lumières, futile – admirablement – et pleinement réussi dans la mesure où il s'accepte futile (c'est-à-dire en dernier lieu...).
Ceci n'a peut-être qu'un sens discret, mais sans doute est plus sage que des résolutions, des luttes et des formules qui appauvrissent, plus sage que tant de grands desseins qui, nous absorbant, nous empêchent de vivre. Rien n'en est changé certainement, et nous n'y entendrions rien si nous n'en avions d'abord, un peu brusquement, donné la limite. Il subsiste d'ailleurs une contrepartie du fait que la ruse ou la nonchalance de Gide surent le dérober à tous nos problèmes : quel personnage public se déroba moins à la connaissance que nous pouvons prendre de lui ? De tous ceux qui furent jusqu'ici connus des autres, il n'en est pas qui se soit livré davantage, il n'y a jamais eu d'homme plus connu. L'obsession, la rage, les scrupules que, faisant de sa vie même une œuvre d'art, il eut de la produire à tous sans en cacher rien, trouva même au dehors des complices. Au moins depuis sa mort. Ses amis mêmes semblent saisis d'émulation : ils trahissent à l'envi ses faiblesses, ils les racontent comme si un scrupule les faisaient parler. (Ainsi Roger Martin du Gard dans Notes sur André Gide, ou Pierre Herbart dans A la recherche d'André Gide). Réciproquement, il semble presque qu'à vouloir l'accabler, un homme qui en fut la victime, qui devait le haïr, accomplisse un devoir d'amitié. (Ainsi François Derais dans L'envers du Journal de Gide.) Comment à ce chef-d'œuvre qui n'eut pas au fond de précédent ne pas être tenté de collaborer ? Car il est assuré que si les Nourritures, les Faux-Monnayeurs ou les Caves nous déçoivent décidément, il est peu de livres plus attachants que le Journal ; ou ces chapitres annexes que sont finalement Si le grain ne meurt, Et nunc manet in te, puis en dernier Ainsi soit-il. Si l'on y joint les curieux écrits que j'ai dit (de Martin du Gard, d'Herbart, de Derais), qu'il faut bien aussi attribuer au génie rusé de Gide (n'en sont-ils pas eu quelque sorte des ricochets ?), aucun ensemble monumental plus entier ne fut consacré à la gloire d'un homme (mais c'est de l'homme qui se dérobe, qui ne sait rien faire, qu'il s'agit). »