Brièvement évoqué dans l'univers gidien, Jef Last reste un inconnu en France. C'est pourtant une figure étonnante des bouleversements du XXe siècle à qui
un film rend hommage (et dont j'emprunte le titre pour ce billet), journaliste, poète, romancier, essayiste et traducteur (français, chinois, japonais), auteur de pas moins d'une soixantaine d'ouvrages... Je donne ici un aperçu de sa vie et de sa rencontre avec Gide, complétant les éléments glanés dans le Journal de Gide et les Cahiers de la Petite Dame par des éléments puisés sur
ce site consacré à Last, éléments que j'ai tenté de traduire du néerlandais.
Jef Last, autoportrait
Un an avant le congrès de la Mutualité évoqué dans
le billet précédent, l'Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires organise le 23 octobre 1934 une séance qui devait être un compte-rendu du Congrès des Ecrivains soviétiques. Gide accepte de la présider. C'est là qu'il rencontre Jef Last.
"Belle séance en somme", consigne la Petite Dame dans son journal de ce jour. "A noter [...] Jef Last, marin hollandais, écrivain, emballant, savoureux, ironique, à travers un français impossible". Une excellente impression aussi sur Gide qui invite le "marin hollandais" au Vaneau deux jours plus tard.
"Ils ont abordé beaucoup de questions, entre autres celle de l'homosexualité en Russie où Jef Last avait été déjà en 32, et où il vient de retourner au Congrès des Ecrivains soviétiques", nous apprend la Petite Dame. Jef Last possède aussi des documents de Marinus Van der Lubbe, l'incendiaire du Reichstag, dont il a été un ami proche et auquel il consacrera plus tard un livre.
Qui est exactement ce marin ? Josephus Carel Franciscus Last est né en 1898 à La Haye d'un père officier dans la marine indienne, conservateur, hostile aux artistes, et d'une mère soumise, dont la seule occupation était l'organisation de réceptions et la gestion du personnel de maison. Lors d'une visite d'une usine avec son père, Jef Last qui a six ou sept ans voit un bel ouvrier blond. Plus que son homosexualité, c'est l'attirance vers le milieu ouvrier qu'il souligne en écrivant plus tard au sujet de cet épisode : "Je pense que je suis devenu socialiste ce jour-là."
Plus tard, Last étudie le Chinois. Officiellement, c'est pour devenir plus tard fonctionnaire aux Indes orientales néerlandaises. En secret, il traduit des poèmes et fréquente les cercles des Jeunes Travailleurs. Il abandonne ses études en 1919 pour devenir pêcheur de harengs puis marin dans la marine marchande.
Il épouse Ida, la fille d'un célèbre professeur de lettres, en 1923, avec qui il a une première fille la même année (deux autres suivront). Il quitte femme et enfant pendant neuf mois en 24 pour partir étudier le chinois à l'université Columbia de New-York mais exerce plutôt tout un tas de petits boulots pendant ce séjour.
Son épouse partage ses vues communistes. Elle est même beaucoup plus engagée que lui. Le couple va se radicalisant d'année en année. Jef Last commence à publier des recueils de poésie et des romans. Il écrit aussi pour des revues et c'est pour l'une d'entre elle qu'il part en URSS pour la première fois. Conservant son oeil critique, il en est expulsé.
C'est donc au retour d'un second séjour qu'il rencontre Gide en 1934. Le vieux Gide a l'autorité morale et littéraire. Last lui apporte sa riche expérience du monde ouvrier, de la littérature prolétaire et de l'URSS. Mariés et homosexuels, ils ont en commun le questionnement intérieur sur cette double vie.
Evoquant sa rencontre avec Maurice Lime (autre écrivain ouvrier), Gide en vient à parler de sa relation avec Last : "J'éprouvais avec Last déjà cette sorte de sympathie subite et violente qui bondit par-dessus les barrières factices et à laquelle les odieuses différences sociales semblent ne donner que plus d'élan." (Journal, 6 octobre 1935)
Si bien que Gide entraîne Last au Maroc au printemps suivant. Et il sera aussi du voyage en URSS. Sans renier l'idéal, l'un comme l'autre constatent les dérives et les exactions du régime communiste. Au contact de Gide, Last prend du large avec le Parti et à nouveau prend le large : il s'engage dans la guerre d'Espagne du côté des républicains où sa position en marge du Parti lui fait courir beaucoup de risques.
On le retrouve pendant la seconde guerre mondiale chef de la résistance hollandaise. Et le 20 mai 1946, le voilà de retour au Vaneau. "Naturellement, il n'y en a que pour Jef, que de choses n'a-t-il pas à raconter de sa vie clandestine durant l'occupation ! C'est dix fois qu'il a manqué d'être fusillé, sa fille aînée a été mise dans un camp de concentration, elle servait de courrier dans la Résistance", note encore la Petite Dame. En 47, Last accompagne encore Gide dans une tournée de conférences qu'il donne en Allemagne.
Puis en 1950, Last embarque pour l'Indonésie. Professeur à Bali pendant 4 ans, puis docteur en sinologie à l'Université de Hambourg en 1957, il voyage dans tout l'Orient. En 1966, il écrit "Mon ami André Gide", recueil de souvenirs qui, à ce jour, n'a toujours pas été traduit en français. Il meurt à l'âge de 73 ans le 15 février 1972 à Laren, Pays-Bas.
Gide et Last
Quelques livres de Jef Last :
ZUYDERZEE, trad. du néerlandais par Eckman , préface d'André Gide, Collection Du monde entier, Gallimard, 1938.
LETTRES D'ESPAGNE, Collection blanche, Gallimard, 1939.
ANDRE GIDE CORRESPONDANCE AVEC JEF LAST 1934-1950, Presses Universitaires de Lyon, 1985
et on espère toujours une traduction de "Mijn Vriend André Gide", Van Ditmar,1966...